Entretien avec Ulysse Baratin, directeur de la Scène de Recherche Paris=Saclay
Nous l’avions interviewé à l’aube de la première saison de la Scène de recherche Paris-Saclay. Il avait alors manifesté l’ambition de travailler avec les acteurs du territoire – institutions culturelles, laboratoires, écoles, etc. -, de s’ouvrir à un large public. Il revient ici sur le chemin parcouru depuis, sur le plateau de Saclay et bien au-delà.
- Lors du précédent entretien, vous aviez fait part de vos ambitions pour la Scène de recherche, à commencer par celle de faire travailler ensemble chercheurs et artistes autour de projets communs, dans une logique de cocréation. À en juger par la programmation de l’année 2025-26, l’objectif est plus qu’atteint…
Ulysse Baratin : En effet, il y a trois ans, l’objectif que nous nous étions fixé était d’associer le plus possible la Scène de recherche aux laboratoires de recherche et de départements d’enseignement de l’Université Paris-Saclay. Un objectif on ne peut plus ambitieux vu leurs nombres respectifs. Toujours est-il que d’année en année, nous sommes parvenus à établir des rapports suivis avec de plus en plus de ces acteurs, en essayant à la fois d’être en partenariat avec les réseaux de recherche comme Quantum Saclay ou la MSH Paris-Saclay, mais aussi, fût-ce de manière plus ponctuelle, avec des instituts de recherche comme l’Institut Diversité, Écologie et Évolution du Vivant [IDEEV], le Laboratoire Interdisciplinaire des Sciences du Numérique [LISN], etc.
À chacun de ces instituts ou laboratoires, nous avons proposé soit un dialogue dans le temps, soit des résidences d’artistes, en leur sein, pour permettre un dialogue entre leurs enseignants-chercheurs et des artistes de la Scène de recherche. Je pense notamment à ce que nous avons mis en place avec le Centre d’Économie de l’ENS Paris-Saclay [CEPS] ou encore le Département MAtériaux et Structures [DMAS] de l’Université Paris-Saclay.
Dresser un bilan exhaustif des projets qui ont été ainsi menés déborderait le cadre de cet entretien. Je vous propose donc d’évoquer deux projets qui me paraissent emblématiques de notre démarche.
Le premier a été l’adaptation du livre de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, pour une interprétation sur scène, par la nouvelle troupe théâtrale du plateau de Saclay – elle est composée d’étudiants de l’Université Paris-Saclay. Ce projet a consisté en un important travail d’écriture et de réécriture par Julien Avril, un compagnon de route de la Scène de recherche. La mise en scène a été assurée, elle, par Julie Timmerman – une artiste associée de la Scène de recherche jusqu’à la saison dernière -, à travers une cinquantaine d’heures de travail en atelier. Le projet a culminé en mars 2025 avec, d’une part, une journée d’études sur l’œuvre même, soixante ans après sa publication. Une journée organisée par Frédéric Lebaron, le directeur du département d’enseignement et de recherche en sciences sociales de l’ENS Paris-Saclay, avec la participation de nombreux sociologues qui ont pu ainsi discuté de l’actualité de la reproduction sociale en milieu universitaire. D’autre part, le soir-même et le lendemain, une représentation de la pièce a été donnée, qui a attiré un public très nombreux, constitué aussi bien d’habitants essonniens que d’étudiants auxquels en définitive on tendait un miroir. À travers ce projet, la Scène de recherche se positionnait à l’interface du monde de la recherche, du campus étudiant et du reste de la cité avec ses citoyens et citoyennes. Autre motif de satisfaction : la journée d’étude et la représentation théâtrale ont eu des échos bien au-delà du plateau de Saclay, Julien Avril et Julie Timmerman ayant été invités à l’émission de Sylvain Bourmeau, sur France culture, pour témoigner de ce travail d’adaptation et de son enjeu sur un campus comme celui de Paris-Saclay.
