Nous l’avions interviewé sur le vif, suite à sa prestation lors de l’édition 2016 de TEDx Saclay où il témoignait de sa manière de repousser les frontières musicales, à travers son groupe Haïdouti Orkestar. Sylvain Dupuis s’est rappelé à notre bon souvenir pour nous informer de la sortie d’un nouvel album et de bien d’autres bonnes nouvelles… Rendez-vous a donc été pris à Palaiseau, sa ville de résidence. Voici l’entretien qu’il nous a accordé.
– Nous vous avions rencontré en novembre 2016 à l’occasion de la deuxième édition de TEDx Saclay [pour accéder à l’entretien qu’il nous avait accordé sur le vif, cliquer ici]. Y-a-t-il eu pour vous un effet « TEDx Saclay » ?
Comme j’ai eu l’occasion de vous le dire dans cet entretien sur le vif, ma participation à TEDx Saclay m’aura d’abord appris à intervenir devant un public, ce dont j’ai bien sûr l’habitude, mais pas pour faire une conférence ! D’ordinaire, quand je m’exprime, c’est avec des instruments de musique ! Or, il importe que je puisse aussi présenter le sens d’un projet comme Haïdouti Orkestar. Depuis, je me sens plus à l’aise dans l’exercice. Voilà pour un premier effet. TEDx Saclay m’aura aussi et surtout conforté dans cette ambition de me faire l’ambassadeur d’une France métissée et multiculturelle. Que les organisateurs de cet événement aient songé à Haïdouti Orkestar n’est pas anodin et nous encourage à poursuivre dans cette voie. J’ajouterai un autre effet, qui tient au fait que cette même intervention est désormais disponible en vidéo sur YouTube. J’ai pu ainsi atteindre un autre public que celui devant lequel j’ai l’habitude de me produire avec mes musiciens.
– Quelle a été votre actualité au-delà de TEDx Saclay ?
Nous avons poursuivi jusqu’en février de cette année, sur la lancée de la tournée que nous avions programmée peu après la sortie du film « La Vache », de Mohamed Hamidi, dont nous avions fait la bande originale.
– Et vous nous revenez maintenant avec un album…
Oui, une fois cette tournée terminée, nous avons eu envie de rebondir assez vite en en réalisant un autre, Babel Connexion, donc, mais en prenant le contrepied du précédent – la BO d’un film, par définition, est sans chanteur (du moins en règle générale) et dans un registre plus instrumental. Cette fois, nous avons voulu quelque chose de plus orchestré et chanté (c’est le cas de la plupart des titres qui y sont réunis). Et puis surtout, nous souhaitions réagir à cette période que nous connaissons avec ces attentats terroristes qui se sont succédé depuis 2015 et la confusion entretenue avec la question des migrants, en défendant les valeurs de la rencontre et du métissage.
Certes, j’ai conscience que ces notions peuvent paraître galvaudées et pour tout dire banales. Et pourtant, j’ai aussi la conviction que c’est précisément aujourd’hui qu’il faut en parler, les défendre. Et que cela peut avoir du sens, y compris pour le commun des mortels. Nous n’avons pas voulu nous borner à en parler, mais donner l’exemple en faisant de cet album un moment de rencontres et de métissage entre des musiciens et des chanteurs de différents horizons musicaux. Quitte même à sortir des genres. Jusqu’ici nous avions évolué dans les confins de l’Europe orientale : les Balkans, la Bulgarie et jusqu’en Turquie et en Asie centrale (Azerbaïdjan), en poussant jusqu’aux pays arabes du Moyen-Orient. Cette fois, nous avons eu envie de repousser encore les frontières des genres musicaux, en créant des ouvertures vers d’autres régions du monde. Le métissage et les rencontres que nous appelons de nos vœux ne peuvent se limiter qu’à une partie de la planète. Nous en avons tous besoin, où que nous vivons. Babel connexion, c’est donc un Babel des langues (y compris le français – en deux ans d’existence du groupe, c’est la première fois que notre chanteur interprète des chansons dans cette langue), mais aussi des artistes de différents horizons artistiques et géographiques.
