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Un prix Nobel de physique au cœur de Paris-Saclay

Le 31 mai 2023

Entretien avec Alain Aspect, prix Nobel 2022 de Physique

Lauréat 2022 du prix Nobel de Physique (aux côtés de l’Américain John Clauser et l’Autrichien Anton Zeilinger), pour ses expériences menées en physique quantique sur le phénomène d’intrication, Alain Aspect a poursuivi ses études et sa carrière d’enseignant-chercheur au sein d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche de l’écosystème Paris-Saclay. Il en souligne ici les vertus y compris au plan de l’innovation. Il a d’ailleurs contribué au développement de start-up tournées vers la physique ou l’informatique quantique, dont certaines créées par d’anciens de ses doctorants.

- La physique quantique a beau être désormais médiatisée, elle reste encore étonnante y compris aux yeux de physiciens. Vous-même avez reconnu dans une interview récente* que ses principes de base « sont tout à fait choquants pour l’intuition » avant d’ajouter « Mais rassurez-vous, on finit par s’y habituer »…

AA : Le quantique nous fait il est vrai basculer dans le monde des particules intriquées – électrons, atomes, photons -, où deux de ces particules ont beau être éloignées l’une de l’autre, elles n’en entretiennent pas moins comme un lien indéfectible. La question s’est donc posée : « la description quantique de la réalité physique peut-elle être considérée comme complète ? » Elle a été formulée en ces termes dans l’article publié en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen. Article dans lequel ils exposent cette propriété paradoxale d’intrication en considérant qu’elle témoigne d’une carence de la physique quantique. Ce que contestera un autre éminent physicien, Niels Bohr. Il s’en suivit la fameuse controverse que des travaux expérimentaux, dont les miens, ont permis de trancher en faveur de ce dernier. Nous y reviendrons sans doute plus tard au cours de l’entretien.

- En effet…

AA : En attendant, il faut mentionner cette autre particularité de la physique quantique : la dualité onde-particule en vertu de laquelle un photon unique peut passer en deux endroits à la fois, bien qu’on ne puisse l’observer qu’à un seul endroit. Autrement dit, un photon a beau être passé par deux endroits distincts, il n’apparaît qu’une fois, du point de vue de l’observateur.
Malgré ces particularités (l’intrication et la dualité onde-particule), on peut décrire cette physique quantique d’un strict point de vue mathématique, sans se heurter à la moindre ambiguïté. De même, le formalisme de l’optique quantique parvient à rendre compte globalement de la dualité onde-particule du photon. Si difficulté il y a, elle apparaît au moment où on essaie de se construire une intuition des phénomènes quantiques en utilisant des images basées sur notre expérience classique de l’espace et du temps. Or, on constate que les images ainsi construites se révèlent en difficulté face à la vision que l’on a développée à travers la construction de toute la physique classique, c’est-à-dire la mécanique newtonienne, la relativité d’Einstein et l’électromagnétisme de Maxwell. En disant qu’on finit par s’y habituer, je veux dire qu’on finit par accepter ces images dépourvues apparemment de logique au regard de ce que l’on a appris dans le cadre de cette physique classique. Et pourtant ces images peuvent se révéler fructueuses.
Dans le cas de l’expérience qui m’a valu le Nobel, il est difficile de construire une image sans admettre ce que l’on appelle la non localité quantique. La mesure que je faisais sur un premier photon localisé à tel endroit semblait instantanément affecter l’état du deuxième photon. Précisons que dans le cas de mon dispositif expérimental, cette mesure a été faite à douze mètres et que d’autres expériences ont été réalisées depuis sur des distances autrement plus importantes – de l’ordre de dizaines de km, et même 1 200 km dans le cas d’une expérience menée par les collègues chinois à partir d’un satellite.
La question s’est tout naturellement posée : cela signifierait-il que nous pourrions transmettre des messages à une vitesse plus rapide que celle de la lumière ? La réponse est non. On ne peut pas transmettre un signal utilisable, pour allumer une lampe par exemple, plus vite que la lumière. On ne viole donc pas la causalité relativiste opérationnelle. Pourtant, quelque chose semble bien aller plus vite que la lumière, et cette non-localité fournit une explication intuitive du caractère fondamentalement nouveau de certaines technologies quantiques, comme la cryptographique quantique d’Artur Ekert, ou la téléportation quantique. Donc, oui, on s’y habitue : on accepte que des images qui choquent a priori nos intuitions soient utiles pour avancer dans la connaissance de la physique quantique.
C’est tout au moins ainsi que je procède pour construire des images donnant une interprétation des expériences. Mais tous mes collègues ne procèdent pas forcément ainsi. Certains ne travaillent que sur des équations mathématiques, ce qu’on appelle non sans humour l’école du « shut up and calculate » (« Tais-toi et calcule ! »), dont je reconnais qu’elle peut être parfaitement efficace !