Ce n’est pas tout : le texte de l’adaptation va être publié dans notre nouvelle collection, « Pourparlers »; éditée par la MSH Paris-Saclay, qui a vocation à réunir des textes de théâtre mis en regard avec des textes scientifiques, toujours dans cette perspective arts – sciences, qui nous est chère.
- Quel est l’autre projet que vous souhaitiez mettre en avant ?
Ulysse Baratin : Il s’agit d’« ExTRAS » pour « Expériences Territoriales pour des Rencontres Arts Sciences », que l’on conduit avec le soutien de la Fondation Daniel et Nina Carasso. Enclenché la saison dernière, ce projet, appelé à se poursuivre les deux saisons suivantes, s’est décliné en différents moments : des semaines de résidence du metteur en scène Victor Thimonier, à l’IDEEV, pour y observer le travail de la botaniste Sophie Nado portant sur la catégorisation de la flore ; de l’éducation artistique et culturelle auprès de lycéens, à Évry, à travers des visites de laboratoires et des ateliers d’écriture sur ce qu’ils observaient dans ces laboratoires ; enfin, ExTRA Botanica, le spectacle d’une quarantaine de minutes que Victor a créé à partir de sa résidence. Cette restitution sera donnée de manière itinérante dans des lycées de l’Essonne.
Un projet qui, vous l’aurez compris, permet à la fois d’ouvrir les laboratoires sur la jeunesse essonnienne, de créer des résidences de recherche et de création pour déplier ce en quoi consiste une démarche de recherche et valoriser ainsi les chercheurs du campus, le tout dans une perspective environnementale. Le choix de l’IDEEV n’est à cet égard pas anodin. Il permet de mieux comprendre la manière dont nous regardons la flore, le vivant. Cette année, l’aventure se poursuit donc, cette fois avec le Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE).
- Deux projets qui témoignent chacun de la double préoccupation que vous aviez manifestée lors du précédent entretien : ouvrir la Scène de recherche à un large public et travailler avec une large diversité d’acteurs du territoire, du plateau de Saclay et de bien au-delà…
Ulysse Baratin : Préoccupations plus que jamais d’actualité. Cette saison, nous avons programmé un autre projet d’éducation artistique et culturelle avec l’autrice et metteuse en scène Olivia Maboumga – elle conduit des ateliers au collège Gérard Philippe, à Massy. De son côté, Julien Avril intervient dans un collège des Ulis. Enfin, nous avons un grand projet triennal d’action culturelle à Corbreuse, un petit village du Dourdannais.
- Vous vous projetez donc, avec succès, à l’extérieur. En sens inverse, qu’en est-il des rendez-vous proposés au sein même de la Scène de recherche ? Parviennent-ils à attirer du public ? Une question que je pose au regard des conditions d’accessibilité du plateau de Saclay…
Ulysse Baratin : Il y a trois ans, nous peinions à remplir la salle. Ce n’est plus la cas aujourd’hui. Nous nous en réjouissons d’autant plus que nous parvenons dans le même temps à fédérer un public mixte – notre objectif de départ – avec une répartition à peu près égale entre les étudiants de l’Université Paris-Saclay et les habitants essonniens, auxquels s’ajoutent les enseignants chercheurs et les personnels administratifs. Bien sûr, nous accueillons davantage de familles pour la programmation jeune public, mais de manière générale, notre public est bien, dans sa diversité, à l’image de la population du territoire.
- C’est de bon augure quand on sait que la ligne 18 du Grand Paris Express n’est pas encore entrée en activité…
Ulysse Baratin : J’allais y venir ! Son impact sera d’autant plus fort que la station la plus proche se trouvera à 200 mètres à peine. Nous nous préparons donc à son arrivée en nous attendant à ce que notre public devienne davantage massicois – la ville Massy ne sera plus qu’à une dizaine de minutes. Il nous faudra cependant veiller à répondre aux attentes d’autres populations des communes alentours. La ligne 18 ne manquera pas de nous rapprocher aussi d’autres publics franciliens et pourquoi pas parisiens.
