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Un « travail » d’accoucheur…

Le 19 janvier 2020

Directeur de recherche CNRS, sociologue, spécialiste de droit du travail, il a été en charge du chantier de préfiguration de la MSH Paris-Saclay qu’il a ensuite dirigée, de sa création jusqu’en août 2016. Claude Didry est depuis chercheur au Centre Maurice Halbwachs (CNRS, ENS Ulm, EHESS), après avoir été membre du laboratoire IDHES (antenne de Cachan). Il n’en continue pas moins à cultiver des liens avec la MSH Paris-Saclay : les 19-20 septembre 2019, il organisait, avec son soutien, un workshop en l’honneur de l’économiste Robert Salais.

– Pouvez-vous, pour commencer, par expliquer ce qui vous a prédisposé à la création d’une MSH ?

Je mettrai naturellement en avant le caractère interdisciplinaire de ma formation, que j’ai poursuivie notamment au sein de l’EHESS, au contact de mes codirecteurs de thèse : Antoine Lyon-Caen (mon directeur officiel), professeur de droit à Nanterre et directeur d’études à l’EHESS, et Robert Salais, statisticien économiste, directeur du Groupement de recherche (GdR) IEPE (Institutions, Emploi et Politiques Economiques), ainsi que d’éminents enseignants-chercheurs comme l’historien Gérard Noiriel dont j’avais suivi les enseignements en DEA à l’ENS, ou encore Luc Boltanski, qui avait encadré mon mémoire. J’ai baigné dans un environnement d’autant plus stimulant qu’il fut irrigué par une vraie dynamique d’échange entre l’économie, la sociologie, l’histoire, le droit, etc.

– Nous reviendrons à Robert Salais, auquel vous avez récemment consacré un colloque soutenu par la MSH Paris-Saclay. Mais ne brûlons pas les étapes. Revenons aux circonstances qui vous ont amené à participer à la création de celle-ci…

La proposition qui me fut faite de diriger cette nouvelle institution intervint au terme d’un processus qu’il faut replacer, pour le comprendre, dans le contexte général du projet de création de l’université Paris-Saclay. Dans sa version initiale, ce projet privilégiait les sciences exactes et de l’ingénieur sur les Sciences de l’Homme et de la Société (SHS). Il était de toute évidence conçu par des scientifiques pour des scientifiques, qui, de surcroît, se connaissaient déjà, avaient l’habitude de travailler ensemble. Un rapprochement avec les SHS n’était pas un impératif, à leurs yeux, c’est le moins qu’on puisse dire. Reconnaissons que nous-mêmes, chercheurs en SHS, avions peut-être un tropisme parisien, qui ne nous inclinait pas à saisir l’intérêt ni la nécessité de quitter Paris ou la toute proche banlieue pour le Plateau de Saclay… C’est dans ce contexte fait d’incompréhension réciproque entre des sciences dites dures peu intéressées par les SHS et des SHS, elles-mêmes peu sensibles à la dimension technologique de la recherche, qu’un premier projet de MSH, porté par Pierre-Paul Zalio et Eric Godelier, vit le jour, mais sans aboutir.

– A quel moment intervenez-vous dans le processus ?

Dès 2011-12, dans le cadre d’une mission que m’avait confiée le président de l’ENS Cachan, Pierre-Paul Zalio, quand le projet de création d’une Comue s’est précisé [elle sera officiellement créée en 2014]. Je me suis occupé alors simultanément du département SHS ayant vocation à prendre en charge le volet formation de la future université Paris-Saclay, et de la création de la MSH, dédiée, elle, à la recherche.

– Aviez-vous déjà une idée de ce que les SHS représentaient dans le cadre de la Comue ?

