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Science & Culture

Traduire du français… aux français…

Le 19 novembre 2024

Rencontre avec Yves Citton et Myriam Suchet

Suite de nos échos à la douzième édition de Vo-Vf, le festival dédié aux traducteurs, avec le témoignage d’Yves Citton (qu’on ne présente plus !), recueilli à la suite d’une passionnante conférence qu’il a animée sur la traduction du français… aux français. Témoignage élargi à celui de Myriam Suchet, l’intervenante, auteure de L’Imaginaire hétérolingue*, qui nous a rejoints au cours de l’entretien.

- Vous sortez tout juste de l’animation d’une conférence dont l’intitulé avait de quoi surprendre de prime abord puisqu’il s’agissait de « Traduire du français aux français »… Comment fallait-il l’entendre ?

Yves Citton : Pour ce qui me concerne, je l’ai entendu d’au moins deux façons. Selon la première, il s’agit de traduire un type de langue française aux Français : le français de ceux qui prennent publiquement la parole en bénéficiant d’un accès aux medias, aux positions de pouvoir – le français du Président de la République, du Premier ministre, du Professeur d’université et de bien d’autres « autorités » de ce genre – et que les autres seraient, donc, censés entendre, comprendre. Or rien n’est moins sûr ! Je doute que tous les Français entendent ce français-là. Il importe donc pour commencer de s’assurer à qui on parle, à qui on s’adresse et de prévoir des traductions de ce français, dans tous ces autres français qui peuvent être pratiqués à travers le pays, selon les catégories de la population. Ce que je dis là vaut autant pour les politiques que pour les académiques dans lesquels je m’inclus. Car force est de constater que ceux-ci ont beau vouloir partager leurs visions ou connaissances du monde, ils ont beau expliquer ce qu’il faudrait faire, leur « discours » ne passe pas toujours, loin de là, y compris quand il s’agit de parler de la situation économique, sociale, environnementale, politique…. Est-ce parce qu’on peine à les comprendre ? Qu’il faudrait donc faire preuve de pédagogie ? Non, je crois que tout le monde a, quel que soit son niveau d’éducation, une certaine conscience de la situation où nous sommes. Nul besoin de leur « expliquer », comme on l’entend dire dans la bouche d’économistes, qui considérèrent qu’il suffirait que les Français aient juste un peu plus de notions en économie pour que les choses aillent mieux… En réalité, il y a plusieurs façons de vivre une situation donnée, d’expliquer les effets d’une politique économique, les causes des déficits publics, etc. Il y a donc bien un enjeu de traduction, lequel ne saurait pour autant se réduire au fait de remplacer des mots apparemment compliqués par d’autres, qui seraient plus compréhensibles du « grand public ». Il y a plein de langages possibles pour rendre compte d’une réalité, telle qu’elle peut être vécue par les uns et les autres. Celui d’un économiste en est un – ceux des économistes, devrais-je dire, car ils sont loin de partager la même vision de l’économie… Les façons de parler, de s’exprimer, sont liées à des modes de vie, de consommer, de travailler, de se déplacer, etc. Si, donc, il conviendrait de traduire le français aux Français, c’est au sens où il y aurait plusieurs manières de se parler, y compris entre des personnes qui ont la même langue maternelle. Le travail de traduction va cependant au-delà de celui tel qu’un Bruno Latour pouvait l’entendre, comme une sorte de translation-transduction de modes opératoires en d’autres modes opératoires, à l’intérieur de pratiques sociales déjà établies. Il s’agit aussi de trouver de nouvelles manières de faire (et de dire) pour que des choses inédites puissent être entreprises (et imaginées) qui soient à la hauteur des défis de notre temps, en l’occurrence, les défis sociaux et écologiques.

- Quelle est l’autre façon dont vous avez entendu l’intitulé de cette table ronde ?