Par ailleurs depuis cette saison, nous avons amorcé un partenariat avec la Communauté d’Agglomération de Paris-Saclay qui déterminera notre grande axe développement dans les années à venir, à savoir notre décentralisation à l’échelle ce territoire. Nous commençons dès cette saison à présenter des pièces dans plusieurs de ses médiathèques – celles de Longjumeau, de Chilly-Mazarin… Un axe qui traduit notre volonté de sortir de nos murs, en présentant des formats courts, grand public, ne requérant pas de moyens techniques lourds, sur l’ensemble du territoire de l’agglomération. Nous souhaitons œuvrer de même à l’échelle de l’Université Paris-Saclay en tirant profit de son réseau d’auditoriums, d’espaces scéniques, de salles…
- En vous écoutant, j’ai le sentiment d’entendre un acteur du territoire soucieux de contribuer, à travers la Scène de recherche et ses multiples partenariats, jusqu’à son développement sinon son désenclavement…
Ulysse Baratin : Votre impression est juste ! Cette volonté fait pleinement partie du projet initial : quand Pierre-Paul Zalio, le président d’alors de l’ENS Paris-Saclay, et Sylvie Retailleau, la présidente d’alors de l’Université Paris-Saclay, se sont accordés pour créer la Scène de recherche, l’idée n’était pas d’en faire un simple lieu d’expérimentation, mais bien le cœur battant de la vie sociale du plateau de Saclay et plus largement de la partie essonnienne du campus. Cœur battant, mais aussi espace de rencontre entre l’université et le territoire et ses habitants, lieu de rassemblement où on traite aussi bien d’enjeux scientifiques et artistiques, que sociaux et environnementaux. Trois ans plus tard, au vu de la composition du public, je suis en mesure de vous dire que cet objectif est bel et bien rempli.
- À en juger aussi par la diversité des institutions et associations du territoire avec lesquelles vous avez noué des partenariats. J’aimerais y revenir pour souligner le fait que cela n’a été possible que parce qu’il s’est trouvé en leur sein, des hommes et des femmes réellement intéressées à l’idée de travailler, collaborer avec la Scène de recherche, au-delà de l’aspect institutionnel de ces partenariats.
Ulysse Baratin : Je ne rencontre ici que des personnes bonnes volontés ! Je perçois un enthousiasme grandissant chez les uns et des autres à l’idée de collaborer avec une institution comme la nôtre. Par ailleurs, en discutant avec des représentants de collectivités territoriales, de centres culturels ou de laboratoires, je suis agréablement surpris de constater à quel point la Scène de recherche joue pleinement son rôle d’interface de ces différents mondes : elle leur permet, dans une certaine mesure, de se rencontrer.
- Parmi les acteurs du plateau de Saclay, j’aimerais citer l’exemple de Sébastien Oliveau, le directeur de la MSH Paris-Saclay, qui ne cache pas, dans l’entretien qu’il nous a accordé, une appétence personnelle pour la Scène de recherche, la programmation qu’elle propose, au-delà de l’intérêt qu’il peut avoir au titre d’une institution comme celle qu’il dirige.
Ulysse Baratin : Sébastien illustre bien en cela le rôle moteur que des personnes peuvent avoir en particulier au sein de leurs institutions respectives. Lui est un partenaire privilégié : il est à la fois un homme de science – il est géographe – et un homme de culture. C’est dire s’il est agréable de travailler avec lui. Je pourrais en dire autant de Nada Caud, directrice de la communication du Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement (LSCE), qui a une expérience de la médiation scientifique ; d’Aurélie Derégel, directrice de la culture, des domaines et du mécénat au Conseil départemental de l’Essonne ; d’Hervé Dolle, un allié de la première heure, d’Olivier Kahn, directeur de la Diagonale Paris-Saclay… Je pourrais en citer bien d’autres….
