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Science & Culture

Teilhard de Chardin : une pensée toujours actuelle

Le 14 mars 2025

Entretien avec le père Dominique Degoul, son directeur du Centre Teilhard de Chardin

Inauguré en juin 2023, le Centre Teilhard de Chardin a vocation à promouvoir le dialogue entre science et religion, à la lumière de la pensée du célèbre prêtre et théologien jésuite, par ailleurs philosophe, chercheur et paléontologue, disparu voici soixante-dix ans. Précision du Père Dominique Degoul, son directeur, qui témoigne également des perspectives offertes par l’inscription de ce centre dans l’écosystème Paris-Saclay.

- Si vous deviez pour commencer définir le lieu où nous sommes ?

Père Dominique Degoul : C’est un lieu qui marque la présence de l’Église catholique sur le plateau de Saclay. Compte tenu de la population qui y est présente – des étudiants, des chercheurs, des enseignants, etc. -, nous nous y engageons dans une double vocation : d’une part, accompagner dans leur vie chrétienne, les personnes présentes sur le plateau, en particulier les étudiants, à travers les offices liturgiques, le catéchuménat, les sacrements, l’accompagnement spirituel, soit la démarche pastorale classique. D’autre part, être un lieu de dialogue avec le monde scientifique, très présent, comme vous le savez, sur le plateau de Saclay.

- Un lieu qui marque la présence de l’Église catholique, avez-vous dit, en restant ouvert à tous, comme n’importe quelle église…

Père Dominique Degoul : Effectivement, le lieu est ouvert : nous n’exigeons aucun certificat à ceux qui y pénètrent. Outre la chapelle, des salles de travail sont mises à disposition ; elles sont d’ailleurs fréquemment occupées par des étudiants. À quoi s’ajoutent un espace de conférence, des salles de réunion qui peuvent être louées à des entreprises ou des associations. Tant et si bien que le centre se trouve être un lieu souvent animé.

- Y-a-t-il un lieu équivalent en France ? Ou celui-ci doit-il beaucoup dans la manière dont il a été conçu, à son inscription dans l’écosystème scientifique et technologique du plateau de Saclay ?

Père Dominique Degoul : Le centre est unique mais il a eu des ancêtres – je pense au centre créé à Gentilly. Mais le nôtre doit aussi beaucoup à la rencontre entre un projet de l’Église et un écosystème aussi particulier que celui du plateau de Saclay avec sa dominante en sciences dures.
L’écosystème catholique comptait déjà des lieux de rencontre avec le monde scientifique, ne serait-ce qu’à travers les facultés de science des universités catholiques – l’Institut Catholique de Paris (ICP), les Facultés Loyola Paris et le Collège des Bernardins – pour m’en tenir à celles de l’Île-de-France. Au sein de cette même région, il n’y a pas cependant d’équivalent au Centre Teilhard de Chardin : de lieux de rencontres avec les sciences exactes.

- Près de deux ans après l’ouverture du centre, où en êtes-vous dans ce dialogue avec ces sciences, dans l’écosystème Paris-Saclay ?

Père Dominique Degoul : Concernant les rencontres en présentiel, elles progressent à leur rythme. En revanche, et sans que nous nous y attendions, les visioconférences ont très tôt rencontré un succès avec, à chaque fois, entre une centaine et trois cents participants – la plupart de nos événements et conférences sont retransmis en direct puis disponibles en replay.
Précisons que nos conférences sont organisées par une quarantaine de bénévoles, répartis entre plusieurs groupes de réflexion thématique, avec l’appui d’un conseil d’orientation composé de personnalités reconnues du plateau : Étienne Klein, physicien et philosophe, au CEA ; Inès Safi, chercheuse en physique théorique, au Laboratoire de Physique des Solides CNRS, pour ne citer qu’eux. Parallèlement, nous continuons à inviter enseignants et chercheurs du plateau.

