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Entrepreneuriat innovant

Un ex-startupper aux Bell Labs.

Le 5 mars 2018

La première fois que nous l’avions interviewé, il était startupper. Nous l’avons retrouvé aux Bell Labs de la Cité de l’Innovation de Nokia, qu’il a réintégrés comme ingénieur-chercheur. Jakob Hoydis revient ici sur son parcours et l’objet de ses travaux, en recherche fondamentale, autour des « réseaux de neurones » appliqués au machine learning.

– Vous étiez startupper lors du précédent entretien que vous nous aviez accordé [pour y accéder, cliquer ici]. Nous vous retrouvons ici, à la Cité de l’Innovation de Nokia, comme ingénieur-chercheur. Avant d’en venir à l’objet de vos travaux, pouvez-vous nous rappeler le parcours qui vous y a conduit ? Qu’est-il advenu à votre start-up ?

Pour mémoire, Spraed, le nom de cette start-up, cofondée avec François Mériaux, proposait un réseau social d’un genre nouveau, puisque fondé sur le contact physique : l’information se propageait à travers une chaîne humaine, constituée de personnes qui s’étaient rencontrées préalablement. Nous pensions en effet que l’information aurait plus de valeur si elle avait été partagée sur la base d’une vraie discussion. Malheureusement, nous n’avons pas su traduire notre application dans un business model viable, en tout cas dans le laps de temps que je m’étais fixé pour mener ce projet à son terme, à savoir 18 mois.

– Pourquoi cette durée ?

Parce que cela me paraissait être l’horizon de temps, durant lequel je pouvais m’éloigner du monde de la recherche sans craindre d’hypothéquer les chances de le réintégrer si jamais notre projet n’aboutissait pas. Au-delà, cela aurait été plus compliqué. 18 mois après, je suis donc redevenu chercheur. Ce qui n’a pas été aussi simple que je l’avais pensé. Le quotidien du chercheur n’a rien à voir avec celui d’un entrepreneur ! Les difficultés ou défis ne sont pas de même nature. Un an m’a donc été nécessaire pour me retrouver pleinement dans l’état d’esprit du chercheur, faire de la recherche avec une visée de publication.

– Est-ce à dire que vous aviez des difficultés à renoncer au statut d’entrepreneur ?

Non, c’est même tout le contraire. Au bout de 18 mois, j’avais plutôt l’impression d’avoir fait le tour de la question. Je sais que des personnes prennent goût à l’entrepreneuriat au point de devenir des serial entrepreneurs, en faisant des échecs qu’elles rencontrent des opportunités pour rebondir. Cela n’a pas été mon cas ! Moi, je souhaitais refaire de la recherche. Entreprendre, c’était devenu trop usant, dans mon cas personnel. On travaille 7 jours sur 7, jusqu’à tard le soir.

– Comment avez-vous vécu cet apparent échec ? Considérez-vous qu’il fait partie intégrante de la démarche de l’entrepreneur innovant et qu’il peut même être riche d’enseignements pour la suite d’une carrière professionnelle ?

Echec ? Pour tout vous dire, je n’ai pas l’impression d’en avoir vécu un à proprement parler. Et puis, si j’ai eu quelques difficultés à me remettre dans la posture du chercheur, en revanche, je n’en ai pas rencontrées pour retrouver un poste. Par chance, mon ancien chef des Bell Labs (où j’avais commencé à travailler avant de me lancer dans la création d’une start-up) avait suivi l’évolution du projet et avait pu se rendre compte que cela ne fonctionnait pas aussi bien. Il m’avait donc recontacté pour savoir si j’étais prêt à réintégrer le laboratoire. Je pense que la transition a été plus difficile pour mon associé, François. Au bout d’un an, il a fait le choix de s’installer dans la Silicon Valley où il travaille désormais pour une start-up ! A la différence de moi, lui, voulait rester dans le monde de l’entrepreneuriat.

– Quand avez-vous réintégré les Bell Labs ?

