Jusqu’au 29 mars 2020, elle exposait à l’Espace 181, à Palaiseau. Quelques jours avant son vernissage, Noëlle Patry-Gosse nous accueillait chez elle pour vous en dire plus sur ce qui l’a motivée à se consacrer pleinement à la création, entre art textile et teintures végétales, au point de renoncer à un poste qu’elle occupait au sein d’une grande entreprise.
– Si, pour commencer, vous deviez caractériser par des mots ce que vous réalisez avec du fil, des tissus, des couleurs végétales…
Il y a quelques années, j’aurais peut-être été en peine de vous le dire car j’ai toujours été soucieuse de créer à ma façon, sans contraintes. Mais peut-être serait-ce justement une caractéristique de mon travail, même si, dans le même temps, je cherche à me perfectionner auprès d’artistes confirmés. Cependant, avec le recul, je relève une constante dans mon travail : j’aime recourir à de la matière textile, ancienne, et la retravailler avec de la broderie. Du lin et du coton, principalement, parce que cela réagit bien à la main, au toucher. Les pièces que j’expose à Palaiseau illustrent d’autres centres d’intérêt : pour la couleur, d’une part, le végétal, d’autre part. Deux mondes que je m’emploie à croiser, à hybrider, en recourant depuis peu à des teintures végétales.
– Comment procédez-vous dans votre démarche de création ?
Le plus souvent, je commence par un croquis. Ensuite, pour le choix des couleurs, je procède à des tests, en les combinant. Un travail qui prend beaucoup de temps. Je vois ensuite ce que cela peut donner avec les pièces de tissu, en aimant bien jouer sur l’effet de gradation des coloris. J’avance ainsi petit en petit, en fonction des effets, de sorte que je peux m’éloigner d’une idée initiale. Ce qui me plaît assez. L’important pour moi étant de pouvoir faire les choses sans contraintes, d’explorer librement un champ de possible. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’appuie pas sur des techniques. D’autant moins que j’aime aussi l’idée de me perfectionner auprès de spécialistes. C’est ainsi que je me suis mise à l’apprentissage de la broderie (je n’en connaissais que quelques points appris enfant) puis plus récemment de la teinture végétale.
– Des artistes vous inspirent-ils par ailleurs ?
Au début non, car, comme je le disais, j’aime faire les choses à ma façon. Et puis, au début, la création répondait d’abord à un besoin et participait d’une sorte de thérapie… Mais, avec le temps, je me suis naturellement intéressée au travail d’artistes, découverts à l’occasion d’expositions ou en d’autres circonstances. Pour autant, ceux qui m’inspirent aujourd’hui ne sont pas forcément dans l’art textile. J’aime tout particulièrement ceux qui travaillent la couleur, fût-ce sur d’autres supports. Pour le textile, je pense en particulier à Sheila Hicks, qui travaille de nombreux matériaux dont la laine, en réalisant aussi bien de petits formats que des grands. J’aime beaucoup son univers coloré. De manière générale, les artistes africains m’inspirent également. Il y a chez eux une spontanéité et, surtout, un sens de la couleur éclatante. Beaucoup de joie se dégage de leurs créations. Ce qui n’est pas forcément le cas de celles que peut produire l’art textile contemporain occidental, trop cérébrales à mon goût. Moi, j’ai besoin de faire des choses harmonieuses, qui fassent du bien, procurent une impression positive…
– Comment en êtes-vous venue à découvrir ces artistes africains ? Au travers d’expositions ?
En allant à leur rencontre, comme à l’occasion de ce séjour que je viens de faire au Sénégal, avec mes enfants et mon mari. Cependant, c’est d’abord par la musique que je me suis plongée dans la création africaine, à commencer par la musique malienne, que j’écoute depuis toujours. C’est au cours de ces dernières années que j’en suis venue à découvrir davantage les artistes africains qui travaillent avec le textile comme sur d’autres supports. Avec trois fois rien, ils réussissent à faire des choses fabuleuses. Une vraie leçon de vie ! Nous en avons eu une nouvelle démonstration au cours du dernier voyage effectué au Sénégal. Je pense en particulier à cet artiste que nous avons rencontré sur l’île de Gorée. Ce qu’il fait est proprement remarquable. Ainsi que le faisait observer mon mari, il aurait toute sa place dans une galerie parisienne. Il m’a confortée dans l’idée de continuer à faire toute sa place aux couleurs.