– Comment vous y êtes-vous pris pour réaliser cet album ?
J’ai pris contact avec des artistes que je souhaitais associer à ce projet, sans les connaître tous pour autant personnellement : Bojan Z, le pianiste de Jazz franco-serbe de renommée internationale et qui se trouve être un habitant de Chamarande (titre n°4) ; le slameur de Belleville-Ménilmontant, Rouda (titre n°3), qui a composé un très beau texte sur les migrants. J’avais songé aussi à des musiciens congolais. Des amis m’ont laissé craindre que mon univers musical était trop dissemblable du leur pour qu’ils acceptent, hormis peut-être, Olivier Tshimanga, qu’un ami musicien m’a fait découvrir. Pour vous donner une idée de son talent, il a accompagné ses compatriotes Papa Wemba [un « roi de la rumba congolaise », disparu en 2016] ou Lokua Kanza. Je me suis senti très proche de sa musique. Je l’ai donc appelé et il a aussitôt accepté. L’enregistrement s’est très bien passé (titre n°8). Comme quoi, il ne faut jamais craindre d’aller vers autrui. A la fin de la séance, il m’a demandé : « Mais au fait, Sylvain, c’est où les Balkans ? ». J’ai beaucoup apprécié cette question : Olivier avait d’abord adhéré au projet, sans même se soucier du mélange des genres. Nous nous étions donc bien rencontrés sur l’essentiel.
– On comprend que cet album a donc aussi été l’occasion de vraies rencontres. Dans quelle mesure cela en a-t-il rendu la réalisation plus difficile, par rapport aux albums précédents réalisés avec des musiciens que vous connaissiez déjà ?
Le fait de vouloir mêler autant les genres aurait pu effectivement rendre l’entreprise plus difficile. En réalité, il n’en a rien été. Aujourd’hui, les musiciens partagent ce besoin d’ouverture et de métissage des genres. Il y a quelques années, il n’était pas évident, par exemple, d’associer un musicien de jazz à un tout autre musicien. C’est moins vrai, désormais. Cette évolution doit probablement beaucoup aux réseaux sociaux, qui facilitent les mises en lien. Vous voulez jouer avec tel ou tel musicien ? Il vous suffit de lui adresser un tweet ou d’aller sur sa page Facebook. Le plus souvent, sauf à ce qu’il soit une grande star, il vous répondra directement. Bien sûr, si je m’adressais à Sting, ce serait peu probable ! En revanche, si c’est quelqu’un comme Bojan Z, c’est lui qui me répondrait. Je n’ai d’ailleurs pas procédé autrement pour l’associer au projet de cet album. Au final, ce dernier aura représenté deux ans de travail, entre les prises de contact et sa sortie effective, le 28 avril dernier.
– Quelle a été votre propre implication, en dehors de la réalisation du « casting » ?
J’ai arrangé au moins trois titres dont:« Le vieux bateau de bois », interprété par Rouda, et Tchagri de Zéki Ayad Çölas. Les musiciens du groupe Haïdouiti Orkester se sont chargés des autres.
– Quel accueil le disque a-t-il reçu ?
L’album a d’ores et déjà été diffusé sur Radio Nova, qui en est partenaire. Nous avons été par ailleurs programmés sur FIP.
– Est-ce le point de départ d’une nouvelle tournée ?
Oui. S’il était trop tard pour participer aux festivals d’été, en revanche, nous avons un beau programme en perspective, pour la rentrée, avec notamment, le 7 octobre, un concert de sortie d’album au Studio de l’Ermitage [une salle de concert parisienne, dédiée au Jazz et aux Musiques du Monde]. D’ores et déjà, je suis en mesure de vous dire que nous avons été aussi retenus par la ville de Saint-Denis, pour ouvrir, ce 13 septembre, les festivités officielles autour de la désignation de Paris, pour l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. Le concert sera donné sur l’Esplanade de la Basilique, un lieu symbolique s’il en est pour incarner cette France métissée et multiculturelle que nous aimons. Et, cerise sur le gâteau, le concert a été retransmis en direct à Los Angeles !