En septembre 2015. Je précise que le lien n’a pas été totalement rompu avec mon expérience précédente, dans la mesure où j’ai été embauché pour les compétences acquises à travers mon projet de start-up, en cloud computing notamment. De fait, c’est un enjeu important désormais pour toute entreprise.
Sauf que ce n’était pas un sujet de recherche à proprement parler. J’ai quand même accepté la proposition en demandant juste de pouvoir disposer de six mois pour définir un nouvel axe de recherche. Durant cette période, je n’ai fait pratiquement que lire des publications scientifiques. J’ai un temps hésité entre deux problématiques : la Blockchain – déjà à la mode – et l’apprentissage automatique (machine learning). Finalement, j’ai perçu plus de potentiel de résultats novateurs dans cette seconde problématique, en tout cas dans le domaine qui était le mien, les télécommunications.
Ces hésitations peuvent vous surprendre, mais un chercheur ne change pas aussi facilement de domaine de recherche. En ce qui me concerne, toute ma thèse et les deux premières années passées aux Bell Labs, avaient été consacrées à une niche dans le champ de la télécommunication. Le moindre changement d’orientation peut même exiger plusieurs années, si on veut être de nouveau à la pointe d’une recherche. A fortiori quand on évolue dans les Bell Labs, qui relèvent autant de la recherche appliquée que de la recherche fondamentale.
Et puis, il m’a fallu convaincre mes collègues, lesquels, pour la plupart, se montraient sceptiques. Ils me disaient en substance : « On a déjà essayé ça dans les années 80, et ça n’a débouché sur rien de probant »… Deux-ans plus tôt, il n’y avait de fait pratiquement pas de travaux sur le sujet. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. On compte désormais de l’ordre de 3-4 papiers par jour. A se demander si ce n’est pas devenu le nouveau sujet à la mode !
Une fois mon nouvel axe de recherche défini, j’ai passé six autres mois à me former en autodidacte à cet apprentissage automatique, tout en réfléchissant aux synergies possibles avec les télécommunications.

– Si vous deviez maintenant « pitcher » l’enjeu de vos recherches dont vous avez fait une démo, à l’occasion du Nokia 5G Smart Campus Event [pour en savoir plus, voir le compte rendu que nous en avons fait – cliquer ici]. Quelles en sont les finalités pour l’usager final si tant est qu’on puisse l’entrevoir à ce stade ?

Autant le dire : pour l’utilisateur final, il n’y a pas de finalité précise. En revanche, mes travaux de recherche peuvent intéresser des entreprises qui conçoivent des équipements de télécommunication radio. Selon le cas, ils permettront d’en améliorer la performance en termes de débit, de fiabilité, et de réduire les coûts d’implémentation de l’algorithme d’apprentissage automatique. Il faut savoir que dans le domaine des télécommunications radio, il est a priori très difficile d’augmenter la performance, car nous sommes déjà proches de la limite théorique de Shannon. Nous savons exactement ce qu’on émet et n’avons donc pas besoin de modéliser nos problèmes mathématiquement. Pour cette raison, les algorithmes qui ont été dérivés sont quasi à un niveau optimal. Autrement dit, nous sommes dans un domaine trop mature pour envisager de la disruption à partir de l’apprentissage automatique.

– Qu’est-ce qui motive alors le chercheur que vous êtes à poursuivre cet axe de recherche ?

La possibilité de réduire la complexité des algorithmes qui ont été mis au point par le passé, en les approximant au moyen de ce qu’il est convenu d’appeler un « réseau de neurones ». Cette approximation permet en effet de simplifier la représentation des algorithmes et, donc, de les implémenter à un moindre coût, tout en améliorant leur performance. Mon travail consiste ainsi à revisiter divers algorithmes existants, mais non exploités pour voir l’intérêt qu’il y aurait à les rendre moins complexes en les approximant par un réseau de neurones.

– « Réseau de neurones », dites-vous. Permettez-moi de me risquer à une question de béotien : est-ce à dire que vos travaux ont partie liée avec les neurosciences ?

Non, absolument pas ! Même si, bien évidemment, les premiers à avoir travailler sur les réseaux de neurones se sont inspirés du fonctionnement du cerveau. Sauf que cette analogie n’est plus pertinente. Et si aujourd’hui on continue à parler de réseau de neurones, ce n’est plus en référence à ceux du cerveau. Ceux dont je parle fonctionnent selon des principes tout autres. Nous n’avons pas affaire à des neurones qui s’activeraient sous l’effet d’un courant électrique.

