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Science & Culture

Dans les coulisses de l’exposition Paris-Saclay Paysages.

Le 1 février 2021

Commander des œuvres à des artistes, illustrant leur vision des paysages urbains, naturels et humains de Paris-Saclay. C’est l’audacieux pari fait par l’EPA Paris-Saclay pour marquer son dixième anniversaire. Le résultat : une exposition itinérante qui donnera à voir tout au long de l’année une centaine d’œuvres dans huit lieux différents. Marc Partouche, son commissaire nous en dit plus sur sa genèse et les critères qui ont présidé aux choix des artistes comme des lieux. En espérant que le contexte de crise sanitaire, qui a déjà contraint de décaler les premières étapes, ne prive pas le public de la possibilité de découvrir les œuvres et d’échanger avec les artistes, in situ…

– Pouvez-vous pour commencer rappeler l’esprit dans lequel vous avez envisagé cette exposition ? Comment en êtes-vous venu à mettre en avant la dimension paysagère de Paris-Saclay ?

A priori, quand on organise une exposition au titre de commissaire, comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire à de très nombreuses reprises, la solution la plus simple et la plus rapide est de commencer par définir une problématique ou un champ esthétique, puis de procéder à une pré-sélection d’artistes en allant repérer des œuvres existantes dans leur atelier ou leur galerie, à même de l’illustrer. Mais très vite, je me suis dit que cette méthode n’était pas adaptée à ce projet-ci, au regard non seulement du commanditaire, un EPA, mais encore du site de Paris-Saclay, riche d’une histoire de bien plus d’une décennie puisque l’installation des premiers établissements de recherche remonte à l’immédiat après-guerre. J’ai aussitôt repensé aux commandes que la Datar [ancien organisme en charge de l’aménagement du territoire] avait faites dans les années 1980-90 auprès de photographes pour dresser une cartographie des paysages français. A dessein, les artistes retenus étaient de générations différentes, avec chacun leur style propre. Autrement dit, il ne s’agissait pas pour la Datar d’imposer un point de vue standard, mais bien de mettre à profit la diversité des regards. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose de cet ordre-là à faire à Paris-Saclay : définir un cadre avec le commanditaire puis passer commande d’œuvres à des artistes, en les invitant à rendre compte du territoire dans sa diversité paysagère, à travers leurs regards à eux.

– Etant entendu que vous ne vous êtes pas pour autant limité à des photographes : parmi les sept artistes sélectionnés, seuls trois le sont, les autres étant plasticiens ou écrivain…

En effet, mon idée n’était pas de dupliquer tel quel le dispositif de la Datar, mais de démultiplier les formes d’expression artistique. Il y aurait eu quelque chose de contradictoire à prétendre rendre compte de la diversité paysagère du territoire au prisme du seul regard de photographes. La diversité devait se refléter aussi dans les approches et, donc, les pratiques et même les générations. Il importait aussi que les artistes aillent sur le terrain, s’en imprègnent, discutent avec des gens qui y vivent et/ou y travaillent, et qu’ils nous en rapportent des œuvres singulières.

– Connaissiez-vous l’écosystème avant d’assumer le commissariat de cette exposition ?

Non, je connaissais peu ce territoire, objet de l’OIN. De Paris-Saclay, je n’avais qu’une vision institutionnelle, attachée au projet de Comue. Ayant été, entre autres fonctions, directeur de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs, j’ai été concerné par ce processus destiné à constituer des ensembles universitaires intégrant de grandes écoles. Pour ce qui concerne mon propre établissement, il avait intégré PSL (Paris, Sciences & Lettres). Naturellement, nous n’avions pas manqué de regarder du côté de la Comue de Paris-Saclay, qui avait vocation à constituer le grand pôle scientifique et technologique du Grand Paris, mais sans connaître pour autant la réalité du territoire, encore moins avoir pris la mesure de sa grande diversité paysagère. Quand, avec l’EPA Paris-Saclay, nous avons commencé à échanger sur le projet d’exposition, il m’a paru très vite évident que les paysages en constitueraient une bonne entrée : les paysages tout à la fois urbains, naturels et humains.

– Saviez-vous que l’élaboration du schéma d’aménagement du cluster avait justement été confiée par l’EPA Paris-Saclay (l’EPPS, à l’époque), à un groupement emmené par un paysagiste, Michel Desvigne, en l’occurrence ?

