Entretien avec Jean-Luc Maria, CEO d'Exotrail
La logistique. C’est en référence à cet univers professionnel et ses solutions que Jean-Luc Maria a en 2017 cofondé Exotrail, une start-up tournée vers… l’espace, en proposant pour commencer un logiciel de conception de missions spatiales et des propulseurs électriques pour nano et micro satellites. En quelques années, la jeune pousse a franchi de nouvelles étapes avec désormais de nouveaux produits dans son catalogue. Précisions dans cet entretien y compris sur les motivations ayant conduit à maintenir Exotrail dans l’écosystème Paris-Saclay dont elle est directement issue.
- Si vous deviez, pour commencer, pitcher Exotrail ?
JLM : Exotrail a été créée en 2017, après un an et demi de gestation, par quatre personnes, toutes intéressées par les enjeux de la mobilité dans l’espace, autrement dit de logistique spatiale. Comme les entreprises du secteur de la logistique classique, nous contribuons à organiser le mouvement d’objets, en l’occurrence des satellites. Un défi quand on sait que ces derniers se sont démultipliés pour répondre à des besoins terrestres, de connectivité, d’observation ou encore d’exploration. Et ce d’autant plus que, depuis le début des années 2000, on assiste à une baisse du coût d’accès à l’espace – des satellites aussi bien que des lanceurs. Soit le même phénomène qui s’est produit sur terre avec une intensification des flux de biens et de marchandises, sur fond d’abaissement des coûts de transport sur longue distance et de spécialisation de sociétés dans la logistique terrestre, aérienne ou maritime. Avec mes associés, nous nous sommes dit que l’opportunité se présentait de créer quelque chose d’équivalent dans le domaine spatial, avec la conviction qu’il y avait place, en plus des acteurs historiques existants – les opérateurs de satellites – pour de nouvelles sociétés prenant en charge la gestion de la mobilité des objets envoyés dans l’espace.
- Jusqu’où peut-on pousser le parallèle avec le secteur de la logique terrestre ?
JLM : Pas plus qu’une société de logistique classique, nous ne comptons proposer une seule et même solution pour adresser le besoin d’un client. Aujourd’hui, nos homologues qui opèrent sur la surface du globe s’appuient sur un logiciel pour, depuis internet, décrire la marchandise, préciser à quel endroit il faut la récupérer, à quel autre il faut l’expédier et, ainsi, fixer un prix et un délai de livraison. Une fois cela établi, la société mobilise un véhicule pour récupérer le produit, éventuellement le stocke temporairement dans un entrepôt, utilise un logiciel d’optimisation pour déterminer l’itinéraire et les modes de transport optimaux, etc.
Comme ces sociétés, notre vocation est de proposer des produits qui permettent de couvrir l’ensemble des services. Nous avons pris cependant le parti de les développer pas à pas. Nos deux premiers produits sont spacestudio™, notre logiciel de conception de missions spatiales, et notre gamme de propulseurs électriques spaceware™ pour les petits satellites.
spacestudio™ est un outil logiciel de simulation spatiale. Il permet de calculer précisément les besoins de mobilité d’un satellite ou d’un système de satellites depuis la conception jusqu’à la fin de vie dans l’espace, et de sélectionner les solutions de mobilité à implémenter de façon à les faire bouger dans l’espace. La solution la plus simple pour ce faire, c’est d’y installer un propulseur électrique. Nous avons été encouragés à nous engager dans cette voie par l’avènement d’une nouvelle ère, celle des satellites plus petits, autrement dit les nano et micro satellites, lesquels ont vocation à être placés à des altitudes orbitales plus basses mais distribués en plus grands nombres – soit l’enjeu des projets de constellations. Une tendance qui s’est cependant longtemps heurtée à la difficulté de miniaturiser les moteurs. Exotrail est né aussi de la volonté de répondre à ce besoin en propulseurs efficaces mais de plus petites tailles.
