Seul face à l’exil. Rencontre avec Réza Rézaï.
Réza est Afghan. Comme bien d’autres de ses compatriotes, il a dû fuir son pays pour échapper à la mort… Quitte à risquer de la croiser à maintes reprises au cours du long parcours qui devait le conduire jusqu’en France, dans la Vallée de Chevreuse… Avec la complicité de Martine Debiesse, il en fait le récit. Édifiant.
C’est le livre qui nous a permis de traverser la période de confinement avec philosophie. Car, une telle expérience, Réza Rézaï, celui dont il retrace le parcours, l’a vécue aussi, à maintes reprises, mais dans des conditions autrement plus terribles (comme dans ce conteneur de 6 m2, à subir des séances de torture, ou dans ces cachettes à attendre les consignes de passeurs…).
Car, on l’aura compris, Réza est un de ces migrants ayant franchi des milliers de km à leurs risques et périls, mais pour fuir un pays qui n’a que la guerre pour paysage. Des hommes et des femmes dont on croit tout savoir depuis qu’ils ont été placés sous les feux de l’actualité, à défaut d’un lieu hospitalier. A la lecture de Seul face à l’exil, on mesure à quel point on est à des années-lumière de la réalité, d’imaginer ce qu’il faut de facultés pour parvenir à destination. Quand on y parvient.
Réza revient de très loin. De bien plus loin encore – si tant est que passé un stade de l’horreur, la comparaison a lieu d’être – que ces deux compatriotes dont le réalisateur anglais Michael Winterbottom proposait dans un magnifique documentaire fiction, «In this world», de nous faire vivre de l’intérieur le parcours depuis leur pays jusqu’à l’Angleterre. C’était dans la foulée du 11 septembre 2001. A l’époque, le sort des migrants était déjà peu enviable. Il semble avoir été rendu plus difficile encore avec un durcissement des frontières et les conflits intervenus depuis lors.
Un soldat victime de tortures…
A l’âge de 15 ans et trois mois, Réza s’était enrôlé dans l’armée (sans attendre les 18 ans normalement requis). Le danger viendra finalement moins des talibans, pour le coup, que de ceux censés les combattre avec lui. Mars 2008, son régiment est installé à Musa Qala, une bourgade située dans une vaste plaine désertique. Lors d’un contrôle, il surprend des personnes à fumer des stupéfiants. Ce sont des policiers… S’en suit une altercation. Un soldat est tué. Mais c’est Réza qui se retrouve emprisonné et à subir un interrogatoire sous la férule du chef de police de Musa Qala, le Commandant K… La description de ce qu’il endure nous prend à la gorge. Ames sensibles, sautez éventuellement les pages, mais sans renoncer à découvrir la suite. Réza a un premier tort : il est Hazara, de cette minorité originaire du Hazarajat (dont la capitale n’est autre que Bâmiyân, connue pour ses Bouddhas creusés à même la falaise détruits par les talibans). Une minorité martyrisée en Afghanistan comme au Pakistan.
La manière dont il arrive à échapper à son bourreau dépasse l’imagination de n’importe quel cinéaste aguerri au genre du film d’action… Comment Réza y est-il parvenu ? Grâce à un instinct de survie sans doute. Au fait aussi qu’il en ait (presque) vu d’autres… Comme il le rappelle, il n’a pas connu son pays autrement qu’en guerre. Sa mère, il l’a perdue à l’âge de 4 ans. Son père l’a élevé, mais à la dure. C’est peu que de le dire. Réza ne lui en conservera pas moins son affection, en toutes circonstances. Même quand il le poussera à se marier alors qu’il n’a que quinze ans… C’est que lui a une cinquantaine d’années. Autant dire un âge très avancé dans un pays comme l’Afghanistan. Aussi aimerait-il voir de son vivant son fils avec une épouse.
Un récit haletant
On a beau connaître l’issue du long parcours, la lecture est haletante de bout en bout. On se surprend à attendre avec la même impatience que lui le verdict de la cour, qui décidera s’il peut enfin rester en France – Réza a fait appel d’un premier refus de lui accorder l’asile… Pour autant, le récit ne suit pas la chronologie des événements, mais est jalonné de flashbacks. Un parti pris dont Martine Debiesse nous a donné l’explication dans une discussion informelle. A l’origine, il s’agissait pour elle de collecter les éléments du témoignage de Réza pour instruire son dossier. La priorité était de démontrer que le renvoyer dans son pays, c’était le condamner à mort. Depuis l’issue favorable (et ce n’est pas déflorer la fin de l’histoire que de le dire car l’intérêt est ailleurs, dans le parcours), Martine a pu reprendre ses entretiens avec lui.