Non, ça, je l’ai découvert après coup ! J’en ai été d’autant plus surpris qu’il n’est pas fréquent qu’un EPA confie l’élaboration d’un tel schéma à un groupement avec un paysagiste à sa tête. Je trouve tout aussi remarquable que ce même établissement accepte de prendre le risque de passer commande à des artistes pour les besoins d’une exposition.

– « Prendre le risque » ? En quoi serait-ce risqué ?

(Sourire). Par définition, avec des artistes, on ne sait jamais tout à fait sur ce quoi leur créativité va déboucher ! On va vers l’inconnu et le meilleur n’est jamais sûr. Je crois d’ailleurs que c’est la première fois que l’EPA signait des contrats avec d’autres personnes que des entreprises, des maîtres d’œuvre. Certains des artistes n’avaient pas même de numéro de Siret ou ne s’étaient enregistrés à la Maison des artistes (rire). Malgré les problèmes que cela pouvait poser au plan administratif, l’EPA s’est employé à trouver des solutions adaptées à chacun. Merci et bravo à lui pour sa persévérance. Après tout, cette prise de risque est la moindre des choses qu’on puisse attendre de lui quand on sait que le propre de ce territoire est justement de favoriser l’innovation. D’ailleurs, à l’issue des diverses visites que j’y ai faites, un autre titre d’exposition m’a traversé l’esprit…

– Lequel ?

Far West !

– ?!

Naturellement, je ne l’entends pas au sens du western, mais de « conquête », avec tout l’optimisme que cela suggère : à Paris-Saclay, on ressent beaucoup d’énergie, une volonté d’innover, de découvrir, d’échanger, de construire… On y croise des gens d’horizons, de cultures, de pays très différents, qui partagent la même envie d’explorer, de repousser les frontières du savoir et des connaissances. Un univers de pionniers, en somme. Finalement, craignant que ce soit mal interprété, j’ai préféré renoncer à faire cette proposition de titre, mais c’est bien un esprit de cette nature qui souffle ici !

– Avant même de dresser une liste d’artistes, vous avez donc pris le temps d’arpenter le territoire…

Oui, bien sûr, même si « prendre le temps » serait beaucoup dire. J’y ai fait plusieurs visites, rencontré des acteurs, découvert un grand nombre de lieux cardinaux. Manière de dire que les choses se sont faites aussi en marchant : nous n’étions pas dans un projet déjà ficelé, mais bien dans une démarche qui s’est nourrie, affinée, au contact du territoire.

– Car, et c’est une autre particularité de l’exposition, elle sera itinérante, permettant ainsi de révéler le territoire et la richesse de lieux à vocation culturelle ou artistique qu’il recèle…

En effet. En plus de la diversité des regards d’artistes, on va pouvoir découvrir une diversité incroyable de lieux tant au regard de leurs vocations que de leurs configurations, de leurs tailles. Pour autant et c’est une autre caractéristique à souligner : hormis l’un d’eux, ces lieux ne sont pas dédiés à l’art au sens strict du terme. Nous avons plutôt fait le choix d’investir des lieux qui n’ont pas forcément l’habitude d’accueillir ce genre d’expositions : le Carré à la Farine, à Versailles ; l’ENS Paris-Saclay, le Château du Val Fleury et Le Point F, à Gif-sur-Yvette ; l’Espace Allende, à Palaiseau ; l’Opéra de Massy ; la Crypte, à Orsay. J’ajoute, qu’à chaque fois, l’exposition sera unique, pour tenir compte de l’esprit du lieu, de la saison au cours de laquelle elle se déroulera. Chaque artiste y sera présent à travers une sélection de ses œuvres.

– Je ne résiste pas à l’envie de savoir si vous avez eu des coups de cœur, parmi ces différents lieux. Question délicate, j’en conviens, mais que je vous pose quand même en vous laissant libre d’y répondre ou pas. Pour ma part, je ne cache pas mon affection pour le Point F, un ancien centre de formation conçu au tournant des années 1970 au service, déjà, d’une pédagogie innovante. En cela, il incarne bien l’esprit de Paris-Saclay…

Je partage à 100% votre affection pour ce lieu ! Je ne le connaissais pas avant de visiter le quartier de Moulon. Je le trouve proprement extraordinaire. Il offre l’intérêt d’occuper une place centrale par rapport à de nombreux autres sites emblématiques : l’ENS Paris-Saclay, CentraleSupélec, etc. Si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais même fait du Point F le lieu de référence, d’information, mais aussi de rencontres et d’échanges avec les artistes. A défaut, il a quand même été retenu comme une des étapes. Ce qui n’était pas évident du fait de questions de sécurité. Encore merci aux équipes de l’EPA Paris-Saclay d’avoir pu faire le nécessaire. Cela augure un avenir possible : c’est en commençant par y organiser un événement, dans un minimum de sécurité et de propreté, que l’on pourra enclencher une réflexion sur son avenir [actuellement, le Point F est fermé, après une brève tentative d’en faire un lieu de vie].