- Là où des physiciens théoriciens comme Einstein, Bohr ou Bell, procédaient par des « expériences de pensée » pour vérifier la robustesse d’une théorie, vous avez fait de la recherche expérimentale, au sens où elle s’appuie sur la conception d’instruments permettant de réaliser des mesures donnant des résultats discriminants. Est-ce bien à vos yeux une caractéristique de votre pratique de la recherche fondamentale en physique ?

AA : Absolument ! Elle est même essentielle. Quand j’ai commencé à travailler sur le débat Bohr – Einstein relatif au phénomène d’intrication, ce sujet avait mauvaise presse quand il n’était pas ignoré : on considérait qu’il n’y avait aucun intérêt d’y revenir plusieurs décennies après. La communauté des physiciens considérait que Bohr avait répondu de manière satisfaisante à Einstein en 1935, ce qui, sur le plan historique n’est pas exact : il est vrai qu’au congrès Solvay de 1927, Bohr avait déjà répondu d’une manière convaincante à toutes les objections d’Einstein. Mais ces discussions ne portaient que sur des situations impliquant une seule particule quantique. En 1935, la situation Einstein, Podolsky et Rosen mettait en jeu deux particules. La réponse de Bohr était cette fois beaucoup moins indiscutable.
Le problème a considérablement avancé avec un autre physicien, le Britannique John Stewart Bell, qui, en 1965, fait évoluer la controverse en montrant que l’on peut la trancher à partir d’expériences permettant de tester une prédiction se traduisant par des inégalités : ou bien elles se vérifiaient, et c’est Einstein qui avait raison, ou bien elles étaient violées et c’est Bohr qui avait raison, et la théorie quantique était confirmée dans ses aspects les plus extraordinaires.
Cette découverte est magnifique, et quand j’en ai pris connaissance j’ai décidé de travailler sur ce sujet. En même temps, je me suis efforcé de la faire connaître, et je pense être parvenu à convaincre pas mal de collègues de son intérêt. Ce succès a été facilité par le fait que je décrivais l’expérience que je projetais de faire. Or rien de tel qu’une expérience pour retenir l’attention des physiciens : rien ne les intéresse plus que la possibilité de tester expérimentalement une théorie. Il faut dire aussi qu’en physique, chaque expérience a sa propre esthétique, sa propre beauté et ne peut donc que susciter a priori la curiosité.

- Quelles ont été vos émotions en découvrant les résultats de cette expérience menée plusieurs années plus tard, en 1982, et qui vous a valu le prix Nobel ? Vous souvenez-vous de l’état dans lequel vous étiez ?

AA : Oui, bien sûr, même si, heureusement, ce ne fut pas la première fois que j’éprouvais une telle émotion. Quelques années plus tôt, j’étais parvenu à détecter des photons individuels. Jusqu’ici, j’en avais entendu parler dans des cours et avais fait des calculs dessus, et puis voilà qu’un jour, au cours d’une expérience menée dans mon laboratoire, clic !… Il se passe quelque chose ! Je sus alors que je venais de détecter un photon. Puis, un autre jour, ce sont deux photons que je détectais simultanément. Ma joie fut d’autant plus à son comble que je compris ce qui s’était passé : les deux photons avaient été émis par le même atome. Pouvoir ainsi visualiser ce qui jusqu’ici n’était que pure abstraction, relevant du monde microscopique, ne peut pas ne pas émouvoir.
Pour en revenir aux expériences réalisées en 1982, je n’avais aucun préjugé sur ce qu’elles allaient permettre d’observer. Les résultats furent finalement sans appel : les inégalités de Bell étaient violées, la quantique était confirmée. L’intrication est bien une propriété globale de la paire. Autrement dit, les propriétés de deux photons sont bien plus que la somme des propriétés de chaque photon.

