Une formation pour hauts potentiels made in X-Google-PwC.
L’été 2016, l’École polytechnique annonçait le lancement, avec PwC et Google, de la LEAD Academy, un programme de formation sur « les économies du futur pour les dirigeants de demain ». Présidente du département Management de l’Innovation et de l’Entrepreneuriat (MIE) de Polytechnique, Florence Charue-Duboc nous en dit plus sur la genèse de cette initiative et ses ambitions, enfin, les perspectives qu’elle offre pour Paris-Saclay.
– Un mot pour commencer sur votre parcours…
C’est un parcours relativement atypique : je suis Polytechnicienne et j’ai une thèse de doctorat en management des organisations de l’Ecole des Mines. Je suis directrice de recherche au CNRS, au sein de l’Institut Interdisciplinaire de l’innovation (3I), qui réunit des équipes de recherche de Polytechnique, de Mines ParisTech et de Télécom ParisTech.
Depuis une quinzaine d’années, je travaille sur des problématiques de management de l’innovation, en partenariat avec des entreprises, à dominante industrielles pour la plupart : dans le secteur de l’automobile, d’abord, la chimie, ensuite. Plus récemment, je me suis rapprochée d’Air Liquide et d’Orange. En parallèle, depuis 2008, j‘enseigne, à Polytechnique, l’analyse stratégique et le management de l’innovation.
– Depuis quand remonte l’intérêt de l’École polytechnique pour l’enseignement en gestion et management ?
Depuis le début des années 2000, à la faveur de la réforme X 2000. L’École avait fait le constat suivant : une proportion croissante et maintenant très importante de Polytechniciens ne termine pas leur cursus dans une école d’ingénieurs d’application, mais par un master, en France ou à l’étranger. De là l’intérêt pour une formation en gestion et management. Jusqu’alors, elle était assurée dans les écoles d’application. Elle a été depuis intégrée en amont dans le cursus des Polytechniciens. Une volonté de l’École aussi bien que de la Fondation de l’X.
– Qu’est-ce qu’être enseignant-chercheur à Polytechnique ?
Ce statut d’enseignant-chercheur y trouve toute sa justification. Le travail de recherche alimente l’enseignement tandis que celui-ci valorise le travail de recherche en contribuant à sa diffusion. Cependant, les deux activités conservent des spécificités : le travail de recherche est orienté vers un objectif de publication dans une revue académique et l’organisation d’un colloque, quand bien même le terrain de recherche est l’entreprise. Le travail d’enseignant suppose, lui, beaucoup de pédagogie pour s’adapter aux publics, en l’occurrence des élèves en formation initiale, qui n’ont donc a priori aucune expérience de l’entreprise.
– Vous avez néanmoins un public de choix…
Oui. Les élèves de Polytechnique ont une grande estime pour le savoir et une tournure d’esprit qui leur permet d’acquérir et de manipuler des concepts abstraits. Cependant, leurs enseignements portent, pour l’essentiel, sur des matières scientifiques. Non que ma propre discipline ne le soit pas, mais, disons qu’elle ne relève pas des sciences exactes et de l’ingénieur, dominantes ici. Surtout, ils ont un rapport au savoir que je qualifierais d’instrumental : ils considèrent qu’il suffit d’appliquer une méthode de résolution, recourir à la modélisation, pour parvenir à la solution à un problème. Or, le savoir en sciences sociales et humaines, dont relèvent la gestion et le management, ne se manipule pas ainsi. Il sert davantage à poser des questions, à structurer des analyses, à comprendre des situations, plutôt qu’à définir la taille d’une pompe pour obtenir un débit donné, par exemple !
Dans ce contexte, l’enseignement de la gestion et du management relève d’une mission dont je me sens investie. Il suppose en outre de la créativité pédagogique pour réussir à intéresser nos jeunes polytechniciens à des savoirs différents de ceux auxquels ils sont familiers, et convaincre de leur utilité.
– Pourquoi m’accueillir à l’ENSTA ParisTech pour les besoins de cet entretien ?