Yves Citton : Comme une invite à réfléchir à la langue française, au singulier, et au passage à des langues françaises, au pluriel. Car il n’y a pas une, mais des langues françaises, qui ont cependant en commun quelque chose qui fait qu’on puisse dire que c’est « du français » En disant cela, j’ai naturellement en tête deux grands linguistes : Ferdinand de Saussure et Mikhaïl Bakhtine, que l’on a tendance à opposer – il faudrait être soit saussurien, structuraliste, soit bakhtinien, autrement dit sociolinguiste. En réalité, les deux ont absolument raison : le premier quand il dit qu’il y a bien une langue française qui permet aux francophones de se comprendre a minima, quand bien même useraient-ils de mots différents ou compliqués. Il en irait différemment si d’aventure quelqu’un se mettait à parler chinois à un non sinophone – c’est mon cas -, de sorte que si un Chinois se mettait à me parler dans sa langue, je ne saurais dire de qui ou de quoi il me parle : de lui ? De moi ? De religion ? De politique ? Autrement dit, selon de Saussure, nous nous appuyons bien sur un système linguistique relativement unifié et cohérent, avec ses spécificités, ses propres signifiants, etc.
Sans contester cela, Bakhtine nous dit qu’il y a cependant entre des personnes qui parlent en apparence la même langue, des « parler », qui identifient les locuteurs, que ce soit au plan social, en termes de générations, de groupes professionnels, ethniques, etc. Il y a donc bien en cela des langues françaises. Ce qu’illustrait bien Myriam Suchet en montrant que cela est vrai jusque dans les productions littéraires : écrivains et poètes inventent, bricolent, créent par leur style des formes singulières d’expression en langue française, non sans parfois créer, souvent à dessein, des malentendus ou de l’ambiguïté. Parmi les exemples qu’elle prenait pour étayer son propos, l’un m’a particulièrement frappé : il concerne la manière dont un écrivain a joué avec la mention « ventes sales » qu’on peut lire au Canada. De prime abord, pour un Français qui débarquerait pour la première fois dans ce pays, il a de quoi être surpris : du linge sale, oui, mais des ventes sales, voilà qui est bien étrange ! Quand Myriam a projeté cette phrase sur l’écran, je n’ai pas compris ce que cela pouvait bien vouloir dire. S’agissait-il de ventes qui auraient été l’objet d’une corruption ? En fait, « sales » n’est autre que la traduction en anglais du français « ventes » (sales). La mention est destinée à une population francophone et/ou anglophone. Toujours est-il que cet exemple illustre bien comment un même mot peut s’entendre très différemment quand on en ignore le contexte. Du point de vue saussurien, il s’agit littéralement de ventes sales, autrement dit qui ne sont pas propres. Il faut un littéraire, un poète, un traducteur pour jouer avec cette ambiguïté, donner une autre interprétation possible à ce que les Canadiens et Québécois décodent d’emblée comme deux mots signifiant la même chose dans deux langues différentes, le français et l’anglais. Ce n’est certes qu’un exemple minuscule, mais qui illustre bien le travail de Myriam consistant à montrer que nous sommes, bien plus que nous ne le pensons confrontés, au quotidien à ce genre de situation. Elle le fait en s’attachant à montrer la manière dont des auteurs ont pu en jouer au plan de la création littéraire, non sans rendre du même coup leur texte difficilement traduisible dans une tout autre langue. Au-delà, elle montre comment cette multiplicité des langues françaises, produit des effets de stratification, de pouvoir, de domination, au plan social, politique, psychologique…

- En l’écoutant, je n’ai pu m’empêcher d’avoir en tête cette « écologie de l’attention » - le courant de recherche que vous avez contribué à faire connaître en France - dans la mesure où cette pluralité d’une langue implique une attention aux variations qu’on peut y observer selon le milieu où on parle…

Yves Citton : De fait, pour les besoins de son travail sur la langue considérée dans sa pluralité, il me semble que Myriam a créé ce que j’appellerais un « dispositif », sous la forme de « milieux attentionnels » dans lesquels un certain type de discours universitaire est possible. Autrement dit, elle ne renonce pas totalement à cette langue universitaire qui conserve toute légitimité – étant moi-même universitaire, je me garderai de renier cette langue. Mais elle fait bien plus : elle instaure un milieu dans lequel on va pouvoir écouter autre chose que la voix du professeur qui ferait autorité, qui pointerait les fautes d’accord, de liaison, non sans stigmatiser par là même son ou ses interlocuteurs.