- Ainsi que vous l’avez dit, le dialogue que vous souhaitez instaurer est d’abord tourné vers les sciences exactes ou dites dures. Ce que l’on peut concevoir compte tenu de leur poids dans l’écosystème de Paris-Saclay. Mais celui-ci, on le sait peu, compte aussi de nombreux chercheurs en sciences humaines et sociales – la MSH Paris-Saclay en a recensé de l’ordre de 1 200. En privilégiant le dialogue avec les sciences exactes, ne concourrez-vous pas à asseoir l’image d’un écosystème peu ouvert à ces autres sciences ?

Père Dominique Degoul : C’est vrai, l’écosystème ne se réduit pas aux sciences exactes, mais c’est l’écosystème qui en concentre le plus en France et peut-être même en Europe. Qu’il y ait aussi des SHS, que l’ensemble des composantes disciplinaires du système universitaire se soit transporté sur le plateau de Saclay est une bonne chose, a fortiori si, comme c’est le cas, toutes ces composantes dialoguent ensemble.
Pour notre part, nous avons pris l’option de concentrer nos efforts sur les sujets liés aux sciences et technologies ; mais sur ces sujets, nous cherchons toujours à faire dialoguer les scientifiques avec des chercheurs en sciences sociales, des philosophes ou des théologiens. Par ailleurs, d’autres endroits existent au sein de l’Église qui sont en dialogue avec ces SHS notamment dans les débats autour de la bioéthique.

- Et les entrepreneurs innovants qui œuvrent à valoriser des résultats de recherche scientifique ? Est-ce un public avec lequel nous souhaiteriez engager un dialogue ?

Père Dominique Degoul : Oui, tout à fait. Un de nos groupes traite d’ailleurs de la thématique « Science, technologie et entreprise ». Il a récemment organisé un séminaire de formation ayant permis à des entrepreneurs et chefs d’entreprise de témoigner de leur rapport à la spiritualité.

- Qu’est-ce qui vous a personnellement prédisposé à prendre la direction de ce centre ?

Père Dominique Degoul : Je suis un religieux, Jésuite. À ce titre, j’ai été envoyé en mission. Une décision qui n’est pas pour autant arbitraire. Si le Père Provincial – le responsable de la Province d’Europe occidentale et francophonie – France, Belgique et Luxembourg – m’a envoyé ici, c’est au vu de ma longue expérience de l’aumônerie auprès d’étudiants – elle représente ici la moitié de ma charge, une charge que j’apprécie.
Par ailleurs, j’ai une formation scientifique : je suis diplômé de l’École polytechnique. Je connais donc bien le campus situé de l’autre côté de la N118 même si j’y ai fait mes études il y a une trentaine d’années. Entre-temps, je le confesse, j’ai oublié à peu près tout ce que j’y ai appris [sourire], sauf un mode de pensée qui permet d’échanger avec des chercheurs d’à peu près tous les domaines sans craindre de ne rien comprendre. En disant cela, je ne veux pas suggérer l’idée qu’il faudrait avoir fait cette école pour diriger un centre comme celui-ci !

- Je ne résiste donc pas à l’envie de vous demander comment vous avez vécu la transformation profonde que le quartier de l’École polytechnique a connue depuis le lancement de l’Opération d’Intérêt National (OIN) il y a de cela près de vingt ans ?