– Merci d’entretenir l’espoir. Venons-en à ce qui sera donné à voir dans chacun des lieux : s’agira-t-il des mêmes œuvres ?

Non, car elles sont trop nombreuses pour y être toutes exposées, hormis peut-être à l’ENS Paris-Saclay qui disposerait de l’espace nécessaire. Les artistes se sont montrés plus prolixes et généreux que ce qui avait été prévu. Le contrat initial stipulait qu’ils devaient réaliser chacun de 8 à 10 œuvres. Finalement, ils nous en ont fait parvenir entre une quinzaine et une vingtaine. Soit un ensemble d’une centaine d’œuvres. Ce qui est exceptionnel et signe d’un investissement et d’une grande générosité de leur part. Mon objectif, c’est de les présenter toutes ensemble, à chaque fois que c’est possible (comme, par exemple, ENS Paris-Saclay qui dispose a priori d’assez d’espace). Ailleurs, l’exposition sera à géométrie variable. Nous en sommes encore à finaliser la scénographie de chacune en veillant, comme je le disais, à ce que chaque artiste y soit systématiquement représenté à travers tout ou partie de ses œuvres. Nous avons reçu et déballé toutes les œuvres et je suis vraiment impressionné par la qualité des résultats.

– Au final, vous faites en sorte que non seulement l’exposition aille à la rencontre des habitants et usagers, mais encore que ceux-ci puissent aller dans les différents lieux avec l’assurance de pouvoir y voir une exposition toujours différente…

Ça, c’est l’espoir que je nourris ! Je serais bien sûr heureux que pendant toute la durée de l’exposition le public puisse la découvrir dans son intégralité et, par là même, faire l’expérience de ce que nous enseigne la théorie de la réception, à savoir : une même œuvre exposée dans des lieux différents, des contextes différents, sous des éclairages différents, dans un voisinage différent, est perçue différemment. En ce sens, on peut donc dire qu’il n’y a pas d’œuvre en soi.

– Quitte à se rendre compte, au cours de l’itinérance d’un lieu à l’autre, qu’il n’est pas toujours simple d’accéder au plateau de Saclay ni de circuler à l’intérieur de ce territoire…

J’ai cru comprendre que c’était effectivement un sujet sensible… Au début, alors que je n’avais pas encore pris toute la mesure du territoire de Paris-Saclay, et avant même de l’avoir visité, ma première proposition avait été de penser l’exposition dans un de ces dispositifs scéniques qu’on trimballe en camion, d’une partie à l’autre d’un territoire. Cela aurait réglé la question que vous évoquez puisque l’exposition serait allée à la rencontre des gens, au plus près de leurs lieux de vie ou de travail. Pourquoi ne pas imaginer aussi faire des processions, les œuvres étant sur des roulottes tirées par des chevaux, un peu comme un chapiteau se déplaçant de place en place ?

– Cela étant dit, précisons que vous avez prévu d’autres modalités de présentation de l’exposition, qui permettront au plus grand nombre d’en avoir connaissance d’une façon ou d’une autre…

En effet, trois autres supports ont été imaginés. D’abord, un kit de fichiers numériques comportant des représentations des œuvres, mis à disposition des établissements (entreprises, écoles,…) et des communes, qui souhaiteraient les exposer dans un espace à eux (un restaurant collectif, une bibliothèque, un hall, des couloirs) en les imprimant dans le format de leur choix.
Nous avons également prévu une exposition virtuelle d’œuvres réalisées par nos artistes, mais à destination exclusive du site, avec l’idée d’en donner à voir le processus de création depuis les premiers croquis, dessins, notes ou photographies, jusqu’à son aboutissement… Je ne sais cependant si cet autre projet ira à son terme.
Enfin, nous avons également prévu un journal d’exposition, qui est en cours de finalisation. Le choix a été fait du journal plutôt que du catalogue afin de préserver la possibilité d’en faire plusieurs numéros qui prendraient en compte l’évolution de l’exposition dans son itinérance. Cependant, le premier numéro est en partie un catalogue puisque la totalité des œuvres y est reproduite.