- Dans la présentation que vous avez fait de cette intervenante, vous avez insisté sur le fait qu’elle était universitaire « mais pas que ». Vouliez-vous suggérer par là que c’est par cette double position, dans et en marge de l’institution académique, qu’elle pouvait saisir une langue dans sa pluralité ?

Yves Citton : Vous pourriez lui poser la question ! La voilà qui arrive…

Myriam Suchet arrive effectivement… Nous lui résumons l’objet de notre entretien, auquel nous proposons de s’associer.

- [ À Myriam Suchet ]. Poursuivons dans le fil de cette réflexion. En quoi était-il important pour vous de traiter de cette question de la pluralité d’une langue autrement que dans un discours strictement académique ? Est-ce le sujet même qui vous a incitée à imaginer un mode d’intervention, un « dispositif » pour reprendre le mot mis en avant par Yves Citton ? Je pense en particulier à ce que vous avez mis en place autour de Formation Langue Étrangée (et non étrangère…), pour renouveler les modes d’apprentissage du français auprès de jeunes « migrants », non sans vous être associée à des personnes, parties prenantes, au sein et en dehors du monde universitaire.

Myriam Suchet : J’anime depuis plus de vingt ans des ateliers de FLE avec des personnes exilées qui sont dans des situations administratives différentes, mais toujours douloureuses. Un français langue étrangée n’est pas une langue sûre d’elle-même et normée que l’on impose, ni que l’on exige comme un gage d’intégration, mais une langue à chaque instant nouvelle, inouïe, que l’on invente ensemble par la rencontre et la confiance***. Un autre point de non-origine serait la lecture d’un certain Yves Citton, qui a ouvert ces pistes de réflexion sur les milieux attentionnels, dans la perspective de l’écologie de l’attention. Le temps de « vacuoles protectrice », en particulier, est une notion que j’ai découverte chez lui. De même que cette invitation à saisir l’être par le milieu, d’une manière en somme immersive. J’aime aussi ce qu’il écrit sur la lecture comme manière de s’exercer à entendre simultanément plusieurs voix, sur le fait que lire en tant que littéraire ne nous tient pas éloigner du politique, au contraire, cela participe d’une forme d’engagement – ce qui est différent du fait d’instrumentaliser des textes, des œuvres, à des fins politiques.
Mais aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est aussi depuis l’institution universitaire que je déploie cette réflexion sur la langue dans sa pluralité. Ma thèse portait précisément sur ce que j’ai appelé « l’imaginaire hétérolingue ».
Ce qui me place dans une sorte de tension – je suis à la fois dans et hors de l’institution universitaire. Une tension que je trouve au demeurant bénéfique. Je n’opposerais donc pas l’institution universitaire aux marges.
Cela étant dit, une autre personne ayant nourri ma réflexion se montre particulièrement critique à l’égard de la parole universitaire : je veux parler du philosophe Pierre Macherey, qui dénonce le fait de traiter de choses juste en ne faisant qu’en « parler ». Là est précisément le problème, me semble-t-il : si on ne fait qu’en parler, cela n’opère pas. On reste déconnecté de l’actualité immédiate – politique, sociale, économique… Justement, c’est le risque qu’on court au sein de l’université, où on est censé d’abord savoir parler comme un livre. Or, quand on fait cela, dénonce encore Pierre Machery, on se comporte comme un simple supraconducteur, qui flotterait au-dessus de la matière, sans être jamais en prise avec elle…
Tout en lui étant redevable de sa réflexion, j’ai néanmoins envie de continuer à défendre l’université. Tant que je n’aurai pas décidé de la quitter, je ne me vois pas d’ailleurs comment je pourrais me contenter de la dénigrer. Après tout, l’université, c’est d’abord nous, les universitaires. Nous avons la responsabilité d’en faire un lieu d’expérimentation, du faire, et pas seulement où on parle… Reconnaissons qu’on y travaille encore dans des conditions privilégiées, comparé à bien d’autres milieux professionnels. Rien n’empêche d’en faire le laboratoire de création d’autres types de format pédagogique, de recherche. Pour ma part, le fait d’avoir travaillé sur cet « imaginaire hétérolingue » m’a permis de faire retour sur la langue dans laquelle je poursuivais ma recherche. Une langue entre oral et écrit, faite, donc, de matérialité, de surfaces d’inscription, d’enjeux éditoriaux et de circulation, d’outils en open-source, etc. Autant de dimensions que je ne peux évidemment pas prétendre maîtriser seule et qui m’amènent par conséquent à me rapprocher d’autres personnes, expertes, au sein ou en dehors de l’université, et avec lesquelles je me retrouve ainsi en situation de faire. C’est précisément cela qui m’intéresse : faire avec, et pas seulement parler à propos de, sûr, mais bien entrer en relation et en discussion pour déboucher sur quelque chose de tangible. Ce qui amène forcément à élaborer des formats nouveaux. Certes, et on peut le regretter, ce type de démarche n’est pas forcément reconnu par l’institution universitaire. Mais est-ce si grave ? Je n’en suis pas sûre. C’est à nous, universitaires, de décider d’y renoncer ou de le faire quand même. Pour ma part, j’estime que c’est précisément mon statut d’universitaire qui me permet de me lancer dans des expérimentations, des explorations. Sans lui, je doute de pouvoir y parvenir.

