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Un designer radical.

Le 20 octobre 2017

Suite de nos échos à l’exposition Observeur du Design 2017 qu’EDF Lab Paris-Saclay accueillait au cours du mois de septembre à travers, cette fois, l’entretien que l’architecte et designer de Nodesign.net, Jean-Louis Frechin, qui avait fait le déplacement pour son inauguration, a bien voulu nous accorder sur le vif.

– Nous vous avions déjà interviewé – c’était à l’occasion de l’édition 2014 de Paris-Saclay Invest [pour accéder à l’entretien, cliquer ici]. Etiez-vous revenu depuis sur le Plateau de Saclay ?

Non. C’est dire si je suis content d’avoir pu participer à l’inauguration de l’exposition Observeur du Design : ce fut l’occasion pour moi de découvrir enfin les nouveaux bâtiments d’EDF Lab Paris-Saclay. A l’époque, le site était encore en chantier. Reconnaissons que le résultat est exceptionnel et impressionnant. Depuis ce lieu, on peut voir à quel point le Plateau de Saclay change, en tout cas de ce côté-ci. Dans mon souvenir, il n’y avait pas autant de grues. J’espère juste que les choses iront en s’améliorant au plan de la signalétique. Comme je l’avais déjà dit dans le précédent entretien, il importe que celle-ci soit dans son design à la hauteur de la particularité de l’écosystème et de sa vocation à encourager l’innovation.

– Et l’exposition, en quoi vous paraît-elle importante ?

Elle est l’occasion de parler de design et de militer pour une approche « française » : intelligente, productive et créatrice de valeur. Elle a aussi été l’occasion de découvrir l’approche design des équipes de la R&D d’EDF. Je ne cacherai pas combien j’ai été impressionné tant elle sort des sentiers battus anglo-saxons. Et cela me paraît essentiel. Car si on se borne à faire le même design avec les mêmes méthodes que l’on trouve en Angleterre, aux Etats-Unis ou ailleurs, je ne vois pas l’intérêt de faire comme tout le monde. Ce n’est pas ainsi qu’on se différenciera de la concurrence.

– Au cours de votre intervention, vous avez mis en avant le principe du « faire », en suggérant par-là un design qui serait en prise avec l’activité de production dans ce qu’elle peut avoir de matériel, de physique, de numérique et non une activité purement cérébrale pour ne pas dire intellectuelle… Cela n’a pas été sans me faire penser à l’ouvrage du sociologue Michel Lallement, L’Age du faire, qui, comme son titre l’indique, montre l’importance du « faire » chez les hackers… [pour en savoir plus, voir la chronique que nous lui avons consacrée – cliquer ici].

C’est un ouvrage que j’ai lu avec un vif intérêt ! Cela fait des décennies que pour ma part je milite pour la reconnaissance du faire dans l’activité de design. Celui-ci ne s’oppose pas aux pratiques conceptuelles, il en est un moyen plus qu’un aboutissement à mon sens. Je me réjouis donc de l’intérêt que les universitaires commencent à porter à cette dimension des activités humaines. L’ouvrage de Michel Lallement montre l’importance du rapport direct à la technologie et à l’effectuation que cultivent les FablLabs et autres Makerspaces. Je regrette juste qu’il se borne à étudier le contexte anglo-saxon [son analyse porte sur le Makerspace de Noisebridge]. C’est bien d’aller voir ce que font les autres. Mais ne perdons pas de vue pour autant toute cette tradition du faire qui s’est exprimée aussi en France, y compris dans le design…

… Aux dernières nouvelles [voir l’entretien qu’il nous a accordé – cliquer ici], ses travaux de recherche actuels portent sur le cas des markerspaces français…