- Au passage, vous souligniez la puissance de la réflexion théorique qui a pu anticiper l’existence de ces particules avant même de disposer des moyens d’en apporter une démonstration expérimentale…

AA : J’irai encore plus loin : je n’arrive toujours pas à comprendre comment des Einstein, Bohr, Schrödinger, Heisenberg, Dirac et quelques autres sont parvenus à développer une théorie en apparence si éloignée de l’expérience sensible immédiate, et qui, pourtant, se révèle au final bien décrire ce que l’on observe. Pour moi, je l’avoue, cela reste encore un mystère et je m’estime bien heureux d’avoir préalablement disposé de leur théorie pour mener mes expériences : c’est un outil qui m’aura permis, comme aurait dit Einstein, d’aller voir un petit peu sous le voile du monde physique…

- Pour en revenir à vous et à la démonstration expérimentale qui vous a valu le prix Nobel de physique, la suite a montré que cela valait la peine de revenir sur la controverse Bohr-Einstein, quand bien même paraissait-elle avoir été tranchée, car cette démonstration s’est traduite par des retombées précieuses en termes d’applications. Avant d’y venir, un mot encore sur d’autres travaux que vous avez menés à partir de 1985, dans un tout autre domaine - l’optique atomique -, aux côtés de Claude Cohen Tannoudji. J’aimerais que nous y revenions ne serait-ce que pour rappeler au passage qu’un physicien n’a pas forcément vocation à se spécialiser, que sa carrière peut être caractérisée par des bifurcations dans ses sujets de recherche, fût-ce à la faveur de concours de circonstances…

AA : Le fait est, ce changement d’orientation fut le fruit d’un concours de circonstances, mais pas seulement. Au début des années 1980, le jeune physicien que j’étais venait de trancher un débat entre Bohr et Einstein ! Forcément, j’en étais très heureux, mais pas au point de vouloir y consacrer tout le reste de ma carrière. Les résultats de mon expérience me paraissaient suffisamment convaincants. Certes, j’aurais pu les affiner, mais je ne voulais pas être le physicien d’une seule expérience. J’en étais là lorsque Claude Cohen-Tannoudji me proposa de participer au lancement d’un groupe de recherche sur le refroidissement d’atomes par laser. Pour tous les chercheurs de ma génération, Claude Cohen-Tannoudji, c’était le pape ! Dès lors que le pape m’invitait à le rejoindre à « Rome » (il dirigeait à l’époque la chaire de physique atomique et moléculaire du collège de France et faisait sa recherche au laboratoire de l’ENS créé par Alfred Kastler et Jean Brossel), je ne pouvais pas refuser et ce d’autant moins que le même Claude Cohen-Tannoudji proposait de m’associer à Jean Dalibard, le scientifique du contingent qui avait participé avec tant de talent à mes expériences sur le phénomène d’intrication. Qui plus est, l’idée de changer radicalement de sujet de recherche me plaisait. Et de changement radical, il y en eut bien un : alors que ma thèse avait porté sur les photons, je me retrouvais à travailler sur les atomes. Un champ nouveau pour moi auquel je me suis formé en autodidacte comme je l’avais fait d’ailleurs avec la mécanique quantique…

- Autodidacte ? Pouvez-vous préciser ?