L’ENSTA ParisTech est une des écoles d’application de Polytechnique. Les deux établissements sont depuis toujours liés par de multiples accords. Tant et si bien que, lorsque nous avons quitté les locaux de la rue Sainte-Geneviève [Paris Ve], nous avons tout naturellement intégré les locaux de l’ENSTA ParisTech, du temps où elle était encore implantée Porte de Versailles. Quand, ensuite, elle a rejoint le Plateau de Saclay, elle a tout aussi naturellement proposé de continuer à héberger notre laboratoire. Finalement, nous n’avons jamais été aussi proche de l’École de polytechnique que depuis ce dernier transfert [l’X est située à quelques centaines de mètres].
– Non sans renforcer le pôle des SHS au sein d’un écosystème Paris-Saclay à dominante sciences exactes et de l’ingénieur…
Tout à fait, étant entendu que l’ouverture de l’X aux SHS est ancienne. Pour mémoire, le CRG (Centre de Recherche en Gestion) a été créé par Polytechnique dès 1972. Ce fut la première équipe de recherche en gestion reconnue par le CNRS. C’est dire si l’École fut pionnière en apportant la démonstration que cette discipline pouvait être développée dans une école d’ingénieurs, et en référence aux exigences académiques. On reconnaît bien là un des traits de Polytechnique au regard de sa contribution à une recherche aussi pluridisciplinaire que possible.
– Qu’en est-il du management à l’heure de l’entrepreneuriat ? A priori, le management réfère aux grandes organisations déjà instituées, là où l’entrepreneuriat renvoie davantage à la création d’entreprises dont les start-up…
Oui. Mais il n’en est pas moins important de former nos élèves-ingénieurs à des notions de management. Certes, à leur âge, ils ne sont pas a priori aptes à assumer un rôle de dirigeant au sein d’une grande organisation, faute, encore une fois, d’expérience professionnelle. Mais on peut leur faire profiter d’un savoir qui s’est accumulé autour des sciences de gestion et du management, à même de leur fournir des grilles de lecture, dans le contexte professionnel qu’ils seront amenés à rejoindre au sein d’une grande entreprise ou de tout autre type d’organisation.
Concernant l’entrepreneuriat, c’est vrai qu’il réfère à un autre univers. Aujourd’hui, quand vous interrogez un élève – ingénieur, force est de constater qu’il se projette dans les figures de l’entrepreneuriat innovant contemporain : celles d’un Larry Page et d’un Sergueï, fondateurs de Google, ou d’un Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, etc. Il importe donc de parler aussi à ces générations. Si parmi les jeunes polytechniciens, beaucoup peuvent prétendre faire une carrière brillante au sein d’une grande organisation, force est de constater qu’ils ne sont pas insensibles à l’univers des start-up. Pour autant, il ne faut pas l’opposer à celui des grandes organisations. Nos jeunes seront probablement les acteurs de la transformation des grandes organisations en instaurant des modes de collaboration plus fluides entre elles et les start-up.
– Est-ce à dire que, dans votre esprit, loin de se substituer aux organisations classiques, les start-up sont davantage dans une logique de complémentarité, mais aussi de coévolution avec ces organisations de l’économie « classique » ?
Oui, bien sûr. A ce sujet, je renvoie à la thèse de ma doctorante, Julie Fabbri, qui porte sur les espaces de co-working, en plein développement de nos jours. De fait, ils répondent aux besoins de startup qui, par définition, connaissent des évolutions rapides. Ces espaces leur assurent des bureaux et la possibilité d’en ajuster la surface en fonction de leur développement. En cas de difficultés, l’équipe peut aussi intégrer des start-up voisines avec lesquelles elles ont noué des relations. On constate également que ces mêmes espaces peuvent accueillir aussi des salariés de grandes entreprises, susceptibles de devenir actionnaires de start-up. Je pense au Numa en particulier mais également à la Fibre Entrepreneur, le centre dédié à l’innovation et à l’entrepreneuriat de l’X qui mêle espaces de co-working accueillant les investisseurs, espaces de prototypage, accélérateur et incubateur de start-up. Ce type de lieux concourt également à hybrider des cultures entrepreneuriales. Indéniablement, ils participent d’une innovation.