– Vous admettez que l’expression « Réseau de neurones » prête à confusion…

En effet. On devrait davantage parler de graphes computationnels. Nous ne sommes plus dans la démarche des pionniers de l’IA qui pensaient qu’il suffisait de s’inspirer du fonctionnement du cerveau. Force est de constater que cela n’a pas abouti à des résultats probants. Il a fallu des années avant de se rendre à l’évidence. Des avancées ont commencé à être réalisées quand on a imaginé de changer l’architecture des réseaux de neurones. Ironie de l’histoire : ceux qu’on utilise aujourd’hui avaient déjà été conçus dans les années 80. Seulement, on ne disposait pas du hardware pour en tester la viabilité. La théorie avait précédé les moyens techniques de la démonstration ! C’est dire si les avancées qu’on enregistre aujourd’hui restent somme toute relatives. Le progrès est plus linéaire qu’on ne le pense, malgré l’impression d’avancées exponentielles. Celles-ci résident plus dans les capacités de calcul qu’au plan des connaissances proprement dites.

– A vous entendre, vous menez des recherches seul, en empruntant une voie étroite. Pourtant, vous êtes dans un environnement de recherche. Comment cela se passe-t-il concrètement en termes d’interactions avec vos collègues ingénieurs-chercheurs ?

Naturellement, j’échange avec des collègues. Mais il faut admettre que la recherche scientifique est une activité somme toute individuelle pour ne pas dire individualiste. Chaque chercheur, tout membre d’une équipe qu’il soit, aspire, quoi qu’il dise, à être reconnu pour les idées qu’il aura su développer. Un chercheur parle d’ailleurs souvent en son nom propre, pas toujours au nom de son équipe ! Certes, l’environnement où j’évolue est stimulant. J’ai la chance d’avoir des collègues excellents, qui sont en mesure de challenger mes idées. Ils n’ont pas manqué de le faire quand il s’est agi de définir mon nouvel axe de recherche ! Aujourd’hui encore, je leur soumets des questions et d’autant plus volontiers que j’estime qu’un chercheur qui me formule des critiques pertinentes me sera bien plus utile que 1 000 personnes qui m’encourageront à poursuivre ! Je ne dis pas que c’est toujours simple. Mais c’est indispensable, d’autant plus que vous explorez un nouveau champ de recherche.

– Ne reste-t-il pas néanmoins quelque chose du startupper dont l’une des vertus, dit-on, est de jouer collectif, de savoir travailler avec d’autres, ne serait-ce que pour s’entourer des compétences dont il a besoin…

Sans aller aussi loin, je reconnais bien volontiers que, dans la pratique, le chercheur travaille rarement seul. Il le fait avec deux/trois autres personnes avec lesquelles il entretiendra des liens privilégiés. Il n’en va pas autrement pour le startupper qui, généralement, s’appuie sur un noyau dur de quelques personnes, à commencer par ses associés.

– A vous entendre encore, vous faites de la recherche fondamentale, comme on en fait dans des laboratoires publics. Sauf que les Nokia Bell Labs relèvent du secteur privé…

C’est justement, ce qui en fait toute l’originalité. Chez Nokia Bell Labs, les chercheurs jouissent d’un grand luxe. Ils ont la liberté de travailler sur les sujets qu’ils souhaitent explorer, sans la contrainte d’un retour sur investissement immédiat, au travers d’un livrable ayant un impact direct sur le business. Finalement, je travaille ici comme un chercheur qui évoluerait dans un laboratoire universitaire, en disposant de surcroît de plus de moyens que lui et sans les obligations d’enseignements (même si en l’occurrence, je donne des cours à l’Université de Stuttgart, mais cela reste marginal dans mon emploi du temps).
Il y a peu d’entreprises, dans le domaine des Télécommunications ou d’autres, qui offrent une telle liberté et de tels moyens aux chercheurs. Je m’empresse cependant de préciser que cette liberté n’empêche pas de devoir assumer ses responsabilités, bien au contraire ! La confiance que m’accorde Nokia ne signifie pas qu’il n’y ait pas la moindre attente d’un résultat. Il est clair que, si au bout de deux ans, mes recherches ne débouchaient pas sur quoi que ce soit, j’aurais plus de difficulté à justifier des financements supplémentaires. Rien que de plus normal. Il me revient donc de déboucher à tout le moins sur de nouvelles idées, qui pourraient inspirer de nouvelles innovations.

– N’est-ce pas le startupper qui s’exprime à nouveau ?