- Je vous épargnerai l’exhaustivité pour éviter l’oubli d’autres noms…
Ulysse Baratin : Je vous en sais gré [sourire]. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’ils sont nombreux !
- Qu’en est-il des scientifiques eux-mêmes ? Percevez-vous une même appétence au sein de sciences plus que d’autres, pour la Scène de recherche ? Vous avez évoqué les sciences humaines et sociales, et les sciences de la vie ou de l’environnement. Qu’en est-il des sciences exactes ?
Ulysse Baratin : Je perçois un intérêt de laboratoires, de chercheurs et d’étudiants de tous les horizons scientifiques, disciplinaires possibles. Les étudiants en mathématiques ou en informatique ne sont pas les derniers à s’intéresser à la Scène de recherche. Ils sont nombreux à venir ici, à nos spectacles. Le Centre Borelli, une référence en mathématique, est un autre de nos partenaires ; nous avons travaillé avec lui, notamment dans le cadre du festival littérature Vo-Vf pour une conférence sur les rapports entre IA et traduction. Nous avons aussi la visite régulière de chimistes, des liens étroits avec les chercheurs et étudiants en physique quantique – nous avons notamment accueilli Julien Bobroff [physicien et vulgarisateur scientifique], une après-midi entière à l’occasion de la Fête de la science – il a réalisé de passionnants « Quarts d’heure quantiques ».
Bref, il n’y a pas de discipline, de science avec laquelle nous n’entretiendrions pas un minimum d’échanges. D’ailleurs, cette saison, Julien [Avril] va monter, toujours avec la nouvelle troupe du plateau de Saclay, une pièce en rapport avec les sciences de l’ingénieur, qui aura pour titre « Des gens du génie » – un projet mené en étroite collaboration avec des écoles d’ingénieurs du plateau : l’IOGS, AgroParisTech, CentraleSupélec. Cette pièce rendra justice à la pluralité de ces sciences de l’ingénieur et de leurs « génies » entre le génie civil, le génie mécanique, le génie agricole, le génie informatique, etc.
- Je ne cacherai pas mon enthousiasme à cette perspective, convaincu que je suis de la nécessité de réconcilier le génie des ingénieurs avec celui des lieux…
Ulysse Baratin : Le genius loci !
- Parfaitement ! Une réconciliation à laquelle œuvre notamment l’historien de l’architecture Antoine Picon qui, dans son dernier livre, Natures Urbaines [ Natures urbaines. Une histoire technique et sociale 1600 – 2030, Pavillon de l’Arsenal, 2024 ], rappelle combien la renaturation et la re-végétalisation en milieu urbain supposent de mobiliser des compétences pointues en ingénierie, pour ne serait-ce que garantir des sols de qualité, l’arrosage des plantes, etc. Cela étant dit, dans quelle mesure votre ancrage territorial, la possibilité qu’il vous offre de croiser de manière informelle, sérendipienne serais-je tenté de dire, des partenaires potentiels, nourrit l’élaboration de votre programmation ?
Ulysse Baratin : Il est évident qu’ici la concentration d’institutions, de laboratoires est telle, que des projets peuvent effectivement naître d’interactions fortuites. Il n’y a encore pas longtemps je croisais un enseignement-chercheur de CentraleSupélec ; en discutant de manière informelle avec lui, une idée de projet à germé. C’est tout l’intérêt de notre inscription dans un tel écosystème, avec ses multiples interactions, sa vie de quartier.
Permettez-moi de dire encore un mot sur nos partenariats qui tendant à s’étendre au reste de la France – avec le Festival des Mots, par exemple – ou même à l’international avec notamment le concours de l’Institut français [l’opérateur pivot du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et du ministère de la Culture dans la mise en œuvre de la politique culturelle extérieure de la France]. De toute évidence, la marque Paris-Saclay existe et elle ne fait que renforcer l’attrait de la Scène de recherche.
Journaliste
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