Le récit du long voyage est reporté à la fin. La litanie des étapes franchies, décrites dans le détail, dit encore l’ampleur de l’épreuve. La première étape, c’est le Pakistan, Quetta précisément, où, après avoir « déserté », il s’est refugié, avec son père, sa belle mère, sa femme et ses deux petits frères. Ils y resteront un an. C’est là que Réza devient père, à 16 ans et demi… A ce propos, dans un souci de véracité dont il ne se départit jamais, il reconnaît alors n’en est pas être plus ému que cela : « comment se sentir ”futur père” ? Cela ne m’évoquait rien. (…) Je me suis dit que mon sentiment paternel viendrait peut-être avec le temps. Mais [le] ventre de [ma femme] s’arrondissait, mon enfant, mon fils peut-être, grandissait et RIEN, aucune émotion ne se produisait en moi. » S’il confie s’être senti mal au décès en couche de sa femme, il ne sera plus guère question d’elle ou si peu, par la suite.
Une insécurité permanente
Il est vrai que l’insécurité permanente n’aide pas à l’épanchement de sentiments, même paternels. Au Pakistan, pas moins que dans son pays natal, les Hazaras sont la cible des talibans. La liste des assassinats et attentats qu’égrène Réza ne paraît pas devoir avoir de fin. Un jour, c’est son propre père qui en échappe. Trop, c’est trop. Il est temps de partir. Faute de moyens, c’est à Réza que revient de frayer la voie. En Juillet 2009, il quitte donc les siens. Direction l’Europe, la Norvège précisément, où un ami de son père est installé.
Pour financer son acheminement avec l’aide de passeurs (du moins jusqu’aux portes de l’Union européenne), son père peut s’appuyer sur un système qui a fait ses preuves depuis le Moyen Age : le réseau hawala. Mis en place à l’origine pour les besoins du commerce sur les grandes routes d’échange comme la Route de la soie, il est désormais utilisé par les migrants. Fondé sur la confiance, il permet concrètement de faire circuler de l’argent d’un courtier (saraafi) à l’autre ; le montant est fixé d’un commun accord avec le passeur, en fonction de la fraction et de la dangerosité du chemin à parcourir ; arrivé à destination, le migrant «n’a plus qu’à» appeler son passeur pour lui donner le code qui débloquera l’argent auprès de son courtier.
De Quetta, Réza commence par gagner la frontière iranienne. Il lui faudra ensuite traverser l’Iran jusqu’à la frontière turque (2 semaines) puis la Turquie jusqu’à la frontière grecque (17 jours) avant d’endurer une épreuve encore plus terrible : la traversée de la mer. En Grèce, il se retrouve dans un camp de réfugiés, à Patras (un mois et demi). Malgré l’hospitalité qu’il y reçoit, il reprend la route avec une première tentative de passage par la Macédoine (une semaine). Mauvais choix. Nouvelle tentative par Patras (un mois) puis traversée de la Macédoine jusqu’à la frontière serbe (5 jours). La perspective de la mort ne le dissuade pas ; on a même l’impression qu’elle pourrait être un motif soulagement s’il n’y avait la famille à ne pas décevoir… Avec persévérance, il parvient à passer en Hongrie (10 jours) puis en Allemagne (2 semaines). De là, traversée du Danemark (2 jours), puis arrivée en Suède (où il restera un an) puis, craignant d’en être expulsé, retour en Allemagne, puis… en Suède… et finalement au Danemark, où il ne restera pas moins de quatre ans : bien que sans papier, un Irakien l’embauche comme réparateur de vélos en l’aidant dans une tentative de régularisation. En vain…
Une pincée de bonheur
Heureusement, le parcours est ponctué de moments de répit et de souvenirs heureux. Comme celui de ces plats concoctés par une cuisinière macédonienne (« une pincée de bonheur au milieu de cet océan de galères) » ou le simple ronronnement d’un chat… Il y a aussi ces rencontres providentielles comme avec ces policiers danois qui le sauvent d’une mort certaine dans les rues enneigées de Copenhague, ces marques d’hospitalité, adressées ici et là. Au fil de son parcours, les capacités de résilience et d’adaptation de Réza se révèlent être sans limites. Pas un pays où il séjourne, dont il n’entreprend de pratiquer la langue par goût, mais aussi dans l’espoir de mettre plus de chance de son côté dans ses tentatives de demande d’asile. En plus de pratiquer le hazaragi, le dari, le pachto, le farsi, et l’ourdou, il a donc appris l’anglais, le suédois, le danois (et, comme on le verra, le français)… De là à devenir traducteur… Non, son rêve à lui, c’est l’informatique… Il a beau ne pas avoir été scolarisé, il démontre des capacités d’apprentissage hors du commun.