– Déjà très présentes dans vos œuvres…
Oui, et parce qu’elles me sont tout simplement essentielles. Et pas seulement pour leur effet visuel. Je trouve qu’elles produisent quelque chose de l’ordre de la vibration. Le mot peut paraître excessif, mais c’est bien celui qui me vient à l’esprit. De fait, elles exercent une vraie influence sur nous, notre humeur. En tout cas, pour ce qui me concerne, elles ne me laissent jamais indifférente. Je me rends compte d’ailleurs que les expositions auxquelles j’aime me rendre sont celles d’artistes qui travaillent la couleur. Récemment je suis allée voir celle d’Etel Adnan. Vous pouvez en voir le travail ici [elle désigne deux ouvrages disposés sur la table, qui en compte plusieurs autres – des catalogues d’exposition ou des ouvrages d’art]. Particulièrement colorés, ses tableaux produisent sur moi un effet positif. Son parcours est on ne peut plus intéressant. Elle est d’origine libanaise, issue d’une famille cosmopolite. Parmi les artistes que j’aime, je pourrais aussi citer Gérard Fromanger. Et bien d’autres encore…
Travailler sur la couleur n’en reste pas moins quelque chose de compliqué. Je me suis donc résolue à suivre les ateliers sur la couleur, à Paris, menés par Nicholas Quiring, un Américain, qui enseigne les Creative Studies à l’Université du Michigan. Bien m’en a pris, car cela m’a ouvert d’autres perspectives.
– Avant de poursuivre, revenons si vous le voulez bien à la musique car je ne peux résister à l’envie de convoquer à ce stade le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa, qui s’attache à réfléchir à la manière dont on peut restaurer une « relation résonante avec le monde ». Entre autres choses, il souligne justement l’importance de la musique. En vous écoutant caractériser votre travail de création et votre souci de susciter quelque chose de positif, je me demande si ce n’est pas cette sensation résonante de cette dernière que vous cherchez à reproduire par d’autres moyens…
Ce que vous dites-là me parle. La dimension musicale reste de fait présente dans mes créations. D’abord, j’aime le principe des variations sinon des répétitions, qui, comme en musique, procurent une sensation de rythme. Une de mes œuvres s’appelle d’ailleurs « Musique »…
– ?!
Composée de plusieurs ronds en tissus (de coton et de lin), elle figure une partition dont j’ai remplacé les notes par des personnages brodés de toutes les couleurs. Le titre ne s’est cependant pas imposé d’emblée. En fait, j’ai longtemps cherché avant de le trouver. Il m’a été inspiré par mon neveu, qui, alors âgé de sept ans, s’était, en la voyant, exclamé : « Oh, on dirait un disque ! » Jusqu’alors, je n’avais pas conscience à quel point la musique imprégnait mon œuvre.
– Autre chose me frappe, ce sont les photos que vous avez publiées sur Flickr : elles donnent à voir autant vos créations que des paysages sinon des détails de végétaux, des rencontres, créant ainsi la sensation d’une sorte de continuum entre le monde réel et votre univers de création…
En effet, j’aime donner à voir ce qui m’inspire, non pas pour établir un lien entre une œuvre et ce qui l’aurait directement inspirée, mais bien, comme vous dites, pour manifester un continuum. Je ne dissocie pas le monde de la création de ce qui m’est donné d’observer ni des artistes ou de tout autre personne que j’ai la chance de rencontrer. Je les donne donc à voir sur Flickr ou sur Instagram, pour manifester combien je leur suis redevable.
– Vous êtes donc une artiste de votre temps, celui des réseaux sociaux…
Détrompez-vous. Je ne suis pas très réseaux sociaux – si j’y suis venue, c’est sur les conseils d’amis !
– Dans quelle mesure ce travail de création impacte-t-il votre quotidien ?
Ce travail de création est au centre de ma vie au point de transformer mon rapport aux choses, au monde qui m’environne. Et cela ne fait que se renforcer avec le temps. Quand je me promène dans la nature, j’ai une propension à prendre le temps de m’arrêter sur le moindre détail – un végétal, une feuille, un insecte… Je le/la prends alors en photo sous toutes les coutures (les photos partagées sur les réseaux sociaux étant aussi de mon mari). Mon rapport change tout autant avec mon environnement quotidien. Tandis que des choses retiennent de plus en plus mon attention, d’autres, en revanche m’indiffèrent (rire). J’ai de plus en plus de mal, par exemple, à pénétrer dans une grande surface, un de ces lieux dédiés à la grande consommation. Il n’est pas jusqu’à Paris que je n’appréhende plus de la même façon…
– Je ne peux m’empêcher de convoquer de nouveau Hartmut Rosa car ce que vous dites-là illustre bien ce qu’il décrit dans son dernier livre, Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020), ce besoin de recouvrer une « disponibilité » à l’égard du monde, en accordant une plus grande attention à ce qu’il peut apporter d’imprévu. Disponibilité que nous aurions perdue à force de vouloir régenter ce monde, pour qu’il se plie à nos désirs de consommateurs insatiables. Est-ce que cela vous parle ?