AA : Oui, autodidacte est bien le mot. Car si j’eus une excellente formation de physique classique, ce ne fut pas le cas en physique quantique. Les bases de cette physique, je les ai apprises durant mes années de coopération au Cameroun, en lisant Mécanique quantique, le célèbre ouvrage de Claude Cohen-Tannoudji, Bernard Diu et Franck Laloë. Et puis, quand vous avez l’immense privilège de pouvoir approfondir votre connaissance de cette mécanique quantique en discutant chaque jour, à bâton rompu, avec des spécialistes comme Claude Cohen-Tannoudji et Jean Dalibard, je vous prie de croire que vous apprenez à toute vitesse !

- Merci pour ce témoignage qui rappelle s’il en est encore besoin que la science est aussi affaire de passion…

AA : Effectivement, pour faire de la recherche, il faut être passionné. Et quand on a la chance d’avoir un poste d’enseignement chercheur à l’université ou de chercheur au CNRS, autant se laisser guider par ses envies, saisir les opportunités qui se présentent sans s’accrocher à un domaine de recherche même s’il vous a valu la reconnaissance de vos pairs.

- Encore un mot sur votre collaboration avec Claude Cohen-Tannoudji dont les résultats des travaux auxquels vous avez participé à ses côtés lui vaudront le prix Nobel de Physique en 1997 (aux côtés de Bill Philipps et Steven Chu)…

AA : C’est un moment dont je me souviens avec d’autant plus d’émotion que tout juste vingt-cinq ans le séparent de la remise de mon propre prix Nobel. Claude Cohen-Tannoudji avait invité ses plus proches collaborateurs : Christophe Salomon, Jean Dalibard et moi, de sorte que nous avons pu vivre la cérémonie de remise officielle du prix à Stockholm. La semaine que nous avons passée ensemble reste gravée dans ma mémoire : les volontés que Nobel avait fixées dans son testament sont encore aujourd’hui respectées à la lettre, y compris pour ce qui concerne le déroulement de la cérémonie, réglé comme du papier à musique. Les personnes qui y sont conviées sont tenues de porter un costume (à queue-de-pie dans le cas des hommes). On peut sourire devant tant de formalisme, mais reconnaissons que cela donne une tournure solennelle à une cérémonie, qui n’en est que plus impressionnante. Jetez un œil sur une photographie de la salle du banquet, vous verrez, c’est proprement extraordinaire ! Je m’estimais déjà heureux de vivre cela en tant qu’invité et spectateur. Sans savoir que je le vivrais un jour de l’intérieur…

- Et alors ?

AA : C’est encore plus extraordinaire ! J’ai suivi l’exemple du maître Claude Cohen-Tannoudji en y conviant Philippe Grangier et Jean Dalibard. Pour ce dernier, c’était la deuxième expérience…

- Ce qui est de bon augure quand on sait que jamais deux sans trois…

AA : Je l’espère pour lui !

- Pour filer la métaphore papale, diriez-vous que vous avez depuis été un apôtre des travaux de recherche de Cohen-Tannoudji ?

AA : Si je suis l’apôtre de quelqu’un, c’est avant tout du physicien John Stewart Bell, dont j’ai, je crois, contribué à faire apprécier, connaître et comprendre les travaux. Concernant Claude Cohen-Tannoudji, je suis l’un des multiples physiciens ayant mis en œuvre sa méthode dans leurs travaux respectifs. Depuis que j’ai travaillé avec lui, je n’ai pas quitté la physique atomique : en 1992, je me suis lancé dans de nouvelles aventures, en optique atomique, toujours au sein de l’Institut d’Optique et avec le soutien du département Sciences physiques et mathématiques du CNRS. J’ai constitué une nouvelle équipe, avec deux anciens thésards – Nathalie Westbrook et Robin Kaiser, et un physicien américain Chris Westbrook. Il s’agissait cette fois d’utiliser les acquis du refroidissement d’atomes par laser dans le domaine de l’optique atomique. C’est encore avec Claude Cohen-Tannoudji que j’ai appris la rigueur dans l’écriture d’un article scientifique. Mon premier article expérimental, je l’ai d’ailleurs écrit avec lui.
Certes, dans mes enseignements, je me réfère aussi à ses travaux, mais si cela fait de moi son apôtre, je doute d’en être le meilleur. À la différence de collègues comme Franck Laloë, Serge Haroche ou Jean Dalibard, je n’ai pas eu la chance de suivre son enseignement en tant qu’étudiant. Ce n’est qu’après avoir lu son livre, Mécanique quantique, et commencé mon travail sur les tests des inégalités de Bell que j’ai suivi les enseignements qu’il donnait alors au Collège de France.