Père Dominique Degoul : [Long silence]. Je suis partagé. De ce côté çi du plateau de Saclay, le quartier de Moulon, je trouve l’environnement plutôt attractif. De l’autre côté, en revanche, je le trouve plus minéral. Un étudiant originaire de Vaison-la-Romaine m’a dit regretter de ne pas entendre le moindre chant d’oiseau… Cela étant dit, reconnaissons qu’il y a trente ans, les écoles ou organismes de recherche déjà présents sur ce plateau (outre Polytechnique, Supélec, le CEA, l’Onera, etc.) vivaient refermés sur eux-mêmes. Désormais, ils s’ouvrent davantage, à la faveur de l’arrivée d’autres établissements d’enseignement supérieur et de recherche. De mon temps, l’accès au campus de Polytechnique était contrôlé par des soldats. Aujourd’hui, on y accède sans difficulté. Nous sommes manifestement dans une phase de transition qui ouvre sur des perspectives nouvelles.
Pour notre part, nous n’en rencontrons pas moins encore des difficultés à entrer en relation avec l’écosystème. Sans doute faudrait-il aussi en animer davantage les quartiers, y accueillir des lieux propices aux échanges. Des événements commencent à fédérer les acteurs du plateau, mais ils sont encore peu nombreux. Le nom même de Paris-Saclay est un formidable logo pour gagner en visibilité. La place occupée par l’université Paris-Saclay et de grandes écoles dans les classements internationaux en attestent, mais je doute qu’on en ait toujours conscience. Beaucoup continuent à se prêter à un jeu subtile pour préserver leurs spécificités tout en tirant avantage de leur participation à une structure fédérative. Manifestement, un projet ambitieux est en train de naître sous nos yeux, mais il lui faut encore du temps avant de parvenir à une certaine maturité, s’incarner dans une dynamique à même d’embarquer toutes les parties prenantes. Que dire de l’accessibilité même du plateau de Saclay. Nous fondons beaucoup d’espoir dans l’arrivée de la Ligne 18 en 2026.

- Mais après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour ?

Père Dominique Degoul : Le fait est !

- Cela étant dit, résumé-je bien votre état d’esprit en disant que vous ne contestez pas le principe même de l’écosystème Paris-Saclay, tout en considérant qu’il faut encore en approfondir la dynamique ?

Père Dominique Degoul : Oui, c’est exactement cela. Quand je suis arrivé ici, en 2019, il n’y avait encore aucun commerce alentour. Les étudiants allaient aux Ulis pour trouver des produits bon marché. Désormais, ils peuvent faire leurs courses ici. Il manque cependant encore cruellement de logements étudiants. Mais peut-être qu’avec l’arrivée du métro, le pari que d’aucuns ont fait que la pression se relâchera, des étudiants pouvant trouver une chambre dans un périmètre élargi, se vérifiera.

- Au-delà du diagnostic, vous considérez-vous comme un acteur du territoire ? Je pense aux sœurs de l’abbaye de Limon, qui participent activement à des concertations, des événements, et portent même des projets d’aménagement…

Père Dominique Degoul : Pour notre part, nous ne sommes qu’une église au coin du village…. Et notre priorité est de renforcer notre visibilité pour mieux nous faire connaître.

- Venons-en à Teihlard de Chardin qui a donné son nom à votre centre, en commençant par vous inviter à un exercice de pensée consistant à imaginer la manière dont il aurait réagi en découvrant et ce lieu et l’écosystème de Paris-Saclay dans son ensemble, avec sa concentration d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche, qui favorise a priori cette pluridisciplinarité à laquelle il était attaché…

Père Dominique Degoul : Difficile de me livrer à un tel exercice. D’autant que Pierre Teilhard de Chardin est décédé en 1955, il y a très exactement soixante-dix ans cette année. Je ne l’ai donc moi-même connu que par ses écrits. Ce que je peux dire néanmoins, c’est que Teilhard de Chardin était sensible à tout ce qui contribue à l’unification, à la connexion entre les consciences. Je pense donc qu’Internet l’aurait beaucoup intéressé. En revanche, l’IA aurait plus probablement suscité chez lui une forme de perplexité.

- Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

Père Dominique Degoul : Nous avons de lui des écrits on ne peut plus prophétiques sur les régimes totalitaires des années 1930. Il y écrit que ce sont des forces d’unification formidables… Si on s’interrompt là dans sa lecture, il y a de quoi s’interroger. Mais il ajoute aussitôt que c’est une unification qui n’est pas personnalisante, mais minérale. Il a en tête les défilés militaires où les individus marchent au pas, gardent la même distance entre eux comme les atomes d’un cristal. Autant dire que ce n’est donc pas une unification aussi formidable… Si maintenant on en revient à l’IA, on peut se poser la question : concourt-elle à une unification personnalisante ou, au contraire, minérale par le jeu d’un nivellement par le bas pour ne pas dire un assujettissement ? Je pense que Pierre Teilhard de Chardin aurait été plus pessimiste quant à l’apport de l’IA.
C’était à coup sûr un visionnaire. En voici une autre illustration : dès les années 1950, dans des écrits que j’ai découverts récemment, il avançait l’idée qu’au rythme où les pays se développaient, nous aurions consommé en quelques décennies toutes les ressources naturelles et qu’il nous faudrait donc en trouver d’autres. Ce qui me fait penser qu’il aurait certainement pris une part active dans les débats qui nous agitent aujourd’hui sur les enjeux écologiques.