Tant mieux ! Après tout, Jean Prouvé est Français et son héritage mériterait d’être mieux pris en considération. De même que celui d’un Jean-Jacques Herbulot, l’inventeur des dériveurs Vaurien et des petits croiseurs Corsaire, auquel toute l’industrie de la voile française est redevable. L’un comme l’autre ont contribue à un design à la française dont la caractéristique première est justement de puiser dans une histoire de l’ingénierie. Il serait dommageable de passer celle-ci par pertes et profits. Elle pourrait être une source .d’inspiration pour les designers d’aujourd’hui. Malheureusement, elle a pâti de la rupture intervenue à l’issue de la Seconde Guerre mondiale quand on a commencé par industrialiser la formation des ingénieurs et la recherche scientifique, au prétexte qu’il fallait reconstruire la France et, donc, disposer de cohortes de ressources humaines bien formatées pour le faire. Sans doute était-ce nécessaire. Sauf que cela a eu pour contrepartie de détourner les esprits ingénieurs de leur vocation première : contribuer au progrès – en l’occurrence, en introduisant l’électricité dans les usines tout en apportant des solutions aux problèmes qui se posaient au quotidien. Ils ont été détournés de l’activité matérielle et de ce que cela impliquait en termes de mise au point. Une nouvelle génération d’ingénieurs s’est imposée, plus encline à calculer et modéliser, sans plus se confronter directement à la matière. Et qui n’avait plus l’âme d’entrepreneurs, comme ont pu l’avoir un Eiffel et un Freyssinet (concepteur et inventeur du béton précontraint). C’est l’histoire de ces capitaines d’industrie, à la fois ingénieurs et entrepreneurs, que je revendique et dont je me réclame. Je suis convaincu qu’une des clés du renouveau de notre pays résidera dans la capacité à encourager ces individus sachant tout à la fois inventer et entreprendre. Ce qui suppose d’admettre la part de hasard qui intervient dans l’invention. La Tarte Tatin, pour ne prendre que cet exemple bien connu, n’a pas été imaginée a priori, avant d’être conçue : c’est juste une tarte aux pommes qu’une personne avait malencontreusement renversée, et qui, au lieu de la jeter, l’a servie dans son nouvel état. Un exemple parmi d’autres de ces incidents créatifs que nous aurions intérêt à valoriser en évitant de formater nos futures ingénieurs avec des processus qui ne laissent plus de place à la créativité. Il n’est donc pas étonnant que le prototypage s’impose de nouveau comme méthode de conception

– On ne peut, en vous écoutant, s’empêcher de penser à la sérendipité…

ColoopPaysageC’est bien sûr le mot que j’ai en tête. Et que je mets moi-même en pratique au sein de Nodesign.net. Nous n’avons pas pratiqué autrement avec Coloop, ce prototype de séquenceur distribué connecté, que nous avons développé avec l’Ircam dans le cadre du programme de recherche CoSiMa : il n’est rien d’autre que l’aboutissement d’une succession d’accidents créatifs comme ceux que j’évoquais à l’instant. Au début, nous pensions produire une acoustique en traitement de signal numérique. Une piste qui s’est révélée moins pertinente que prévu. Il se trouve que le webmaster de l’Ircam avait fait une thèse en acoustique traditionnelle. Il s’est tout naturellement proposé de travailler sur un mode de calcul qui ferait de notre concept un vrai instrument de musique. L’innovation repose aussi sur cela : la rencontre fortuite avec des personnes d’autres univers disciplinaires et/ou professionnels que le sien.

– Revenons à cette idée du « faire » auquel vous voulez faire revenir le design. Cela passe-t-il par la valorisation de lieux comme les FabLabs ?

J’en doute, car ces lieux sont avant tout destinés à des hackers, qui aiment manipuler des outils en détournant le cas échéant des objets techniques de leur fonction première, sinon à des ingénieurs qui ont besoin de prototyper, mais sans avoir, en tout cas à ce stade de leur démarche, une préoccupation en matière de design, c’est à dire de propostion d’un objet avec un usage, un style et un sens. Les designers, du moins ceux que je connais – ceux formés à l’ENSCI, aux Arts Décos ou dans les quelques autres bonnes écoles de design que compte le pays – sont tous déjà en eux-mêmes des « faiseurs » (au bon sens du terme). Je n’ai pas besoin de les qualifier de hackers pou sacrifier à un phénomène de mode, qui nous vient tout droit de Californie. Pas moins que les hackers, nos designers ne demandent l’autorisation d’être créatifs ou d’être dans le faire. Le nom complet de l’ENSCI comporte « Les ateliers », une référence que je trouve magnifique car, précisément, elle suggère bien cette idée de la pensée en acte, à travers le faire, mais aussi du faire comme outil de pensée. Certes, nous gagnons toujours à nous inspirer de ce qui se fait ailleurs, mais ne renions pas pour autant notre propre histoire du design et de la concepton qui a su si intelligemment cultiver cet art du faire.