Oui, bien sûr. De fait, il y a beaucoup de choses qui polluent nos existences. Tous ces écrans, ces biens de consommation en général, je les trouve de plus en plus envahissants. Personnellement, je n’en vois plus l’intérêt. Cela m’incite à me retirer dans mon travail de création, quitte à donner l’impression d’être un peu dans ma bulle. C’est quand je suis dans la nature, au contact du végétal, que je me sens de nouveau présente au monde. En réalité, j’ai toujours été en décalage, mais cela ne fait que s’accentuer avec le temps. Autrefois, je pouvais m’en inquiéter. Désormais, je me dis que je n’ai pas forcément tort…
– Mais comment votre famille, votre mari et vos enfants, vivent-ils cet investissement dans ce travail de création et ce décalage qu’il semble renforcer ? Vous encouragent-ils ?
Je crois qu’ils sont tout simplement contents de me voir m’épanouir dans quelque chose qui me convient. Ils voient bien que cela fait sens pour moi, qu’il était temps que j’arrête l’activité professionnelle à laquelle je m’étais consacrée pendant près de 25 ans. Après, ils portent chacun un regard différent sur ce que je fais. Mon mari se garde cependant d’intervenir. S’il le fait c’est parce que je le sollicite ou qu’il me voit hésiter. La dernière fois que je lui ai demandé son avis, il m’a répondu par un « ça manque de contenu ». Un commentaire dont dans l’instant je croyais devoir me débrouiller ! (Rire). En fait, il avait vu juste.
Quant au regard de mon fils, Timothé, il est plus artistique et pour cause : il prépare actuellement un bac en Arts appliqués. Il a une passion pour les tissus (quelque chose qu’il a manifestement héritée de moi…). Il est toujours à m’encourager sans s’interdire de me dire quand il apprécie moins.
Quant au regard de Claire, ma fille aînée, qui fait, elle, des études scientifiques, il est encore différent, plus circonspect. Aussi, quand elle me dit « c’est bien », je peux y voir comme une consécration (rire). Si aucun ne m’a jamais fait le reproche de m’investir autant dans mon travail de création, je m’efforce cependant à me mettre en mode pause pour leur consacrer de mon temps.
– La création est, donc, une nécessité, qui vous a conduite à quitter un poste dans le secteur juridique au sein d’une grande société…
Oui. J’ai saisi l’opportunité d’un plan social. Plutôt que de vivre celui-ci comme un drame, j’y ai vu l’occasion de sauter le pas – c’est un peu dans ma nature de voir dans un problème, une solution possible. Je me suis donc portée volontaire en mettant à profit la période de reclassement (qui court jusqu’à fin avril) pour bénéficier d’un budget formation. Depuis un an, j’ai ainsi pu suivre plusieurs formations dont je rêvais depuis des années…
– Dans quel domaine ?
La teinture végétale. Les formations ont lieu dans le Lubéron, principalement. Elles sont un éloge à la lenteur et à l’aléatoire : on ne sait jamais ce que la composition des teintures va donner. Pour ce qui est de l’indigo, une de mes couleurs préférées, j’ai encore beaucoup à apprendre. Il faut faire plusieurs bains avant d’arriver à un bleu très foncé. L’autre intérêt de ces formations est qu’elles m’offrent l’opportunité de m’insérer dans un réseau international très actif. Je m’y sens d’autant plus à l’aise que l’anglais a été ma principale langue professionnelle dans mon métier.
– Une illustration du fait que la création textile, loin de vous enfermer dans votre bulle, contribue à tisser des liens…
Oui, et c’est quelque chose à laquelle je tiens. J’ai besoin d’évoluer dans un environnement multiculturel, de découvrir/rencontrer des artistes du monde entier… Outre Nicholas Quiring, un Américain, ma professeure de broderie, Carlota Lohidoy, est Argentine…
– Venons-en à l’exposition qui se tient à l’Espace 181, à Palaiseau, jusqu’au 29 mars. Est-ce la première fois que vous exposez votre travail ?
Non, j’avais déjà participé à une exposition, collective celle-ci. C’était en 2017. J’ai depuis entrepris de candidater à des appels d’offres (plusieurs sont proposés régulièrement en arts textiles comme en arts contemporains), mais j’ai dû y renoncer, faute de temps. Et puis, je ne suis pas d’une nature à m’exposer…
– Qu’est-ce qui vous a donc décidé à sauter le pas ?