Yves Citton : Je me retrouve dans le témoignage de Myriam. Je me méfie de ces discours d’universitaires, qui ne retiennent que la face noire de la situation : à les entendre, l’université ne leur donnerait plus les moyens d’enseigner, de faire de la recherche. Certes, la situation est loin d’être idyllique. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : les effectifs d’étudiants continuent à augmenter alors que ceux des enseignants diminuent, et dans le même temps la situation de beaucoup d’entre eux est de plus en plus précaire. C’est vrai et c’est même un scandale, en plus d’être contreproductif. Il faut donc le dire haut et fort. Mais laisser entendre que l’université ne fonctionnerait plus, que les enseignants-chercheurs n’auraient plus les moyens d’enseigner, de faire de la recherche… Ce n’est pas exact et c’est là encore contreproductif, car on ne valorise pas ce qui se fait malgré tout. Comme elle le dit elle-même, Myriam n’aurait pu expérimenter comme elle le fait sans le cadre offert par l’université. Et nous pourrions citer bien d’autres initiatives qui témoignent du fait que l’université est encore un lieu vivant, où un tas de choses merveilleuses se font. L’université ne cesse de se transformer, d’accueillir de nouvelles générations porteuses d’idées nouvelles et qui trouvent à leur tour à s’y faire leur place (quoique de plus en plus difficilement), avec de réelles marges de liberté. Je trouve dommage qu’on ne le dise pas assez. Comment faire avec, en l’occurrence la situation actuelle de l’université ? C’est à mon sens la question à se poser. Bien plus, il faut se demander comment faire autrement que de ne faire que parler des choses qui vont mal, de se plaindre du temps qu’on perdrait avec ces étudiants qui ne maitriseraient pas suffisamment la langue, etc. Tout cela au nom d’un statut qu’on s’arrogerait par là même – celui de ceux et celles qui ont le courage de dénoncer… Car, j’insiste, il est encore possible de faire beaucoup de choses nouvelles, originales. Le travail de Myriam l’illustre d’une manière exemplaire, tant au regard du rapport aux langues, que du dispositif qu’elle propose autour de l’ « enseignement langue étrangée ». Elle est une parmi bien d’autres d’une génération d’enseignants-chercheurs, qui innovent, créent, mais dont malheureusement on ne parle pas assez…

Myriam Suchet : J’ajoute qu’on peut faire sans se limiter à son statut universitaire. L’hétérogénéité constitutive des langues s’applique aussi à l’identité d’une personne. C’est ce qui ménage des marges de jeu, de liberté, qui sont déjà là, et dans lesquelles chacun peut investir avec plus ou moins d’énergie, de désir.