– Dans quelle mesure peut-on promouvoir un design à la française dans un contexte mondialisé qui incite à constituer des équipes internationales… ?

Je pense que dans un contexte mondialisé, les équipes multinationales ont tendance à s’influencer mutuellement au point finalement de reproduire à peu près le même design. De là mon scepticisme. Une entreprise comme Apple fait exception. Mais précisément, parce que son équipe design est constituée à 90% de designers européens. Je trouve que cela devrait nous faire réfléchir quant à l’intérêt qu’il y aurait de reconnaître des spécificités nationales sinon continentales. A l’évidence, le design est un bien commun européen, qui se confond avec l’histoire européenne. Ce qui n’empêche pas ensuite des particularités d’un pays à l’autre et, donc, de reconnaître ensuite, pour peu qu’on affine l’analyse, un design français, un design allemand, un design italien… Et pourquoi s’en offusquer ? Après tout, être de quelque part n’est pas un mal en soi. Je considère que c’est même plutôt un atout. D’ailleurs, le design in France, in Italy, in Germany, cela veut encore dire quelque chose. Un produit conçu par des Français, sinon en France, ne sera pas le même qu’un produit « italien », « allemand », etc. Quand bien même ces différences nous échappent, elles sautent aux yeux d’un regard extérieur. Voyez les voitures de marques françaises : elles ont un style plus proche du « charme » que de la beauté pure (si tant est que celle-ci existe), et c’est ce qui les distinguerait des autres. Ce n’est pas moi qui le dit, mais des consommateurs étrangers, interrogés dans le cadre d’une étude internationale. Pourquoi ne pas cultiver ce genre de particularité proprement culturelle ? Il me semble que c’est cela qui permettrait de différencier nos produits et ce, au moindre frais, puisque c’est un donné, qui participe de notre culture. Il n’y aurait pas besoin de payer des agences de publicité pour créer une différence factice. Autant la cultiver en sachant exploiter, en plus de nos savoir-faire, des ressorts qui nous sont propres.

– Je viens de comprendre qu’en promouvant un design à la française, vous n’êtes pas tant « réactionnaire » que « radical », au sens étymologique du terme, c’est-à-dire enclin à revenir au commencement des choses pour mieux ensuite se projeter dans l’avenir…

Oui, merci de considérer que je ne suis pas réactionnaire ! (Rire). Je me reconnais davantage dans ce qualificatif de radical, pris en ce sens-là, que j’ai appris du philosophe Pierre-Damien Huygue, qui n’a pas son pareil pour nous rappeler le sens des mots et refonder ainsi une pensée intelligible sur le monde et ses mutations. En design, il est essentiel de comprendre le sens des choses et des mots si on veut comprendre l’usage et celui qui va utiliser l’objet, soit un humain. Rien que pour nous rappeler cela, la philosophie nous est utile.

– Un Design Center doit voir le jour à Paris-Saclay. Que vous inspire un tel projet ?

Oui, je le sais et y suis attentif. D’autant que j’en connais bien le directeur, Vincent Créance. Il contribuera sans nul doute à faire du lien entre les établissements de recherche en révélant et en valorisant leurs résultats. Ce qui est essentiel si on veut renforcer l’attractivité de Paris-Saclay aux yeux des entreprises. Modestement, j’encourage ce type d’initiative en creusant le sillon d’un design contemporain qui, tout en s’appuyant sur les nouvelles technologies, soit à la fois spécifiquement français et cohérent et non un prêt-à-penser anglo-saxon comme le Design thinking car, encore une fois, ce n’est pas en copiant les autres qu’on réussira à être plus attractif et singulier.

A lire aussi les entretien avec Gilles Rougon, Collective Innovation Catalyst au sein d’EDF (pour y accéder, cliquer ici) ; Guillaume Foissac, responsable de l’I2R, le laboratoire accélérateur d’innovation créé au sein d’EDF R&D Enerbat, sur le site des Renardières (cliquer ici) et Olaf Maxant, délégué innovation adjoint à EDF Lab (cliquer ici).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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