- Où en êtes-vous aujourd’hui ?
JLM : Forts de l’expertise et de la crédibilité acquises avec nos deux premiers produits et des revenus qu’ils génèrent, nous sommes en train de passer à une seconde étape en proposant d’ajouter deux produits de mobilité supplémentaires. D’une part, une alternative au propulseur : spacedrop™, un service de transport en orbite qui utilise le véhicule spacevan™ – autrement dit un satellite convoyeur auquel reviendra le soin de déposer un par un à la bonne orbite tous les petits satellites qu’il contiendra après la séparation d’avec la fusée.
Ce produit est une réponse à cette tendance consistant à réduire le coût des lancements, en concevant des fusées sur le modèle du cargo – elles envoient plusieurs objets placés à leur tête, mais à un seul et même endroit. Soit une problématique qui n’est pas sans évoquer la logistique du dernier kilomètre, qui oblige à devoir acheminer un produit en recourant à de plus petits véhicules pour atteindre les nombreux points de destination finaux. Le lancement de notre premier satellite convoyeur est prévu en octobre 2023.
Une fois que les satellites sont placés dans l’espace, il faut enfin pouvoir communiquer avec eux, récupérer les données de bonne santé pour surveiller que tout est nominal, planifier les mouvements qu’ils devront faire (correction de position, évitement de collision, changement d’orbite, etc.), et ce de la façon la plus automatisée possible pour limiter les coûts d’opération. L’autre produit en cours de développement, le 4e de notre gamme, est un autre logiciel, non plus de conception mais d’opération.
Naturellement, nous n’avons pas l’intention de nous arrêter là. Nous avons d’ores et déjà d’autres idées de produits en tête, dans le but de disposer à terme dans l’espace d’une flotte de véhicules que les opérateurs de satellites pourraient mobiliser en cas de besoin. Il leur suffirait pour cela de nous contacter, de faire part de leur besoin – inspecter une panne sur un satellite, en réalimenter un autre en carburant, en faire redescendre certains arrivés en fin de vie, dans l’atmosphère pour qu’il s’y consume et n’aggrave pas la pollution de l’espace. Dans la même logique, on peut aussi imaginer un modèle de satellite convoyeur réutilisable… Le champ des possibles dans ce domaine est particulièrement étendu.
- À vous entendre, la logique spatiale présente donc des analogies avec la logistique terrestre. Mais jusqu’où peut-on pousser l’analogie ? Votre environnement est tout de même l’espace ! On se doute bien que vous vous confrontez à des défis d’une toute autre nature. D’ailleurs, les compétences dont vous vous entourez ont-elles toutes à voir avec la logistique classique ?
JLM : (Sourire). Oui et non ! L’environnement spatial est effectivement différent de l’environnement tel que nous le connaissons sur la surface du globe. Nous nous projetons à de plus longues distances, dans le vide, en nous confrontant à des niveaux de températures variables, très faibles ou très élevées ; les objets sont exposés à des radiations ; les opérations de maintenance y sont plus complexes. Par conséquent, les solutions logistiques sont différentes ; nos propulseurs reposent sur d’autres technologies que ceux utilisés sur terre. Les convoyeurs n’ont rien de commun non plus avec les camions, trains ou bateaux…
Si, donc, le modèle de la logistique spatiale est simple à comprendre, ce domaine présente des spécificités qui font précisément le cœur de nos expertises et de nos métiers. Cela étant dit, elle partage aussi des compétences en commun avec le monde de la logistique classique, en l’occurrence l’organisation et la gestion d’une flotte de véhicules. Prenons l’exemple des grands opérateurs de la logistique terrestre : Fedex, UPS, Maersk, la SNCF, etc. Tous disposent de centres de contrôle depuis lesquels ils surveillent leurs centaines de bateaux, avions, trains, camions, en optimisant leur route pour consommer le moins possible, livrer le plus rapidement. Ils s’appuient pour cela sur des compétences d’optimisation finalement assez proches. Donc, oui, il peut y avoir aussi des complémentarités entre les logistiques terrestre et spatiale.