– Venons-en à la création de la formation LEAD Academy. On comprend d’ores et déjà qu’elle s’inscrit dans une démarche ancienne. Quelles sont cependant les circonstances qui ont présidé à sa création ? Quelle en est la valeur ajoutée au regard de cette tradition de recherche en gestion et management ?
Jusqu’ici notre activité d’enseignement s’adressait prioritairement aux élèves en formation initiale. Pourtant, elle peut se déployer auprès de managers en fonction et plus expérimentés, qui ont besoin de compléter leur connaissance. Depuis quelques années, l’École avait déjà développé une offre de formation, en dehors de la formation initiale, mais auprès d’autres publics. Nous percevions bien cependant un intérêt croissant des grandes entreprises pour un programme de formation, adapté à leurs hauts potentiels, c’est-à-dire ceux pressentis comme les futurs dirigeants, mais aussi des dirigeants de start-up en fort développement. Nous-mêmes pensions avoir un rôle à jouer en permettant à cette catégorie d’acteurs de mieux saisir le sens des mutations en cours en matière d’innovation, de régulation, d’environnement, etc.
– Comment en êtes-vous venu à partager ce constat avec PwC et Google ?
En 2015, un premier contact a été noué avec l’entreprise de conseil PwC, qui faisait elle-même le constat que les grandes entreprises sont confrontées à un certain nombre de ruptures liées à l’explosion démographique, l’accélération de l’urbanisation, l’essor du progrès technologique, le changement climatique, ou encore la rareté de la ressource.
Face à ces ruptures, qui rompent les chaînes de valeur traditionnelles et déplacent les centres de gravité de l’économie mondiale – c’est l’autre conviction de PwC – il importe que les grandes entreprises adoptent une démarche non pas défensive, mais offensive, en les considérant non pas comme des menaces qui vont restreindre leur capacité de développement, mais, au contraire, des opportunités qui se traduiront par de nouveaux marchés, moyennant, notamment, une transformation de leur mode de management.
– Est-ce vous qui vous êtes adressé à PwC ou cette société qui s’est tournée vers vous ?
PwC a considéré que, forts de notre expérience dans la formation de haut niveau, nous pouvions réfléchir à un programme destiné aux hauts potentiels, pour les accompagner dans leur réflexion autour des nouveaux business à imaginer de façon à répondre à ces ruptures. Nos premiers échanges remontent à moins d’un an.
– Moins d’un an ? Une illustration au passage du fait que le terreau était plus que favorable…
Oui. J’ajoute que cette mise en place relativement rapide a été rendue possible par la démarche réellement partenariale dans laquelle nous nous sommes engagés d’emblée avec PwC.
– Et Google ? A quel moment cette démarche s’est-elle élargie à cette entreprise ?
Nous y avions spontanément pensé. Car, pour les entreprises classiques, il est clair que les ruptures auxquelles elles sont confrontées sont beaucoup liées au numérique et à la digitalisation de leurs activités. De fait, le digital transforme les organisations dans différents registres : que ce soit au niveau du marketing, des process internes, de l’offre de services… Il nous paraissait donc légitime de nous associer à un grand acteur dans ce domaine. Mais, très rapidement, nous nous sommes accordés sur la nécessité que le programme aborde les autres ruptures, liées aux contraintes environnementales et aux nouvelles réglementations, aux enjeux de la diversité culturelle, en plus des problématiques technologiques.
– Quelle est au final la valeur ajoutée de votre formation ?
De nombreuses formations sont d’ores et déjà proposées pour les hauts potentiels. Par rapport à l’offre existante, notre programme présente cependant deux particularités. D’une part, le fait de s’organiser autour d’une thématique précise – les nouveaux business face aux diverses ruptures auxquelles l’entreprise est confrontée, donc. D’autre part, son ouverture à plusieurs entreprises : à la différence de bien des formations, nous sommes dans une logique inter- et non pas intra-entreprises. Il ne s’agit pas de renforcer la cohésion autour d’une culture d’entreprise, d’un top management issu de plusieurs fonctions, au sein d’une même organisation, mais de confronter des expériences très différentes. Nous avons acquis la conviction au cours de la construction de ce programme qu’il y avait une source d’enrichissement dans le fait de rencontrer des managers issus de différents secteurs. Les problématiques du digital ne se posent pas de la même façon selon qu’on est dans l’assurance, le transport, etc. Elles n’en imposent pas moins d’apprendre d’autres secteurs que le sien, et de construire une nouvelle offre conjointement.
