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Transitions

Transition énergétique : l’apport des paysagistes.

Le 24 novembre 2016

Suite de notre présentation de la Chaire d’entreprises Paysage et Énergie de l’École Nationale Supérieure du Paysage (ENSP) de Versailles Marseille, à travers, cette fois, l’entretien avec Auréline Doreau, chef de projet.

– Si vous deviez, pour commencer, rappeler la vocation de cette chaire ?

Cette chaire a été créée en avril 2015, avec le soutien du Ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer (MEEM, ex-MEDDE). Son objectif est d’intéresser les énergéticiens aux travaux des paysagistes et, par effet miroir, d’intéresser ceux-ci au monde de l’énergie et à ses enjeux techniques, auxquels ils ne sont pas toujours familiers. Voilà pour l’objectif global de cette chaire qui a aussi pour vocation d’interpeller les autres acteurs des territoires, dans la perspective de la transition énergétique : ceux en charge des politiques publiques aussi bien que les habitants ou les usagers.

– Que mettez-vous en œuvre dans le cadre de cette chaire pour traiter de la question de l’énergie au regard du paysage ?

Concrètement, la chaire s’organise autour de quatre axes de travail :
– un axe « recherche » : il s’agit de comprendre comment sont produits les paysages de l’énergie, quelles sont les formes spatiales qui permettent d’amener à cette transition énergétique, quelle gouvernance territoriale doit être envisagée et pour quels paysages. Actuellement, la chaire accueille la thèse menée par Roberta Pistoni, une architecte, qui travaille sur l’imbrication des concepts énergétiques permettant de penser la transition énergétique des territoires : le métabolisme urbain, l’économie circulaire, etc. Quelle est la place des paysagistes dans la mise en œuvre de ces concepts et autres instruments de gestion des territoires ? C’est une autre question à laquelle elle s’emploie de répondre.
– un axe « enseignement », ensuite : la chaire s’appuie pour cela sur les « ateliers pédagogiques régionaux », des ateliers de six mois, au cours desquels les étudiants de dernière année de l’ENSP, se mettent en situation pré-professionnelle en répondant à une commande faite par un partenaire comme, par exemple, RTE ou EDF. Sont programmées également des workshops, des stages ou encore un voyage d’étude.
– l’axe « création », en lien avec la Villa Le Nôtre, une résidence, qui accueille des paysagistes et artistes, invités à poursuivre des projets touchant aux liens entre paysage et énergie. Les personnes sont sélectionnées sur la base d’un appel à projets, lancé conjointement par l’ENSP et la Villa. Cette année, un des lauréats pourra bénéficier d’une bourse spécifique « paysage et énergie », si son projet correspond à la thématique.
– enfin, un axe dédié au développement de la chaire à travers un réseau de partenaires – outre le ministère et des entreprises, des laboratoires ou des associations, comme le collectif « Paysages de l’après-pétrole », en fonction des opportunités.

– Qu’en est-il du dialogue entre paysagistes et énergéticiens ? Est-il encore à construire ?

Ce dialogue a eu lieu par le passé, mais probablement est-il à restaurer. Des formations d’ingénieurs ont porté sur les enjeux esthétiques. Je pense à celle de l’Ecole polytechnique, par exemple, qui comptait des enseignements en architecture et ce, dans toutes ses dimensions, y compris esthétique ou graphique. Ce genre de formation a ensuite eu tendance à disparaître sous l’effet de la spécialisation des ingénieurs, les disciplines proprement scientifiques tendant à prendre le pas. Depuis, la construction d’ouvrages d’art fait de nouveau appel à des architectes, mais plus rarement à des paysagistes (il est vrai que cette profession est plus récente – elle se constitue dans la seconde moitié du XXe siècle). Nul doute, pourtant que la collaboration entre l’univers des ingénieurs et celui des paysagistes produirait des synergies intéressantes. Cependant, le choses changent : on constate un intérêt croissant de la part des maîtres d’ouvrage pour la dimension paysagère de leur projet. Par exemple, RTE a récemment fait appel à l’ENSP pour initier des « ateliers pédagogiques régionaux ». On ne part donc pas de rien. Il y a manifestement une prise de conscience chez les énergéticiens de l’importance de l’enjeu paysager.

– Mais comment envisagent-ils le recours aux paysagistes ? Pour masquer leurs infrastructures et en limiter l’impact visuel sur des paysages ? Ou, au contraire, amorcer un vrai dialogue ?

(Sourire) Les demandes sont de multiples natures. Il est vrai que, spontanément, certains énergéticiens font appel à un paysagiste pour « camoufler » sinon intégrer leurs infrastructures, de façon, pensent-ils, à en limiter les nuisances visuelles. Mais, très vite, ils se montrent ouverts et intéressés par la remise en perspective de leurs ouvrages d’art, y compris quand il s’agit d’une centrale nucléaire. Les propositions de paysagistes consistant à les magnifier plutôt qu’à en cacher la vue depuis les axes routiers ne les laissent pas indifférents. Elles leur font prendre conscience de l’intérêt à assumer la matérialité de leurs infrastructures et équipements. La plupart des habitants, peut-être parce qu’ils ont l’habitude de vivre à proximité, considèrent que cela fait partie de leur paysage quotidien, qu’il n’y a donc pas lieu de les cacher. Bref, il y a indéniablement un changement d’état d’esprit, ravivé par la demande de transition énergétique.