Le retour positif de personnes qui sont elles-mêmes dans les arts plastiques et à qui j’ai montré mon travail comme cette spécialiste de la broderie, Carlota Lohidoy, que j’évoquais ; Lise Camoins, une teinturière et designer rencontrée dans le Lubéron ; Rosa Puente, une artiste plasticienne ou encore Françoise Comes-Bonnot, autre artiste textile dont le soutien m’est précieux. Je m’apprête à répondre tout prochainement à deux appels d’offre, l’un pour une exposition au Portugal, un autre dans le cadre du Parcours de l’Art Avignon 2020…
– L’exposition qui court jusqu’au 29 mars, à Palaiseau, est donc la première que vous réalisez en solo…
Oui, et il était important pour moi de la faire à Palaiseau, et dans cette galerie-ci. Palaiseau, parce que j’y habite depuis près de 25 ans et que j’apprécie cette ville, avec son vrai centre commerçant, et si proche de la Vallée de Chevreuse. Sans compter les bords de l’Yvette, qui la traverse. Il n’y a pas une semaine sans que je mesure ma chance d’y habiter. Cette galerie, ensuite, parce qu’elle a le charme d’un écrin, qui met particulièrement bien en valeur le fruit de mon travail. J’avais fait une proposition à la médiathèque de Palaiseau, qui compte une belle salle. Malheureusement, on m’a répondu qu’il fallait que l’exposition puisse servir de support pédagogique. J’avais pourtant brodé une grande planisphère, dans l’idée que les enfants puissent y ajouter sur un bout de papier les mots qu’ils aiment…
– En découvrant votre travail, je n’ai pu m’empêcher d’y voir une métaphore d’un cluster, au sens où vous vous jouez des frontières, entre les matières, les disciplines artistiques et même les plus géopolitiques…
Ce que vous dites-là rejoint une discussion que j’ai eue avec mon fils pendant les vacances, autour du reproche qu’on lui avait fait de « s’intéresser à trop de choses ». Je ne saurais trop l’encourager à continuer ainsi, car, s’il y a quelque chose à éviter, quand on est dans la création, c’est de se fixer des frontières, de compartimenter, de séparer au prétexte de mieux étiqueter… Pour ma part, j’aime mélanger, expérimenter, découvrir. Car c’est ainsi qu’on apprend. Encore une fois, j’aime faire les choses à mon idée. Quitte à ce que des œuvres paraissent naïves, je préfère rester libre dans ce que j’entreprends. J’aime l’idée de me nourrir de tout ce que je peux observer, d’en prendre de petits bouts pour créer autre chose.
– Ce qui suppose d’être « disponible » au monde, en se gardant de porter trop vite des jugements de valeur…
Malheureusement, on ne peut s’empêcher de juger. Or, les jugements, ce n’est pas ce qui nous tire vers le haut. Pas moins qu’un autre, je porte l’héritage de l’éducation que j’ai reçue. Il m’incline à voir le monde d’une certaine façon. J’essaie donc de m’en libérer à travers la création. Moyennant un pas de côté, on peut y parvenir.
J’ai la chance d’avoir des enfants ouverts sur le monde, qui me font découvrir d’autres univers artistiques. C’est à mon fils en particulier que je dois d’écouter le rap d’une autre oreille. Au début, j’étais plutôt rétive… Et puis, en en discutant avec lui, qui en est plutôt fan, j’y suis venue. Rien de tel dans la vie, que de se remettre en question, en sachant accueillir le regard de l’autre. Lors de notre voyage au Sénégal, je me suis surprise d’ailleurs à solliciter celui de nos hôtes. Consciemment ou pas, on a tendance à juger les autres, mais sans prendre le temps de leur demander comment ils nous perçoivent, eux. Bien m’en a pris au demeurant. Nos amis nous ont dit combien ils appréciaient nos enfants, qu’ils trouvaient particulièrement présents, disponibles – on y revient. Je me permets donc de le redire : j’ai beaucoup de chance d’avoir ces deux enfants-ci. Ils ont le don de nous faire revenir à l’essentiel. L’autre jour, alors que je stressais à l’idée de devoir encadrer mes œuvres en vue de l’exposition, mon fils, me surprenant dans cet état, m’a rappelé combien nos amis sénégalais avaient bien d’autres motifs de stresser. Il se trouve que je m’étais fait la réflexion au même instant mais sans en prendre toute la mesure (rire).
– Vous m’inspirez à l’instant le titre de l’entretien : « L’enfance de l’art »…
Ah… Cela me fait penser à un ouvrage que j’avais lu adolescente et qui, je crois, s’intitulait ainsi. Je me suis défaite de l’exemplaire, comme pour mieux me délester d’un passé familial. Mais sans doute me faudrait-il m’en procurer un autre et retrouver l’auteur et le titre exact ! Car cette œuvre m’a marquée. La preuve, semble-t-il…
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