– On parle beaucoup d’open innovation, d’open data… S’agit-il, à travers cette formation, de promouvoir une sorte d’open management non pas au sens où il serait ouvert, mais négocié au travers des collaborations engagées avec des partenaires extérieurs ?
Je ne m’étais pas formulé les choses en ces termes, mais puisque vous me posez la question, je répondrais en mettant en avant ce parti pris de la formation inter-entreprises, que j’évoquais à l’instant. Face aux ruptures, aucune organisation ne peut prétendre définir un modèle unique de management, a fortiori si elle s’engage dans des modes de coopération et de partenariat collaboratif.
– Comment appréhendez-vous la question de la concurrence qui peut exister entre les sociétés des hauts potentiels qui suivent votre formation ?
Nous ne sommes pas dans une logique de convention d’affaires où la question de la confidentialité peut se poser. Notre formation offre l’opportunité d’engager avec d’autres hauts potentiels une réflexion sur les ruptures auxquelles sont confrontées les grandes organisations. Les sessions plénières traiteront de six thèmes de fonds : innover dans un monde en mutation, tirer profit de la puissance des nouvelles technologies, développer un business durable, naviguer au cœur des règlementations, manager les équipes de demain, bâtir les nouveaux « business models ». Le programme s’organise ensuite autour d’ateliers par groupes de travail de dix personnes afin de mettre en pratique les sujets évoqués en sessions plénières, au travers de cas concrets proposés par les enseignants-chercheurs ou les participants. Des groupes de partage et de création permettront à chaque participant d’appliquer ce qu’il a appris, à une problématique propre à son business qu’il aura définie en amont avec son entreprise, rien ne l’empêchant de co-développer des réponses avec les partenaires de son groupe de travail. Les conditions sont ainsi réunies pour imaginer les modèles innovants, même les plus décalés au regard des logiques sectorielles, charge à chaque participant d’en tirer des enseignements dans le contexte de sa propre organisation.
– Un mot sur la référence au « leader » que contient l’intitulé de votre formation, LEAD Academy. Certes, il s’agit ici d’un acronyme (« Learn, Experience, Adapt, Disrupt). Mais que répondriez-vous à ceux qui considèreraient que, face aux ruptures, c’est moins la figure du manager héroïque, qu’une forme de collectif dont on aurait besoin ?
La question du leadership et des styles de management à envisager dans le contexte que nous connaissons, est déjà l’objet de beaucoup d’offres de formation. Nous souhaitions nous positionner en complémentarité, avec la conviction que le pilotage de ces processus de transformation est un véritable challenge auquel il nous semble important de sensibiliser les hauts potentiels, pressentis comme les futurs dirigeants dans leurs entreprises, en tenant compte de l’émergence de nouvelles générations. Si l’usage de la notion de leader se justifie encore, nul doute qu’elle revêt une signification nouvelle dans les écosystèmes d’innovation. Il est clair que la collaboration avec des start-up, en particulier, appelle de nouvelles formes de leadership.
– A quoi ressemblerait donc un leader au XXIe siècle ?
Il n’aura pas nécessairement les traits d’une figure héroïque. Face aux ruptures qui caractérisent le monde contemporain, l’heure est à la logique partenariale avec des collaborateurs internes et externes. Le management ne passe plus nécessairement par ceux qui se mettent le plus en avant…
– Combien de hauts potentiels attendez-vous pour votre première session ?
Nous limiterons la première promotion à une soixantaine de personnes maximum, de façon à pouvoir constituer de petits groupes. Précisons encore qu’elle sera accueillie en janvier 2017, pour une centaine d’heures, réparties sur dix mois. La LEAD Academy sera certifiée par l’Ecole Polytechnique Executive Education, au sein du programme « Stratégies de transformation ».
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