Non, autant le dire. A l’époque, il n’y avait pas encore eu de recensement systématique des unités de recherche existantes. Par comparaison avec l’univers des sciences dites « dures », rompues à la coopération scientifique, celui des SHS était éclaté, dans une situation que le sociologue que je suis n’hésiterait pas à qualifier d’« anomique ». L’urgence était donc de faire en sorte que les chercheurs de ces disciplines se rencontrent et d’inventorier les forces sur lesquelles nous pourrions nous appuyer.
Durant l’année 2012, nous consacrâmes beaucoup de temps à réunir des directeurs d’unités de recherche pour essayer, sous l’impulsion de Jacques Commaille, de dégager les lignes de force de la recherche en SHS à Paris-Saclay.
C’est ainsi que nous eûmes l’agréable surprise de découvrir que ces dernières réunissaient près de 1 000 chercheurs et enseignants-chercheurs, et encore sans compter les doctorants. Sur un effectif total de 10 000 enseignants-chercheurs pour l’ensemble de la Comue, cela était tout sauf négligeable.
C’est à partir de cette même année 2012 qu’émergèrent des individualités appelées à m’accompagner dans la création et l’animation de la future MSH : Laurent Willemez, professeur de sociologie à l’UVSQ, à qui je confiai la tâche de gérer le département SHS ; Stefano Bosi, économiste, directeur adjoint scientifique de l’InSHS ; enfin, André Torre, également économiste, directeur de recherche à l’INRA. Ensemble, nous avons commencé à dresser un panorama des thématiques à privilégier, en partant, j’insiste sur ce point, sur l’existant.

– Le faisiez-vous en prenant en compte la particularité de l’écosystème technologique dans lequel la MSH était appelée à s’inscrire ?

Oui, bien sûr. Cela fut même au cœur de nos réflexions. Moi-même, au travers de mes recherches en sociologie, j’en étais venu à m’intéresser aux modalités du travail scientifique, de recherche et d’innovation, et ce, au sein de structures publiques aussi bien que privées. C’est dire si le contexte territorial de Paris-Saclay, constitué en écosystème, ne m’était pas indifférent.

– Aviez-vous le sentiment de partir d’une page blanche en considérant que la MSH Paris-Saclay devait être spécifique du fait du contexte qu’on vient d’évoquer ?

Jacques Commaille, alors président du conseil d’orientation du Réseau national des Maisons des Sciences de l’Homme [2001-2005], m’avait donné un exemplaire de l’ouvrage qu’il avait dirigé en 2006, sous le titre Avenir de la recherche et Maisons des Sciences de l’Homme. Sa doctrine dite des « 5 i » fut mon « kit de montage » de la MSH Paris-Saclay…

– Des « 5 i » ?

Oui, un premier « i » pour, comme il se doit, « interdisciplinaire », les suivants pour « inter-établissement » (les projets soutenus par une MSH doivent impliquer des équipes de plusieurs établissements), « inscription territoriale » (en l’occurrence dans un écosystème, ainsi que nous le disions), Internationalisation, enfin… Ah, mince, je crains, d’avoir oublié le 5e « i »…

– Innovation ? Incubation ?…

Non…

– Incitation ?

Cela aurait pu être cela, mais voilà, cela me revient, il s’agit d’« Identité spécifique » ! Si des MSH partagent des fonctions communes, elles sont aussi invitées à cultiver des spécificités en assumant des fonctions nationales dans le cadre d’une division du travail au sein du réseau.

– En ce qui concerne la vôtre, il s’agissait donc de favoriser une interdisciplinarité « forte » entre SHS et recherche scientifique et technologique ?

Disons « assez forte ». Cette ouverture à la recherche scientifique et technologique me renvoie à un entretien que j’eus en 2007 avec Jean-Yves Mérindol, le prédécesseur de Pierre-Paul Zalio, à la tête de l’ENS Cachan. Il avait fait un parallèle avec le MIT, en me proposant de créer le volet sciences sociales du MIT à la française que représentait pour lui Paris-Saclay. Il avait une analyse très approfondie de la situation, mais j’avais décliné l’offre, considérant qu’elle était alors incompatible avec mon engagement dans la recherche.