- J’aimerais revenir à l’IA : en réalisant une série de podcasts en forme d’entretiens avec des chercheurs et autres experts du plateau de Saclay, je me suis rendu compte que tous abordent cet enjeu d’une manière posée, loin de la frénésie de ce qu’on peut en dire sur des médias. Mon hypothèse est que cela tient au fait que ces experts se connaissent, échangent entre eux de manière formelle et informelle, non sans approfondir par là même sur le sujet une intelligence plus individuelle et collective… Une illustration au passage de l’intérêt de leur inscription dans un même écosystème…

Père Dominique Degoul : Si l’IA avait été au service d’un projet totalitaire, alors l’écosystème de Paris-Saclay en serait le « Parti intérieur » [au sens défini par Orwell dans 1984] et il y ferait bon vivre. Heureusement, ce n’est pas le projet de Paris-Saclay pour l’IA. Je peux aussi témoigner de la qualité des échanges des chercheurs et même de la supériorité de la pensée produite par ces chercheurs par rapport à cette IA qui calcule plus qu’elle ne pense à proprement parler.
Maintenant, la question est de savoir comment infuser cette même intelligence individuelle et collective dans l’ensemble de la société. Pour cela, nul besoin de faire de chacun d’entre nous des experts de l’IA. Une compréhension des principes techniques de base peut suffire à en pointer le potentiel mais aussi les risques. En l’occurrence, le premier serait de laisser dire qu’après avoir pompé les réserves minérales, il nous suffirait de pomper toutes les réserves de savoirs pour alimenter l’IA dans sa version générative et ce, d’autant plus que ces réserves de savoirs ne s’épuiseraient pas. L’IA suppléerait ainsi la lenteur avec laquelle notre cerveau apprend. À la décharge de celui-ci, lui a tout un être vivant à piloter, un être autrement plus complexe qu’une machine algorithmique. Ce qui m’amène au véritable enjeu de l’IA, à mon sens : celui de l’éducation. À cet égard, je reste perplexe devant l’optimisme que d’aucuns manifestent devant l’apport supposé de l’IA dans l’amélioration des conditions d’apprentissage. Elle permettrait d’aller plus vite, plus loin. Pourtant, c’est précisément dans la lenteur que le cerveau apprend. De ce point de vue, j’estime avoir eu la chance d’appartenir à une génération scolarisée avant l’irruption de toutes ces applications liées à l’IA, car sans être dépourvu d’aptitudes pour s’en servir, ma génération a pu garder ses distances, conserver un sens critique. Qu’en sera-t-il des générations qui ont baigné dans ces applications dès la naissance ? Je me pose la question…

- On ne peut clore cet entretien dans cette tonalité empreinte de pessimisme…

Père Dominique Degoul : Malheureusement, ces questionnements comme la situation géopolitique du monde en général n’inclinent guère à beaucoup d’optimisme. Pas plus que la science envisagée pour elle-même, car alors, ainsi que l’a écrit Heidegger, elle en vient à moins penser qu’à calculer. Bien sûr, tout chercheur engagé dans la pure activité scientifique, dans le cadre étroit d’une discipline scientifique, pense, mais le risque est qu’il le fasse dans la limite de son objet de recherche. Or, aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin que la science s’empare des questions que soulève son activité, mais aussi nous éclaire sur ce qui se joue dans la société, dans le monde. C’est là que je place mon espérance.

Crédit photo : ©Chardin

Publié dans :

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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