– Bravo !
Naturellement, ce fut une belle surprise. Mais pourquoi nous et pas une tête d’affiche ? C’est la question que nous n’avons pas manqué de poser à nos interlocuteurs de la ville de Saint-Denis. La réponse qui nous a été donnée nous a beaucoup touchés : c’est en raison du message que nous véhiculons, justement, en faveur du métissage et de la rencontre. C’est d’ailleurs pour le même motif que j’avais été sollicité pour intervenir au TEDx Saclay.
– Métissage que vous manifestez à travers cet album, mais aussi le collectif Tchekchouka auquel appartient votre groupe musical, et dont vous êtes à l’origine… Pouvez-vous nous le présenter en quelques mots ?
Un mot d’abord sur le nom même, qui en résume bien l’esprit : Tchekchouka est un plat maghrébin en forme de ratatouille. A son image, le collectif se veut être un mélange de cultures du monde, qui fait fi des frontières. De fait, nous ne nous limitons pas à l’Europe ni même à ses voisins immédiats. Sa composition se nourrit des rencontres personnelles que j’ai pu faire ou d’artistes que l’on m’a fait connaître et que j’ai eu envie d’accompagner. On y trouve principalement des musiciens, mais aussi une conteuse, Sylvie Mombo [qui nous a également accordé une interview – mise en ligne à venir]. Récemment, le collectif a été rejoint par de nouveaux artistes : Ali Amran, un chanteur kabyle (dont nous produirons le prochain album) et ceux du Bollywood Orkestra, dont l’arrangeur, compositeur et directeur artistique, Laurent Ghenin, habite La Ville-du-Bois (près de Longjumeau). Un groupe qui démarre déjà fort. Nous avons déjà joué au Domaine de Chamarande, à Palaiseau lors de la Fête de la Musique, à Orly, et nous nous apprêtons à « attaquer » Paris. J’ai bon espoir dans la réussite de ce groupe et je pense qu’on en parlera prochainement. Il m’a offert l’occasion de découvrir d’autres musiciens locaux. C’est ainsi que j’ai appris qu’un tromboniste professionnel brésilien vivait à Palaiseau, Edi Negon Borges. Le courant est bien passé entre nous.
– Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que Paris-Saclay sinon plusieurs de ses communes se révèlent être un vivier de musiciens…
Oui, et je pourrais multiplier les exemples dont celui de Dogan, que j’ai repéré alors qu’il n’avait que dix-sept ans. Je l’ai invité à plusieurs reprises à jouer avec Haïdouti Orkestar sans me soucier des écarts générationnels (nos musiciens sont quarantenaires ou quinquagénaires). Aujourd’hui, il a vingt ans et tourne avec le Franco-libanais Bachar Khalifé (le fils de Marcel Khalifé, une star moyen-orientale mondialement connue) dans les grands festivals, en France, comme aux Vieilles Charrues, ou à l’étranger.
Et cela me plaît assez, car naturellement, j’aspire aussi à vivre la musique sur le territoire où j’ai grandi et où je réside encore. La musique crée de la proximité. Que des musiciens vivent à deux pas d’un même studio de répétition, ce ne peut que donner envie de jouer ensemble, de quelque univers musical qu’on soit.
– Des acteurs de Paris-Saclay ne disent pas autre chose : même si la proximité géographique n’est pas l’unique finalité de l’écosystème, elle n’en favorise pas moins des mises en lien. La notion même de « connexion » est, tout comme le titre de votre album, mise en avant par l’un de ses événements phare – Paris-Saclay Connexion…
Comme c’est étonnant ! Un événement comme TEDx Saclay n’a pas d’autre ambition non plus et le fait avec une énergie communicative. C’est en tout cas quelque chose que j’ai ressentie. Les intervenants viennent d’univers très différents : de la recherche, de l’entrepreneuriat, mais aussi de l’art… Malgré nos différences, on se retrouve autour des mêmes envies : partager ses idées, avec l’espoir qu’elles rendent ce monde un peu meilleur.