– Etant entendu qu’il ne s’agissait pas pour les SHS de venir en appui des sciences dites dures, mais de pouvoir prendre l’initiative de projets interdisciplinaires à travers des dispositifs en forme d’appels à projets…

Ce fut très exactement notre ambition pour la MSH, mais aussi le début du commencement de nos difficultés ! Car, encore une fois, les sciences « dures » de Paris-Saclay n’éprouvaient pas le besoin de se rapprocher des SHS. Ces sciences ont leur propre grammaire et ont vocation à répondre aux besoins de l’industrie, par la valorisation des résultats de recherche, en se coulant dans la vision orthodoxe de l’économie de marché, actuellement dominante. Dès lors, l’apport des SHS pouvait leur paraître au mieux inutile, au pire contreproductif du fait du regard critique inhérent à la démarche des chercheurs en SHS. Pour m’en tenir à la sociologie du travail que je pratique, il est clair que son approche pouvait amener à questionner les risques d’instrumentalisation de la recherche par le monde industriel, à d’autres fins que le progrès de l’humanité…

– En dehors du MIT, aviez-vous en tête des modèles de MSH ?

J’avais établi des relations avec d’autres MSH, notamment celle de Paris-Nord, qui, autant le dire, constitua notre modèle de référence, d’autant plus que nous bénéficions des conseils bienveillants d’Alain Bertho, son directeur. J’ai été aussi très intéressé par la MESH de Lille (« E », pour Européenne) que je suis allée visiter. Elle se caractérisait par un rapport très fort avec la Région Nord-Pas-de-Calais, ce qui ne m’était pas indifférent au regard de l’exigence de l’inscription territoriale.
Pour en revenir à notre projet de MSH, il se heurtait à une autre difficulté : les divergences entre des chercheurs partisans d’une organisation de la recherche sous l’égide du CNRS et ceux attachés à une recherche universitaire, plus individualiste. Pour le dire autrement, le fort engagement du CNRS a pu susciter une certaine défiance de certains.
Autant le reconnaître, je n’avais pas conscience de la réalité des rapports de force qui ont pu se jouer ni mesurer à quel point, au sein du monde de la recherche, la logique de compétition pouvait l’emporter sur une logique de coopération… La MSH avait beau être une unité de service et, donc, ne pouvoir qu’apporter du mieux, nous nous heurtions à un rejet de la part de certaines composantes disciplinaires.

– La MSH n’en a pas moins passé le cap des cinq ans d’existence. Avec le recul, considérez-vous qu’au final tout était question de temps, pour permettre aux chercheurs des SHS, d’une part, des sciences dites dures d’autre part, de mieux se connaître, de surmonter leurs préjugés réciproques ?

Je souscris à cette hypothèse, qui permet de comprendre la réussite de la MSH Paris-Saclay dans la durée. Mais au moment où elle a été officiellement créée, en 2015, elle était encore loin de disposer des ressources et des moyens dont elle avait besoin. Au début, je ne disposais que de 10 000 euros de crédits alloués par le CNRS, sans le moindre personnel…

– Comment expliquez-vous cette situation ?

J’y ai vu la confirmation du moindre intérêt du monde scientifique pour la recherche en SHS. Une responsable scientifique à qui je faisais part de mes difficultés à obtenir les moyens pour faire fonctionner « ma » MSH, eut cette réponse qui résumait bien la situation : à la différence des sciences exactes ou du vivant, les sciences de l’Homme et de la Société n’ont pas de prix Nobel ou de Médaille Fields… Ceci, ajouté aux rivalités entre disciplines, j’ai fini par considérer qu’il était temps que je passe la main.

– Avec le sentiment d’un constat d’échec ?

Avec le recul, je considère que mon rôle aura été celui de l’accoucheur. En somme, j’aurais été le Socrate de la MSH Paris-Saclay (rire) !….

– Sans en avoir connu le même sort, tout de même !

Dieu merci, non. Cela tient peut-être à une humanisation des peines ! De Socrate, je retiens d’abord l’exercice maïeutique au sens où il m’a d’abord fallu faire parler les premiers intéressés – les directeurs d’unités de recherche – en plus de faire en sorte qu’ils se parlent davantage, par-delà leur discipline…

– Parallèle pour parallèle, considériez-vous que, comme dans le cas d’une entreprise innovante, celui qui la crée n’est pas forcément celui à qui reviendra d’en assurer le développement ?