- Qu’est-ce qui vous a personnellement motivé à investir ce domaine : sa dimension spatiale ou ses enjeux de logistique ?
JLM : En 2015, une opportunité s’est d’abord présentée à nous, mes futurs associés et moi-même, à savoir une brique technologique, issue de la recherche académique, dans laquelle j’évoluais alors – je travaillais au CNRS sur des équipements embarqués sur satellite. C’est à cette occasion que j’ai fait connaissance avec un chercheur en sciences des matériaux qui travaillait sur des thématiques de propulsion électrique. Nous étions conscients de la pertinence de ces technologies pour s’adapter à la transformation du domaine spatiale vers des satellites plus petits et plus nombreux. Anticipant également une diminution du coût d’accès à l’espace, nous avons poursuivi notre collaboration en travaillant, dans une démarche plus entrepreneuriale, sur un projet de propulseur adapté aux nano et micro satellites. Nous avons alors eu l’opportunité de bénéficier d’un accompagnement et d’un soutien financier de la SATT Paris-Saclay dans le cadre d’un programme de maturation de deux ans, pour la mise au point d’un premier prototype. Nous avons aussitôt compris la nécessité de développer en parallèle le logiciel de conception de missions spatiales ne serait-ce que pour mieux définir les caractéristiques du propulseur à mettre au point et pouvoir entamer de premières négociations avec de potentiels clients.
Par la suite, nous avons entrepris de clarifier notre positionnement : des lors que nous proposions de fournir des propulseurs et des logiciels, nous nous inscrivions bien dans l’univers de la mobilité et donc de la logistique spatiale.
- Vous reconnaissez-vous cependant comme un acteur du New Space ?
JLM : Oui, bien sûr. Nous faisons bien partie des nouveaux entrants dans la filière spatiale, aux côtés de nombreuses autres sociétés, fondées sur un projet entrepreneurial, avec tout ce que cela suppose en termes de prise de risque.
En France, nous faisons même partie des premières sociétés à avoir investi ce New Space, avec Unseenlabs, basée à Rennes ; Anywaves, à Toulouse ; Thrustme, elle aussi issue du plateau de Saclay (nous avons fait partie de la même promotion de la SATT Paris-Saclay), ou encore Preligens. Autant de sociétés qui, comme Exotrail, ont toutes émergé à peu près au même moment alors qu’on parlait encore peu de New Space en France – il n’y avait pas encore de dispositifs de soutien, d’incubateur et d’accélérateur dédiés, de fonds d’investissement spécifiques et encore moins d’écosystème digne de ce nom. Des sociétés avaient déjà vu le jour depuis longtemps, mais aux États-Unis, principalement. Depuis le retard est en passe d’être comblé. Un écosystème entrepreneurial spatial voit le jour en France et, avec lui, de nouvelles start-up, qui s’ajoutent aux pionnières, ainsi que des structures à même de les accompagner, à l’image de la SATT Paris-Saclay ; des fonds d’investissements, des accélérateurs, etc.
- Tout en étant implantés à Toulouse, vous avez fait le choix de rester dans l’écosystème de Paris-Saclay, en emménageant à Massy. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
JLM : Exotrail est un pur produit de Paris-Saclay ! Après avoir démarré le projet à Guyancourt (à l’Observatoire de Versailles St Quentin en Yvelines), nous nous sommes installés quelques mois à l’incubateur de l’École polytechnique. Comme je l’ai dit, nous avons bénéficié du programme de maturation de la SATT Paris-Saclay. Le projet que nous lui avions soumis était soutenu par un consortium d’organismes et d’établissements de recherche de poids présents dans l’écosystème : le CNRS, l’université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, le Synchrotron Soleil et l’École polytechnique. Il se trouve aussi que mes associés et moi étions installés à proximité du plateau de Saclay. Naturellement, quand nous avons créé la société, nous avons prospecté dans les alentours pour trouver des locaux. Ceux-ci devaient répondre à plusieurs critères – être à proximité d’une gare et d’un aéroport, etc. De là l’installation à Massy, un hub de transport s’il en est – la ville est desservie par les lignes B et C du RER, le TGV, et se trouve à proximité de l’aéroport d’Orly. Nous avons eu la chance d’y trouver nos locaux actuels, situés dans un ancien bâtiment industriel – un des rares ayant survécu à Massy – parfaitement adapté à une activité comme la nôtre, qui mobilise de nombreuses machines – nous concevons, assemblons et testons nous-mêmes nos propulseurs !