– En quoi la problématique de la transition énergétique est-elle une opportunité pour l’instauration de ce dialogue ?

Il est clair que le contexte de transition énergétique change la donne. Les entreprises sont plus que jamais attendues pour relever ce défi. On attend d’elles qu’elles accélèrent le passage d’énergies fossiles à des énergies renouvelables. La pression sociétale, qui s’est renforcée à l’occasion de la COP 21, incite les énergéticiens à trouver dans leur dialogue avec les paysagistes, l’opportunité de réfléchir autrement, moyennant un pas de côté. Et précisément, c’est ce pas de côté que la chaire leur propose de faire.

– Dans quelle mesure cette transition ne met-elle pas aussi au défi les paysagistes eux-mêmes ?

Comme tous les milieux professionnels, celui du paysage a ses conservatismes. Mais c’est aussi un milieu très dynamique, riche d’une histoire, qui sait vivre aussi au présent, en se projetant dans l’avenir. Le propre du travail de paysagiste est d’appréhender un lieu dans ses toutes dimensions : historique, mais aussi géographique, sociale, culturelle. Pour concevoir son projet, un paysagiste se doit de saisir le « génie du lieu », avec son système d’acteurs. C’est dire si son projet ne peut qu’être spécifique au territoire où il intervient.

– En quoi le contexte de Paris-Saclay est-il un terrain de jeu favorable ?

Avant même la constitution de la chaire, Paris-Saclay s’est imposé comme un territoire d’expérimentations pour l’ENSP. Un atelier pédagogique régional a été récemment organisé sur le thème de l’avenir du grand rural dans le cadre de la programmation du Grand Paris : organisé par les enseignants du département Projet de Paysage de l’ENSP – notamment Marion Talagrand – il visait à identifier les formes d’organisations paysagères susceptibles d’accompagner la transition énergétique. Plusieurs acteurs de Paris-Saclay (Terre et Cité, CAUE,…) ont été conviés aux différents rendus. Pour y avoir moi-même assisté, je peux témoigner de la richesse des propositions faites à cette occasion. Il est vrai que les élèves ne se fixent pas de limites – c’est le principe de l’exercice. Parmi les propositions, l’une consistait à mettre l’ensemble du Plateau de Saclay à l’heure de la permaculture, ni plus ni moins. Est-ce réaliste ? Je l’ignore. Une chose est sûre, cela permet de sortir des sentiers battus et de proposer des visions, qui par leur radicalité même, permettent d’engager la réflexion sur d’autres pistes.
Au fil du temps, l’école a tissé des liens privilégiés avec plusieurs acteurs du Plateau de Saclay, à commencer par Terre et Cité, que je viens d’évoquer. Je participe à leurs repas plateaux, en présence d’autres acteurs du territoire, y compris de simples habitants. Cette association nous a ainsi donné la possibilité de participer aux rencontres autour de leur recherche-action en écologie territoriale.

– Qu’en est-il des échanges avec le monde de la recherche et de la R&D ? Je pense en particulier aux trois Instituts pour la Transition Energétique (ITE), que compte l’écosystème de Paris-Saclay (Vedecom, PS2E, IPVF) ?

Bien sûr, ces acteurs nous intéressent et nous serons probablement amenés à nous en rapprocher. La chaire a à peine plus d’un an et demi d’existence ; elle en est encore au stade embryonnaire. Néanmoins, elle compte Pierre Veltz, ancien Pdg de l’ex-EPPS, parmi les membres de son conseil scientifique. Son concours nous est précieux : en plus de son expertise sur le développement territorial et de l’action publique en la matière, il a une excellente connaissance de l’écosystème de Paris-Saclay, des organismes de recherche et des entreprises qui s’y trouvent. Certes, il n’est pas spécialiste du paysage, mais il est très intéressé par son apport. Sa curiosité nous amène sur d’autres interrogations que celles du paysagiste.

– Comment vous êtes-vous retrouvée vous-même dans cette chaire ?

De formation, je suis agronome et néanmoins intéressée par les questions de paysage. Ce qui d’ailleurs m’a amenée à faire le Master « Théories et démarche du projet de paysage », de l’ENSP. Je connaissais, donc, déjà l’école. Au cours de la première année du Master, se montait le collectif « Paysages de l’après-pétrole », dans lequel je me suis également investie.
Quand la chaire s’est constituée, j’avais déjà près de deux années d’expérience professionnelle dans le domaine agronomique, notamment comme auto-entrepreneure. J’ai aussitôt proposé mes services à elle comme au collectif « Paysages de l’après-pétrole » pour mener des missions sur cette double thématique paysage et énergie. Coup de chance, un poste s’est créé au même moment. Certes, depuis lors, je ne traite plus d’agronomie directement. Mais le paysage intégrant l’ensemble des activités économiques d’un territoire, nous abordons nécessairement de questions agricoles.