- Toujours est-il que vos travaux sur le phénomène d’intrication, d’une part, l’optique atomique, d’autre part, auront eu des applications concrètes, y compris dans le cadre de projets entrepreneuriaux que vous avez personnellement soutenus : Muquans, Pasqal, Quandela… Comment expliquez-vous cet engagement dans l’entrepreneuriat innovant, à une époque où cela n’était pas si fréquent, du fait d’un fort cloisonnement entre recherche fondamentale et recherche appliquée pour ne pas dire la R&D ? Qu’est-ce que cela dit du rôle que vous estimez être celui du chercheur y compris en recherche fondamentale ?

AA : Je pense que cet engagement du chercheur est quelque chose d’important, qu’il faut absolument valoriser. Quand j’étais encore étudiant, puis au début de ma carrière, on avait tendance à considérer que le chercheur fondamental ne devait pas s’intéresser aux applications, que c’était « se salir les mains », si je puis oser cette formule. Jusqu’à ce que se produise un basculement en 1982-1983, quand Laurent Fabius, alors ministre de la Recherche et de l’Industrie, a encouragé les chercheurs, dès lors qu’ils avaient une idée d’application, à ne pas s’interdire de la mettre en œuvre considérant que cela pourrait contribuer au développement du pays et à aider à trouver des moyens de financement supplémentaires pour la recherche. J’avais gardé cela dans le fond de ma mémoire. De là à me lancer moi-même dans un projet entrepreneurial… Je crains d’avoir été convaincu trop tardivement pour découvrir moi-même des idées d’application. En revanche, je n’ai eu de cesse de recommander à mes doctorants de ne pas hésiter s’ils avaient le sentiment d’avoir une bonne idée, de se lancer dans un projet entrepreneurial.
Quand des décennies après mes expériences sur l’intrication – je dis bien des décennies plus tard car c’est bien dans cette temporalité que nous sommes quand il s’agit de passer des premières recherches de base aux applications -, des étudiants ont voulu appliquer des résultats de mes recherche, ils m’ont sollicité pour recueillir mon avis et, selon le bon vieux principe qu’il n’y pas d’amour sans preuve d’amour, savoir si je pourrais contribuer à l’amorçage de leur projet. Naturellement, je ne pouvais me défausser. C’est comme cela que je me suis retrouvé à investir dans un premier projet. Il s’agissait alors de Muquans, créée en 2010 par Bruno Desruelle Arnaud Landragin, deux de mes anciens thésards, et Philippe Bouyer, un collaborateur direct dans mon groupe d’optique atomique. Le gravimètre quantique absolu qu’ils ont mis au point a connu un vrai succès, au point que leur start-up a été rachetée depuis par iXblue, spécialisée dans la conception de systèmes de navigation.
Ensuite, la société Quandela m’a invité non pas à figurer parmi les premiers investisseurs, mais à rejoindre son comité scientifique, ce que j’ai accepté avec enthousiasme. J’assiste depuis à ses deux réunions annuelles avec un immense plaisir et étonnement devant les progrès réalisés. Quandela a su valoriser les idées que nous avions, Philippe Grangier, mon premier thésard, et moi, lancées en 1985-86, en concevant la première source au monde de photons uniques. Domaine dont Quandela est devenu un des leaders mondiaux. Vous comprendrez donc que je ne pouvais pas ne pas être sensible à la sollicitation de ses fondateurs.
Enfin, Pasqal, créée en 2019, par un autre de mes thésards, Antoine Browaeys, avec un thésard de Philippe Grangier – Georges-Olivier Reymond -, que je peux donc considérer comme mon petit-fils scientifique. Les deux ont lancé leur projet sous l’impulsion d’un autre de mes anciens thésards, Christophe Jurczak qui avait séjourné aux États-Unis et en était revenu avec un fonds d’investissement dans le quantique. Pasqal propose l’un des tout meilleurs simulateurs quantiques au monde ; il repose sur la possibilité d’intriquer des atomes en les manipulant avec de petites « pinces » optiques développées dans le groupe de Philippe Grangier par Georges Reymond et un autre thésard. On peut y voir encore une illustration de la parfaite relation entre les recherches fondamentales et leurs applications, sachant que plusieurs décennies, j’insiste sur ce point, peuvent s’écouler dans l’intervalle de temps.