Février 2013 : de tristes nouvelles arrivent du Pakistan, qui le plongent dans un état de désespoir… Il n’en trouve pas moins les ressources pour reprendre son errance, en mettant désormais le cap sur « le pays des droits de l’Homme ». Il y arrive par la gare de l’Est, le 17 mai 2016. Cela aura fait bientôt sept ans qu’il a quitté Quetta. Il n’est pas au bout de ses peines et de ses surprises. Après une expérience de Sdf dans les rues de Paris, il parvient à se déclarer auprès de France terre d’asile, dans le 19e arrondissement, au prix de longues files d’attente. Le voilà dans un centre d’hébergement d’urgence dans l’Essonne puis à Forges-les-Bains, puis au Centre de réfugiés d’Amiens, dans un 8 m2 pour deux, d’un immeuble insalubre (il y restera près d’un an…). Heureusement, il bénéficie de l’aide précieuse de bénévoles, dont Florence, qui le traite comme son fils. Avec d’autres, elle parvient à constituer une cagnotte pour financer son cours au DELF (diplôme d’études de langue française).
Les mêmes savent aussi le préserver d’une triste réalité : à Forges-les-Bains, l’ouverture du centre d’accueil n’est pas vue d’un bon œil par tous les habitants, c’est le moins qu’on puisse dire. Le livre revient en détail sur les controverses avec beaucoup de tact, en faisant la part entre les motifs de mécontentement fondés (ces habitants n’ont pas été prévenus) et les tentatives de récupération politicienne…
Une erreur de traduction
La demande d’asile de Réza a été déposée un 10 novembre 2016. Six mois plus tard, la sentence tombe : c’est non, donc. Son bourreau n’étant prétendument plus de ce monde, on estime que Réza peut regagner son pays… Quand le destin d’un homme peut tenir aussi à une simple erreur de traduction… (on laisse au lecteur le soin d’en découvrir la nature). Il lui faut faire appel à la Cour nationale du droit d’asile, et patienter encore un an et demi avant de savoir si le pays des droits de l’Homme ne le laisse plus seul face à l’exil…
Aujourd’hui, Réza répare des vélos, en mettant à profit un savoir développé du temps où il était au Danemark. Il n’a pas renoncé pour autant à devenir informaticien. Le 31 janvier dernier, nous eûmes l’occasion de le rencontrer en vrai. Impressionnant de calme, répondant avec précision aux questions qui fusaient. C’était à la librairie Liragif, pour une présentation du livre. A ses côtés : Martine et Florence, la personne qui l’a accueillie, chez elle, en lui faisant connaître d’autres amis, bénévoles tout comme elle.
Le livre comme viatique
Aux dernières nouvelles, Réza devait enfin retrouver son fils. On ignore en revanche comment il a vécu le confinement. Sans doute a-t-il dû mettre à profit son nouveau viatique : les livres. Florence avait insisté dès le début de leur rencontre pour qu’il prenne l’habitude de lire. Bien lui en a pris. Réza : «J’ai découvert le bonheur profond d’entrer dans un univers imaginé par quelqu’un d’autre, d’arriver en bas d’une page et n’avoir qu’une envie, la tourner pour savoir la suite. Pour la première fois de ma vie, ici, en France, j’ai pu dire ”j’ai lu un livre” [en l’occurrence, Parvana, une enfance en Afghanistan, de Déborah Ellis]. La fierté que j’ai ressentie à l’instant où je suis arrivé au dernier mot de la dernière ligne de la dernière page de mon ”1er livre”, je ne l’oublierai jamais.»
Etonnamment, bien des sentiments ainsi exprimés, à commencer par celui de ne pas vouloir oublier, entre en résonance avec ceux que nous avons éprouvé à la lecture de Seul face à l’exil. Un autre «1er livre», magnifique, qu’il aura, cette fois, contribué à écrire…
Seul face à l’exil est un ouvrage coécrit et autoédité par Martine Debiesse. Pour connaître les librairies où il est en dépôt, se rendre sur son site en cliquant ici.
Journaliste
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