Peut-être. Une chose est sûre : ma volonté de changer de direction de recherche doit beaucoup à mon expérience de startupper au sens où j’ai souhaité que ma recherche soit quand même un peu plus appliquée que celle que je pratiquais avant de m’être engagé dans l’aventure entrepreneuriale. Pendant des années, en effet, j’ai cherché à résoudre des théorèmes. Avec le recul, force est d’admettre que cela n’a guère eu d’impact en termes de résultats concrets ! Certes, cette recherche fondamentale est indispensable, mais personnellement, j’aspirais à en faire une qui ait des prolongements en termes de produits et de business. Et il me semble que c’est bien le cas avec les travaux que je mène actuellement : aussi théoriques qu’ils puissent paraître, ils peuvent avoir des retombées pratiques. D’ailleurs, j’ai déjà des contacts directs avec nos Business Groups.
Un choix qui correspond au demeurant à une évolution générale de Nokia Bell Labs dont les chercheurs sont appelés à travailler plus étroitement avec la R&D.

– L’apprentissage automatique n’y incite-t-il pas ?

Si. Par nature, dans ce domaine-là, il est inévitable et même souhaitable de travailler directement avec des Business Groups. Pour pouvoir apporter la démonstration de l’intérêt de l’apprentissage automatique, il faut pouvoir l’appliquer à des problèmes concrets sur la base de vraies données. Données dont ces Business Groups disposent. Quand bien même continuons-nous à faire de la recherche fondamentale, celle-ci est moins cloisonnée qu’on le pense, en tout cas dans le domaine qui est le mien.
J’ajoute que l’attente des clients (les industriels) est forte en matière d’IA. Ils veulent tous en avoir dans leurs produits. C’en est même devenu un argument de vente. Par conséquent, nous n’avons plus le temps de poursuivre des cycles de développement classiques (trois ans de recherche, puis trois ans de prototypage, etc.).

– Dans le précédent entretien, vous aviez donné un conseil aux futurs startuppers. Quel conseil donneriez-vous aux jeunes qui aspirent à travailler dans le domaine de l’IA ?

L’engouement pour l’IA est tel que cela suscite beaucoup de vocations parmi les étudiants. Pourtant, pour faire ce que je fais actuellement, il faut avoir de très fortes compétences dans un domaine précis, en l’occurrence, celui des télécommunications, et des compétences secondaires en machine learning et non l’inverse. Quelqu’un qui ne serait expert qu’en cette matière ne sera pas d’une grande utilité. Il faut d’abord être expert d’un domaine pour tirer pleinement profit des opportunités du machine learning.
A mon sens, les entreprises se trompent à vouloir recruter à tout prix des data scientists, au prétexte qu’ils seraient plus experts en la matière. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Elles gagneraient plutôt à former au machine learning les experts dont elles disposent déjà dans leurs domaines de compétences, pour qu’ils soient capables d’identifier les opportunités de son intégration dans les process. J’encourage donc les étudiants à se spécialiser dans autre chose que le machine learning. Un ingénieur expert dans un domaine ne devrait pas avoir de difficulté à en comprendre les principes. L’inverse est moins vrai : il est plus compliqué pour un expert en machine learning d’intégrer l’expertise propre à un domaine.
Il ne suffit pas non plus d’associer une personne compétente dans tel ou tel métier, mais sans la moindre compétence en machine learning, avec un expert en la matière, mais sans la moindre compétence dans le métier en question. C’est moins efficient que de former la personne du métier au machine learning.

– Un mot sur l’écosystème de Paris-Saclay : fait-il sens pour vous, qui enseignez par ailleurs à l’Université de Stuttgart ?

Précisons que c’est par le truchement d’une équipe de recherche de l’Université de Saclay, que j’ai été amené à y donner des cours. Mais mon investissement dans cette université s’arrête-là. Pour les besoins de mes recherches, j’ai davantage de liens avec des chercheurs de CentraleSupélec et quelques autres acteurs de l’écosystème de Paris-Saclay. Paris-Saclay a du sens pour moi, car cela permet de réunir des établissements d’enseignement supérieur et de recherche sur un même territoire ! Et si le renforcement de cet écosystème pouvait inciter à y organiser des conférences plutôt qu’à Paris, ce serait également un plus. Même si aujourd’hui nous sommes plus connectés numériquement, il importe de pouvoir se voir, autour d’un tableau ou même d’un café.

A lire aussi les entretiens avec Bertrand Marquet, qui revient sur Le Garage du Campus Nokia de Paris-Saclay (pour y accéder, cliquer ici) et Eric Lacombe, qui présente la Plateforme d’Innovation Nokia et ses projets en matière de mobilité (cliquer ici).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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