Je souscris à ce parallèle, en soulignant également le rôle capital joué par mon successeur Stefano Bosi. Son approche de l’économie l’avait mis au contact des mathématiciens, ce qui est un atout quand on sait la place privilégiée qu’ils occupent au sein de Paris-Saclay. Sa connaissance irremplaçable du monde de la recherche a été un levier crucial pour surmonter les blocages que j’ai rencontrés. Son ouverture aux autres disciplines en SHS a suscité l’adhésion des parties prenantes.

– Manifestement, c’est le sociologue qui s’exprime, de surcroît avec un regard dépourvu d’amertume…

Tout à fait ! Il n’y a aucune raison d’éprouver de l’amertume, encore moins de ressentiment. J’estime avoir eu la chance de contribuer à l’émergence de la MSH Paris-Saclay dans une démarche collective avec Stefano Bosi, donc, et André Torre, les deux directeurs adjoints pendant mon mandat. Le premier a su placer la MSH en orbite avec une capacité de travail bien supérieure à la mienne ! Son propre successeur, André Torre, a su confirmer l’essai par sa vision claire et l’exercice d’une force tranquille. Au final, le trio que nous formions dès le départ a su donner le meilleur à travers un rôle spécifique assumé par chacun au fil du temps. Ensemble, nous aurons ainsi participé à la construction d’une institution, avec toute la dimension politique que cela peut revêtir. Les difficultés que nous avons pu rencontrer sont inhérentes à ce genre de projet. Cela étant dit, il y a une personne à laquelle je tiens également à rendre un hommage appuyé, c’est Christine Bénichou, la secrétaire générale de la MSH, qui est arrivée à ce poste en 2016. C’est elle qui a donné à la MSH une existence physique, à travers son implantation au sein de l’ENS Cachan. Elle a ensuite accompagné l’extension des moyens et le recrutement du personnel, permettant ainsi à la MSH de développer ses missions, y compris au plan éditorial et de la communication (à ce propos, il faut rendre hommage au précieux concours d’Eric Valdenaire).
Les efforts consentis pour créer et développer la MSH auront été si importants qu’on n’aura finalement pas vu le temps passer ! Mais le fait est : la MHS Paris-Saclay a cinq ans ! Elle est désormais bien inscrite dans le paysage de Paris-Saclay et celui de la recherche française en général.

– Dans quelle mesure cette aventure aura-t-elle contribué à modifier votre propre perception de la recherche scientifique et technologique ?

Je dois reconnaître que mon propre rapport à cette recherche a évolué et ce, positivement. J’ai été en particulier fasciné par l’univers de la recherche du CEA, qu’il m’a été donné de découvrir, dans le domaine de l’Energie en particulier. Je l’ai été tout autant par une enquête réalisée sur le Synchrotron, en découvrant notamment l’existence de cette ligne de lumière dédiée aux matériaux anciens étudiés par les historiens et préhistoriens. Une illustration de cette interdisciplinarité forte que nous appelions de nos vœux avec la création de la MSH Paris-Saclay…

– Avec laquelle le lien n’a pas été rompu. Pour preuve, ce workshop que vous avez organisé les 19-20 septembre 2019, avec son soutien…

Effectivement, la MSH Paris-Saclay a soutenu ce workshop autour de Robert Salais. Indépendamment du fait que ce dernier fut mon père spirituel, ce soutien était pleinement justifié : il n’a cessé d’œuvrer à l’interdisciplinarité à partir de l’économie, une démarche plutôt rare chez les économistes. Il a aussi initié un dialogue avec la recherche technologique au sein de Paris-Saclay, en proposant, il y a plus de vingt ans, le concept de « science pratique ».
Mon lien avec la MSH Paris-Saclay est d’autant moins rompu que je continue par ailleurs à participer à des activités d’expertise dans le cadre d’appels à projets. Et puis, jusqu’en 2018, j’ai été un des codirecteurs de L’Homme & la Société, l’une des deux revues scientifiques hébergées par la MSH. C’est dire si je ne demanderais qu’à assister aussi à la célébration de ses… dix ans !

Pour accéder aux autres entretiens réalisés à l’occasion des cinq ans de la MSH Paris-Saclay, cliquer ici.

 

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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