- En vous écoutant, on ne peut s’empêcher d’observer que l’intrication ne concerne pas que les particules élémentaires. Il en faut aussi entre des chercheurs - doctorants, directeurs de thèses - et des investisseurs, pour donner corps à une application à travers un projet entrepreneurial…

AA : (Sourire). Effectivement !

- Pour en revenir à votre cursus, force est de constater qu’il est aussi très « intriqué » dans l’écosystème de Paris-Saclay : ancien élève de l’ENS Cachan, devenue ENS Paris-Saclay, vous avez rejoint la faculté d’Orsay puis à l’Université Paris-Sud, l’Institut d’Optique, etc. Pourriez-vous dire un mot du rôle de cet écosystème de Paris-Saclay ?

AA : J’en dirai plus qu’un mot, d’abord pour dire combien ont été précieux les conseils, et même les prêts de matériel, d’un certain nombre de laboratoires, sur le campus de l’université et aussi au CEA. Mais je veux également souligner le rôle essentiel qu’a joué dans mes travaux l’Institut d’Optique, qui est, depuis les années 1960, étroitement associé à l’université. En 1974, maître assistant à l’ENS Cachan, j’ai pu faire le choix d’entreprendre une expérience sur les inégalités de Bell grâce à un jeune professeur de l’Institut d’Optique, Christian Imbert. Je me souviens de cet instant où il m’a tendu un ensemble de textes sur ce phénomène d’intrication encore peu connu. Un geste précieux : à l’époque, il n’était pas simple d’accéder à la documentation dont nous avions besoin – internet n’existait pas encore ! « Regarde cela, m’avait-il dit, il y a peut-être un sujet intéressant pour toi ». Parmi ces articles figurait le fameux texte de John Bell, dans lequel il explique que la controverse Einstein-Bohr pourrait être tranchée par des expériences. C’est en le lisant que j’ai eu aussitôt envie de tenter de les mener.
Quand j’ai commencé à évoquer mes intuitions à des collègues, j’ai aussitôt perçu, ainsi que je vous l’ai dit, une résistance pour ne pas dire une hostilité chez beaucoup d’entre eux. Christian Imbert a eu, lui, la bonne attitude : il m’a invité à commencer par rencontrer John Bell. « S’il te dit que l’expérience peut être intéressante, alors tu pourras la mener au sein de mon groupe de recherche ». Ce que je fis : je rencontrai John Bell, au CERN, à Genève. Ce dernier m’ayant encouragé, j’ai constitué une équipe avec deux ingénieurs, Gérard Roger et André Villing, pour monter l’expérience à partir de zéro. Vous connaissez la suite. Huit ans plus tard, avec deux étudiants de troisième cycle particulièrement brillants, Philippe Grangier et Jean Dalibard, nous avons obtenu des résultats plus que significatifs en faveur de la position de Bohr.
Je dois donc une infinie reconnaissance à Christian Imbert et à l’Institut d’Optique, pour m’avoir permis de faire cette expérience. Je ne suis pas sûr que beaucoup de laboratoires m’auraient permis de la faire. Je leur suis d’autant plus reconnaissant que c’est au sein du même Institut d’Optique qu’avec Philippe Grangier, qui débutait sa thèse sous ma direction, nous sommes parvenus à réaliser une autre première mondiale, la production de photons uniques. Ce qui permettra de confirmer de manière convaincante cette autre particularité de la physique quantique qu’est la dualité « onde particule ». Nous nous sommes appuyés pour cela sur le savoir-faire accumulé au fil du temps par l’Institut d’Optique en matière d’interféromètres.
Plus tard, j’ai été un fervent partisan de la création de l’Université Paris-Saclay, d’autant que cette université avait l’ambition de fédérer l’université et les grandes écoles, opération dont j’étais aussi un chaud partisan depuis longtemps. Le fait que l’ENS Cachan [aujourd’hui Paris-Saclay], le lieu de ma formation initiale, se soit également prononcée en faveur du projet d’Université Paris-Saclay au point de rejoindre le plateau de Saclay a achevé de me convaincre de l’intérêt de ce projet. Aujourd’hui, je suis heureux de pouvoir faire profiter tous ces établissements qui ont compté dans mon cursus et mes travaux du rayonnement du prix Nobel.