– Un mot sur le colloque de Cerisy « Jardins en politique (auprès de Gilles Clément) » [pour en savoir plus, voir l’entretien avec Gilles Clément – cliquer ici – ou Vincent Piveteau – cliquer ici] auquel vous avez assisté au début du mois d’août dernier…

C’est un colloque codirigé par Vincent Piveteau et Patrick Moquay, respectivement directeur et professeur de l’ENSP. Indépendamment de cela et du contenu, c’est une expérience très enrichissante, même si je n’ai pu en suivre l’intégralité (le colloque durait sept jours). Il fut l’occasion de prendre la mesure de la portée politique des jardins, comme d’ailleurs des paysages. En plus d’être le produit d’une histoire et d’une géographie, ceux-ci sont en effet affaire de choix, de la part du paysagiste et de bien d’autres acteurs : les entreprises, les habitants, les élus, etc. Ce que l’on a tendance à perdre de vue, y compris dans certains projets de paysage.
Le peu que j’ai pu suivre du colloque m’a aussi permis de prendre du recul par rapport à mon activité professionnelle. Concrètement, il m’incite à re-questionner certains ateliers d’enseignement et de recherche, à intégrer dans les réflexions de la chaire la manière pédagogique de travailler les enjeux en présence sur un territoire, tout en s’appuyant sur les propositions paysagères. Bref, de faire en quelque sorte ce qu’on appelle de la research by design : une méthode fondée notamment sur le projet de concepteur pour répondre à une question de recherche. Une façon, en somme; de consolider les propos tenus par le projet. Si elle n’a pas encore reçu un accueil très favorable en France, elle n’en est pas moins portée au sein de l’ENSP, la chaire pouvant à l’avenir en éprouver la pertinence dans la perspective de sa contribution aux enseignements.

– Non sans faire évoluer du même coup au final le métier du paysagiste, son mode d’intervention aux côtés d’autres acteurs du territoire concerné ?

Le fait est, des questionnements traversent le métier de paysagiste au regard des enjeux politiques et sociaux d’un paysage. Celui-ci n’est pas aussi figé qu’on le pense. Il est certes la résultante d’une histoire et d’une géographie, comme nous le disions tout à l’heure, mais, comme le montre bien un autre membre de notre conseil scientifique, Alain Nadaï, chercheur au CIRED, c’est aussi une réalité dynamique, fruit d’un jeu de négociations permanents, entre des acteurs variés. Une ligne de haute tension, pour ne prendre que cet exemple, n’est pas le fruit de décisions prises pour des raisons seulement techniques. Elle découle de négociations dans un jeu d’acteurs qu’il importe de bien identifier avant d’intervenir sur un territoire.

– Quel est l’état de votre réflexion sur la nécessité de prendre en compte, au-delà des énergéticiens et élus, les habitants ou simples usagers ?

C’est une question essentielle, qui est au cœur de la problématique de la gouvernance des projets paysagers, que j’évoquais. Elle se posera en des termes différents, selon qui commandite l’étude paysagère. Dans le cadre d’un projet de développement territorial, un paysagiste est souvent amené, de par sa formation aux sciences sociales et humaines, à conduire les entretiens avec les parties concernées, en s’appuyant sur des démarches de concertation ou de médiation. Ce faisant, il est bien placé pour en faire évoluer représentations, rappeler le cas échéant les motifs de fierté qu’ont pu représenter la présence d’équipements et infrastructures énergétiques, dans des paysages où ils tendent à être au mieux ignorés, au pire rejetés. Cela étant dit, le paysagiste ne peut pas tout. Pas plus d’ailleurs que le projet paysager. L’enjeu est de transformer le système énergétique lui-même. De là l’intérêt qu’il y aurait à établir des connexions avec une discipline en émergence : la sociologie de l’énergie.

– Comment expliquez-vous l’implication du ministère de l’Environnement, de l’Energie et de la Mer ?

Manifestement, l’entrée par le paysage permet de mettre en cohérence des projets menés sur un même territoire et en particulier dans ceux qui ont vocation à être à énergie positive, que le ministère a promus à travers ses appels à projets TEPCV [Territoires à Energie Positive pour la Croissance Verte]. Tout l’enjeu est que ce même ministère, porteur des plans de paysage et des TEPCV, puisse promouvoir un outil commun : des plans de paysage de la transition énergétique, proposés par des professionnels et expérimentés par les étudiants dans le cadre d’ateliers. Et puis, comme on l’a vu, l’articulation entre paysage et énergie engage une réflexion sur l’approfondissement de la démocratie participative sinon locale, un enjeu dont on sait combien il tient à cœur la ministre de l’environnement.

A lire aussi : l’entretien avec Bertrand Folléa (cliquer ici) et Vincent Piveteau (cliquer ici).

Légende de la photographie illustrant l’article : voyage d’étude en Bretagne, « Paysages en transitions », proposé aux étudiants de formation paysagiste de dernière année (DPLG4), octobre 2015.

 

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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