Même si nous avons désormais moins d’interactions avec les membres du consortium que j’ai évoqué – la société ayant maintenant pris son envol – nous restons attachés à Paris-Saclay.
- Sachant que vous êtes aussi installés à Toulouse…
JLM : Oui, et ce depuis le début. En France, on ne peut pas prétendre investir la filière du spatial sans avoir la moindre connexion avec cet autre écosystème, qui concentre une grande partie des compétences et expertises dans le domaine spatial. Il nous fallait donc y être notamment pour le développement de nos logiciels qui requièrent des compétences spécifiques en mécanique spatiale. Et puis, un fonds d’investissement de la région Occitanie a répondu présent lors de notre première levée de fonds. En contrepartie, nous devions concourir localement à la création d’activité. Au final, celle double localisation nous convient très bien.
- Un mot sur vos effectifs, leur évolution ?
JLM : Nous avons démarré à Paris-Saclay avec six personnes – les fondateurs et 2 ingénieurs de la SATT. En 2018, à l’issue du programme de maturation, nous avons procédé à une première levée de fonds, en vue de mettre au point un premier démonstrateur de nos deux produits, d’en faire un test dans l’espace et de signer nos premiers contrats. Des objectifs que nous avons atteints comme prévu en 2020, avec des effectifs d’une trentaine de personnes. Cette même année, nous avons réalisé une seconde levée de fonds pour atteindre un nouvel objectif : tout en poursuivant le développement de nos premiers produits, en accélérer le développement commercial et en préparer l’industrialisation. Ce qui nous a amenés à quelques 70-80 personnes courant 2022. Depuis, nous avons mené une troisième levée de fonds – conclue fin 2022, que nous avons annoncée début février 2023 – en nous fixant de nouveaux objectifs. Le premier : industrialiser la production de nos produits historiques en étant en capacité de passer de la production de quelques propulseurs à plusieurs centaines. Nous créons ici même à Massy une usine de production, ce qui signifie un quadruplement de la taille de nos locaux – nous avons la chance de ne pas avoir eu à déménager. Deuxième objectif : introduire sur le marché nos deux derniers produits – le satellite convoyeur et le logiciel d’opération. Enfin, troisième objectif : internationaliser la société. Nous avons d’ores et déjà de nombreux clients, à peu près partout dans le monde, pour nos propulseurs en particulier. Le temps est donc venu pour nous de franchir les frontières, de disposer d’entités Exotrail aux Etats-Unis pour commencer – nous y avons déjà recruté une personne en vue d’ouvrir un ou plusieurs bureaux durant l’été 2023 – puis bientôt en Asie. Nos effectifs continuent à croître en conséquence – nous venons de franchir le seuil de la centaine de salariés avec pour objectif d’atteindre les 150-160 d’ici la fin de l’année 2023.
- Une contribution à la ré-industrialisation du pays…
JLM : De fait, l’usine que nous créons ici pour y fabriquer nos propulseurs et intégrer nos satellites convoyeurs y contribue. Nous bénéficions d’ailleurs du soutien du fonds industriel opéré par Bpifrance (SPI), dédié au financement de la première usine de start-up industrielles. Les personnes que nous recrutons ont essentiellement des profils de techniciens et d’ingénieurs.
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