- Étant entendu que vous faites preuve d’œcuménisme en enseignant par ailleurs à l’École polytechnique…

AA : Absolument. Je ne commenterai pas le fait que cette école ait fait le choix de se retirer du projet d’Université Paris-Saclay. En revanche, je tiens à dire que j’ai tenu à garder un pied de chaque côté. Je participe à un enseignement, ARTeQ, un programme de formation sur les technologies quantiques qui associe les deux. Donc, oui, en ce sens, je suis œcuménique dans mon approche de l’écosystème Paris-Saclay. D’autant qu’au final, je ne pense pas que ce soit un problème grave d’avoir deux entités distinctes – l’Université Paris-Saclay et L’Institut Polytechnique de Paris (IPP). Après tout, à Boston, Harvard et le MIT cohabitent et, loin d’être préjudiciable, cette cohabitation profite aux deux universités : mes collègues du MIT collaborent avec ceux de Harvard et réciproquement. Il n’y a pas de raison que cela ne se passe pas de même ici.

- Nous réalisons cet entretien dans votre bureau de l’IOGS : on peut y voir le site de Thales et deviner à quelques centaines de mètres de là l’une des entrées du campus de Polytechnique. Deux entités où se trouvent deux autres prix Nobel de Physique : Albert Fert et Gérard Mourou. Soit trois prix Nobel dans un périmètre particulièrement restreint…

AA : Oui, c’est vrai, cela fait une densité assez élevée. Je me permets de préciser que dans le cas d’Albert Fert et moi, les travaux qui nous ont valu un prix Nobel ont été effectués ici même, sur le territoire – Gérard Mourou a réalisé les siens aux États-Unis, ce qui, bien sûr, n’enlève rien à leur intérêt.

- Je ne résiste pas à l’envie de clore cet entretien par l’évocation du village de votre enfance, en Gascogne. Tout attaché que vous soyez à vanter les mérites du pôle scientifique et technologique de Paris-Saclay, vous tenez aussi dans des entretiens que vous avez accordés à rendre hommage aux instituteurs qui vous ont donné le goût des sciences, à dire aussi votre attachement à une école de la République présente sur tout le territoire, si je puis le résumer avec ces mots…

AA : Je ne le dirai pas autrement. J’ai la chance d’avoir connu ces instituteurs qu’on appelait les « hussards noirs de la République ». Mes propres parents en faisaient partie. Ils avaient été formés avant la Seconde Guerre mondiale dans ces écoles normales d’instituteurs, qui faisaient en somme office de « séminaires laïques ». La grande force de ces instituteurs étaient leur polyvalence : ils avaient une culture de base aussi bonne en mathématique, en physique, en sciences naturelles qu’en français, géographie ou histoire. Je garde le souvenir émerveillé de ces instituteurs et de leurs fameuses « leçons de choses ». J’ai eu maintes occasions de dire combien celles-ci m’avaient marqué au point de m’avoir donné envie, quand je suis entré au lycée, de faire de la physique. À travers ces leçons de choses, les instituteurs donnaient le goût d’observer les phénomènes et de chercher à en trouver une explication.

* CNRS Le journal, 4 avril 2022.

À lire : Alain Aspect, Einstein et les révolutions quantiques, CNRS Éditions, 2019.

Publié dans :

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

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