– Revenons-en aux artistes. Comment avez-vous procédé à cette sélection ? Quels étaient vos critères ?

Comme indiqué, je ne voulais pas me restreindre aux seuls photographes, mais diversifier les formes d’expression sans me restreindre non plus au visuel – j’avais pensé à un écrivain, à qui nous aurions commandé une nouvelle ou un roman, mais aussi à du roman graphique. Je ne souhaitais pas d’une unité esthétique ou stylistique, mais au contraire autant de formes que possible, figuratives ou abstraites. Je voulais aussi que les artistes assument leur singularité, y compris au sein d’un même art, comme la photographie. Cela me paraissait plus à même de refléter la diversité du territoire. Je voulais également des artistes de différentes générations, connus ou moins connus.
Fort de ces critères, je n’avais plus que l’embarras du choix : des centaines d’artistes auraient pu répondre à la commande ! Moi même ai travaillé avec plusieurs d’entre eux.
Finalement, mon choix s’est porté sur des artistes dont j’avais l’assurance qu’ils seraient en complicité avec le projet et le commissaire de l’exposition, et qu’ils accepteraient le principe de la commande, mais aussi de constituer une petite communauté avec d’autres artistes qui ne se connaissaient pas forcément, et d’exposer avec eux. Bref, le projet étant déjà suffisamment compliqué à monter, il fallait réunir des personnalités avec lesquelles travailler est un plaisir !

– Qu’en est-il de leur rapport au territoire ? Devaient-ils en être issus ?

Non, au contraire. Nous souhaitions qu’ils aient tout ou presque à en découvrir, qu’ils l’investissent comme un territoire à explorer, pour mieux s’en imprégner et traduire leurs impressions à travers des créations originales. Tous m’ont dit d’ailleurs avoir été impressionnés et inspirés par ce territoire.

– Certains incarnent d’ailleurs une autre de ses caractéristiques, à savoir l’intensité du dialogue arts et sciences au sens où eux-mêmes ne dédaignent pas travailler avec des scientifiques…

En effet, c’est le cas du plasticien Miguel Chevalier, un pionnIer de l’art virtuel et numérique ; de Céline Clanet, qui a collaboré avec des chercheurs de l’Inrae et du CNRS pour produire des images à partir d’un microscope électronique à balayage ; de Fabrice Hyber, une figure de l’art contemporain, rompu au travail de commande avec des scientifiques, ayant lui-même une formation de ce type ; sans oublier Bernard Moninot, très concerné par les dispositifs techniques et scientifiques. Si nous les avons d’ailleurs retenus, c’est justement en ayant à l’esprit la vocation scientifique de l’écosystème.

– Beaucoup se sont montrés sensibles à ce sur quoi Michel Desvigne avait lui-même mis l’accent, à savoir l’importance des lisières, interfaces, entre espaces urbains et naturels…

C’est vrai. C’est notamment le cas de Florence Gilard, auteure de romans graphiques, qui d’emblée, s’est intéressée à cette notion de lisière. Nous lui avions proposé d’ailleurs d’entrer en contact avec Michel Desvigne. De son côté, Fabrice Hyber réfléchit de longue date aux rapport nature/culture, et s’est donc intéressé aux enjeux des lisières sinon des limites. C’est également le cas de Miguel Chevalier. Mais il ne faut pas oublier l’aspect humain abordé par Alain Leloup et la dimension historique à laquelle Arno Gisinger s’est intéressé. Précisons que tous avaient été préalablement briefés sur l’ambition du projet Paris-Saclay. Nous leur avions adressé une documentation aussi complète que possible, un historique, des cartes…

– Comment appréhendez-vous le contexte sanitaire qui a déjà contrarié le lancement de l’exposition ?

Elle devait débuter le 4 janvier, au Carré à la Farine de Versailles. Malheureusement, cette étape a dû être annulée après un premier report. Elle devait alors débuter à l’ENS Paris-Saclay avant d’être de nouveau repoussée. Il s’agit d’un vrai problème dans la mesure où les œuvres ne sont en principe disponibles que cette année. Certes, les visiteurs auront toujours la possibilité de se rabattre sur le site web, mais bien évidemment cela ne saurait remplacer une exposition in situ de cette tenue.

En illustration : une des œuvres de Florence Gilard.

A lire aussi : l’article de présentation générale de l’exposition (pour y accéder, cliquer ici) et les entretiens avec les artistes, mis en ligne au fil des prochaines semaines.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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