– Ecosystème avec lequel vous partagez un autre point commun…
Lequel ! ?
– La notion de même de « cluster », qui, notamment dans le champ musical, désigne un agrégat de notes espacées d’un intervalle d’une seconde »(d’après Wikipédia)…
Je n’avais pas fait le rapprochement, mais il m’intéresse !
– Tout comme probablement l’ambition d’inciter les acteurs de la recherche et de l’innovation à être «indisciplinaires » (selon la notion de Laurent Loty), c’est-à-dire avoir l’audace de se confronter à d’autres univers disciplinaires que le leur.
Oui, même si j’ai très peu de contact avec le monde scientifique…
– Vous avez été pourtant chercheur en ethnomusicologie avant de vous lancer dans la musique…
Oui, mais c’est un domaine bien éloigné de ceux couverts par les chercheurs d’ici. ! Cela étant dit, ce domaine de l’ethnomusicologie est plus que jamais tourné vers l’avenir : il ne s’agit plus seulement de recenser les pratiques musicales traditionnelles – un inventaire quasi exhaustif a été fait (les dernières découvertes de peuples d’Amazonie remontent aux années 70) – et les systèmes de pensée ou cosmogonies qui les sous-tendent ont été interprétés. Désormais, il s’agit de permettre à des peuples de perpétuer leurs traditions musicales dans le contexte de mondialisation, sans exclure des métissages et, au-delà, de cohabiter en bonne intelligence. Or, n’est-ce pas dans l’éthique de tout chercheur que de contribuer à ce vivre ensemble ?
– Suivez-vous l’actualité du cluster et de l’Université Paris-Saclay ?
Oui, d’autant que nous en ressentons déjà les effets, ne serait-ce qu’au plan de la circulation ! De manière générale, vue de la Vallée et en particulier du centre-ville de Palaiseau où je réside, ce qui se passe sur le Plateau de Saclay n’est pas sans susciter des interrogations et des inquiétudes. Beaucoup craignent l’afflux de nouveaux étudiants et salariés.
Pour ma part, je me demande si le temps ne serait pas venu de se préoccuper de leur accueil, en assurant une animation culturelle à la hauteur du défi. Pour l’heure, force est de constater que le Plateau de Saclay est encore dépourvu de vie culturelle. Naturellement, nous ne demanderions qu’à prendre notre part dans l’animation du campus où des étudiants sont appelés à résider toute l’année, sans avoir toujours envie ni le temps d’aller jusqu’à Paris.
– Des initiatives existent en vue d’approfondir la rencontre entre les mondes scientifique et artistique comme celles portées par La Diagonale Paris-Saclay…
Je n’en connaissais pas l’existence, mais ne demande qu’à m’en rapprocher.
– Si je devais retenir un autre message de cet entretien, c’est que l’on peut être ancré quelque part, y avoir comme ses racines, tout en se projetant bien au-delà…
Complètement ! On va d’autant plus à la rencontre d’autrui qu’on est ancré quelque part. Ayant vécu depuis tout petit ici, j’y ai des attaches auxquelles je tiens. Mais j’ai aussi d’autant plus besoin d’air et d’ « ailleurs ». A trop se contenter de son chez soi, on se referme un peu plus chaque jour, à son insu.
Pour en savoir plus sur Haïdouti Orkestar, se rendre sur…
… son site (cliquer ici) ;
… sa page Facebook (cliquer ici) ;
Voir aussi :
– le site de Tchekchouka (cliquer ici).
– la vidéo 1 : Tchagri, featuring Bojan Z (cliquer ici)
– la vidéo 2 :Keçe Kurdan (Feat Edika Gunduz), chanson kurde (cliquer ici).
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