- Pour en revenir à cette idée d’une pluralité des langues au sein d'une même langue, elle m’éclaire sur le constat empirique que je peux faire en tant que journaliste, à savoir l’existence au sein d’une organisation, d’une institution, de personnes qui, quoique assignées à une place précise dans l’organigramme, se révèlent en capacité de parler plusieurs « langues » - celle de leurs collègues, celle de leurs partenaires ou interlocuteurs - investisseurs, élus, etc. -, non sans assurer par là même la viabilité de leur organisation ou institution. Est-ce que cela fait sens dans votre manière d’envisager ce pluralisme de la langue ?

Myriam Suchet : Oui, tout à fait. La pluralité des identités s’entend particulièrement bien à l’endroit de la langue. Sans doute des personnes parviendraient-elles à lire cette pluralité dans la posture des corps, la gestuelle, chez ces personnes dont vous parlez. Pour ce qui me concerne, je le perçois par et dans la langue. C’est dire, donc, si votre observation empirique me parle.

- Vous-même, toute littéraire que vous soyez, vous usez de termes empruntés à la science physique - onde, diffraction, résonance… Ce que je n’ai pas manqué de pointer lors des échanges avec la salle, sans savoir que votre frère, ainsi que vous nous l’appreniez dans votre réponse, est un physicien avec lequel vous êtes en dialogue, y compris sur son terrain scientifique… Cela dit beaucoup de votre capacité à entendre la langue de l’autre…

Myriam Suchet : [Rire]. Absolument ! Je suis d’ailleurs résolue à croire et revendiquer que c’est le cas de tout le monde, mais sans doute que « la formation en littéraire » (je cite de nouveau Yves Citton), incline plus facilement à cela. Probablement que ce doit être aussi le cas de la formation en musique ou dans tout autre domaine, qui développe une capacité d’écoute, une aptitude à faire bouger ce qu’on pense être une ligne de frontière, et à prendre plaisir à constater qu’elle se déplace, qu’elle est poreuse,… Ce qui m’intéresse, en me mettant à l’écoute des textes, c’est précisément cela : ne pas forcément avoir d’emblée quelque chose à en dire depuis une position en surplomb, mais me laisser affecter par une façon de formuler, qui me vient comme un cadeau. Comme cette « langueur d’onde » que vous avez évoquée, lors de votre propre intervention dans le temps d’échange avec la salle, en forme de clin d’œil à la longueur d’onde…

- Une image que m’a inspirée justement vos références à des notions de la physique ondulatoire…

Myriam Suchet : J’y vois une illustration de la manière dont la langue de l’autre peut, par des expressions comme celle-ci, éclairer le monde autrement. Il y a quelque chose de forcément jubilatoire qui me donne la sensation de renaître, ni plus ni moins.

- Comme avez-vous pu mener à bien ce projet de traduction du français aux français, avec quels financements ?

Myriam Suchet : Curieusement, c’est le projet d’adosser ce travail à un site internet, qui a permis d’obtenir des financements ! Il s’est donc ensuite agi de le faire ! [Rire]. Mais au moins cela m’a-t-il permis de découvrir « Figures libres », un collectif de design graphique et interactif, et, à travers lui, l’univers du logiciel libre, sa communauté, sa réflexion et sa pratique d’Internet. Pour mémoire, c’est à Figures libres que l’on doit «L’Encyclopédie de la parole», un site web extraordinaire, qui permet d’entendre des façons de dire à toutes les époques et dans tous les pays, au travers d’entrées thématiques comme, par exemple, « Emphase », « Accentuer », etc. Et tout cela sans « blablabla ». Les enregistrements sonores se mettent en évidence quand ils ont un rapport avec l’entrée sélectionnée. On peut y entendre David Christoffel et le poète Pierre Joris. À Figures libres, on doit encore un autre site internet totalement fou, Ethica, conçu avec l’artiste Patrick Fontana, qui propose un agencement de toutes les traductions disponibles de l’Éthique de Spinoza au travers de liens hypertextes. La lecture s’en trouve augmentée dans des proportions incroyables.

- J’aimerais revenir à un autre courant qu’Yves Citton a contribué à faire connaître - l’archéologie des medias - dans la mesure où je n’ai pu m’empêcher d’y songer au vu de la manière dont vous-même, Myriam Suchet, déployez des dispositifs techniques sophistiqués pour aider à la traduction du français aux français. [À Yves Citton]. En avez-vous rencontrés dans la littérature que vous étudiez, celle du XVIIe siècle, qui visaient déjà à traduire du français aux français ?

Yves Citton : Ce qui m’est d’abord venu en tête, en écoutant Myriam, c’est le Talmud que personnellement je n’ai pas lu, mais dont elle parle dans son livre L’Horizon est ici**. Je saisis donc l’opportunité de cet entretien pour lui demander de préciser le rapport qu’elle entretient avec lui : s’en est-elle inspirée avant de passer à autre chose ? Ou s’est-elle aperçue si, entre le moment où il est apparu et maintenant, il a connu des évolutions ? Si oui, a-t-elle cherché à les documenter ? Je pose ces questions au vu de ces formes mediatiques qu’elle nous a donné à voir sur le site web qu’elle a créé. Des formes que je trouve à la fois évocatrices du Talmud de par le mode de lecture qu’il propose, et très différentes.

Myriam Suchet : L’horizon est ici est né du besoin de faire un livre, mais sans avoir en tête la référence au Talmud. Au début, j’ai commencé par agencer des extraits de textes découpés avec une paire de ciseaux, puis collés à la main sur des formats A3. C’est au vu de ce que cela générait que je me suis souvenu de la mise en page du Talmud, une référence dont je n’avais pas hérité par une tradition ni une formation tamuldique, mais qui était sans doute déjà présente quelque part en moi – le Talmud a à voir avec une partie de mon histoire familiale, quand bien même mes grands-parents avaient rompu avec une certaine tradition liée justement à sa lecture.
J’en ai pris conscience au moment où je m’intéressais à la fatrasie du XIIIe siècle [un genre poétique médiéval apparu au cours de ce siècle dans le nord de la France ], suite à la remarque qu’un collègue professeur de littérature comparée, Henri Garric, m’avait faite un jour : il trouvait qu’il y avait quelque chose de « talmudique » – c’est son mot – dans ma façon que j’avais de lire des textes de cette littérature. Sur le moment, je n’avais pas compris ce qu’il voulait dire par là. Maintenant, je vois très bien. La lecture du Talmud suppose un travail d’écoute – on y revient – et d’interprétation, dans lequel un commentaire ne chasse pas l’autre, mais s’ajoute à tous ceux qui l’ont précédé pour entrer en dialogue et en conversation avec eux. Tout coexiste, malgré les désaccords, sans qu’un commentaire ne puisse prétendre verrouiller définitivement le sens, en imposant un une fois pour toutes. Au contraire, les interprétations possibles prolifèrent sans se nier. Seul l’écart de langue permet finalement de les situer chronologiquement.

- Je vous propose de clore provisoirement cet entretien que je ne résiste pas à l’envie de qualifier d’hétérolingue…

L’entretien s’achève dans un éclat de rire général.

Notes

* L’Imaginaire hétérolingue. Ce que nous apprennent les textes à la croisée des langues, Classiques Garnier, 2014.

** Dans ce livre, paru en 2019, aux éditions du commun, Myriam Suchet entreprend de décaler nos manières de regarder et de pratiquer les relations aux autres. Pour cela, elle expérimente un livre qui emprunte sa forme au Talmud : 140 extraits de textes d’auteurs aussi divers que Henri Michaux, Suzanne Jacob, Paul Celan, Sony Labou Tansi, Marguerite Duras ou encore Alain Damasio sont proposés, inter-reliés avec les interprétations littéraires dont ils ont fait l’objet.

*** Pour basculer du français langue étrangère au français langue étrangée, je vous invite à lire la lettre adressée à Barbara Manzetti et à l’ensemble de la famille Rester. Étranger sur le site de Qalqalah قلقلة
Vous pouvez aussi venir activer le kit de désapprentissage de « la langue », réalisé en complicité avec Alice Ferre et Élise Gabriel (Les tables des matières) ainsi que le graphiste Pierre Tandille. Pour un aperçu du kit et des prochaines activations prévues, c’est par ici. Pour adopter l’un des 25 exemplaires en circulation, rendez-vous aux éditions du commun.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

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