Nous l’avions déjà interviewé en mai 2015, lors d’une journée consacrée à l’innovation autour du vélo, sur le Plateau de Saclay. Marc Bultez ous avait alors fait part d’un projet de création d’une recyclerie sportive. Laquelle a vu le jour, enrichie d’une boutique de vente de matériel et d’équipement d’occasion. Deux lieux que nous avons pu visiter en ce printemps 2017, à l’occasion d’un nouvel entretien portant sur la genèse de cette double initiative et ses perspectives de développement en lien avec l’écosystème Paris-Saclay.
– Si vous deviez pitcher la recyclerie sportive ?
Elle a été créée en juin 2015, suite à ma rencontre avec mon amie, Bérénice. Ensemble, nous partagions le même constat : dans le sport, on sensibilise le public à l’enjeu du recyclage, à l’occasion d’événements, mais peu les sportifs eux-mêmes. Qu’ils soient professionnels ou amateurs, ils ne se préoccupent pas assez de ce qu’il advient de leur matériel et équipement. Nous avons donc voulu combiner nos expériences professionnelles respectives : elle, dans la gestion des déchets, moi, dans l’univers du sport. Outre une pratique sportive, j’ai en effet travaillé dix ans durant pour diverses sociétés – des agences conseil, de marketing ou encore de voyage en lien avec lui ; j’ai également travaillé au sein de l’Institut national supérieur du sport, de l’expertise et de la performance – Insep – dans le cadre d’un contrat de partenariat public privé. Déjà, par le passé, j’ai créé une association, en 2011, qui avait vocation à envoyer du matériel sportif d’occasion dans des pays en développement. Pour les besoins de la recyclerie, nous avons aussi adopté le statut associatif. Un bureau se réunit chaque mois pour décider collégialement des orientations à prendre.
– Quel objectif vous fixez-vous ?
Notre objectif, c’est de contribuer au zéro déchet et ce, de diverses manières : en promouvant la consommation responsable, en allongeant la durée de vie du matériel et des équipements – nous apprenons pour cela aux gens à les réparer – ou encore en pratiquant le réemploi et la réutilisation des déchets [il nous montre sa ceinture faite à base de pneus de vélos et des créations artistiques qui trônent dans son bureau]. Enfin, nous procédons au tri sélectif pour alimenter d’autres filières. De là, la présence de plusieurs poubelles à l’extérieur.
– Etes-vous les premiers à vous être spécialisés dans la recyclerie sportive ?
A ma connaissance, oui. Plusieurs ressourceries existent [de l’ordre de 130 à travers la France] dont certain proposent des articles sportifs, mais au milieu d’autres choses. On compte aussi des recycleries (une quarantaine en Ile-de-France) dont certaines spécialisées, à l’image de Rejoué, par exemple (une recyclerie de jouets, comme son nom le suggère). Mais à ce jour, aucune ressourcerie ou recyclerie ne s’était spécialisée dans la filière sportive.
– Avec, dans votre cas, une focale sur le vélo…
Le vélo est effectivement très présent ici. Pour autant, nous ne nous limitons pas à lui. Notre atelier offre de quoi farter ses skis ou corder ses raquettes. Et puis, nous avons ouvert depuis peu une boutique, qui propose une grande variété d’articles, de la paire de baskets aux appareils de musculation en passant par des vêtements, des tatamis, etc.
– Un mot sur ce lieu-ci, on ne peut plus original, avec son atelier, son espace de travail et de restauration,…
Il a été mis à disposition par la mairie de Massy. Nous y avons aménagé un espace de coworking et des ateliers de sensibilisation à la réduction des déchets (couture, cuisine,…), animés, tous les lundis, par les Ateliers d’Antonin. Des conférences y sont également proposées par le collectif de professionnels pluridisciplinaires, Movinlite, qui comprend un coach, un naturopathe, un psychologue ou encore un ostéopathe. La prochaine, programmée le 27 avril, aura pour thème : « Le temps et l’émotion ». Les conférences précédentes portaient sur l’alimentation durable ou encore l’impact du stress.
– A quoi s’ajoute un grand espace vert…
Oui. Nous y organisons des activités de sport, le samedi matin. Nous en avons profité pour y aménager un potager et de quoi faire du compost. Une façon à nous de faire de la recyclerie un tiers-lieu, inscrit dans une démarche plus globale de développement durable.
– Quelles sont les conditions pour accéder à ce lieu ?
Il suffit d’adhérer à l’association pour un montant compris entre 15 et 35 euros par an, selon son niveau de revenus ou selon qu’on vient seul ou en famille. Ce tarif inclut l’accès à la boutique ou aux activités permanentes. La recyclerie ne pourrait pas exister sans ses adhérents : ce sont eux qui la font vivre en y venant réparer, acheter du matériel ou en en donnant.
– Combien d’adhérents comptez-vous à ce jour et quels en sont les profils ?
Nous en comptons près de 480. Parmi eux, de l’ordre de 40% demandent à pouvoir bénéficier d’un tarif réduit. Nous comptons aussi beaucoup de CSP+. Si des adhérents viennent par nécessité, d’autres viennent par conviction. La mixité qui en résulte permet à des gens qui n’en auraient pas l’occasion, de se rencontrer et d’échanger non sans, comme nous l’espérons, changer leur regard réciproque. Ici, chacun peut faire profiter de son savoir et savoir-faire tout en apprenant aussi des autres. Moi-même, quand j’ai commencé à m’intéresser au domaine des déchets, j’étais à mille lieues de penser que cela recouvrait autant de problématiques. Même chose avec le domaine des mobilités. C’est dire si c’est un lieu enrichissant. Il m’a permis de faire des rencontres qu’il ne m’aurait pas été donné de faire ailleurs. Et puis, c’est aussi un lieu où on peut revenir à l’essentiel, prendre du recul et œuvrer à une économie du partage. A cet égard, il incarne bien les principes d’un Idriss Aberkane [ spécialiste des neurosciences et de l’économie de la connaissance ].
Mais reconnaissons que tous nos adhérents sont loin d’être dans cet état d’esprit : des adhérents viennent ici juste dans une logique de consommation ou d’achat. Ils nous donnent du matériel et des articles, mais continuent à acheter du neuf pour eux, en grande surface. Nous ne désespérons pas de les convaincre aux enjeux du développement durable et de faire évoluer les mentalités.
– En attendant, il règne ici une ambiance à la fois studieuse et conviviale…
Cet atelier, nous l’avons conçu comme un tiers-lieu, propice tout à la fois aux échanges et au travail. Nous accordons beaucoup d’importance à la notion de plaisir, y compris dans le travail, même si chacun doit prendre part aux tâches ménagères. Certes, on peut s’interroger – et nous nous interrogeons d’ailleurs à ce sujet – sur tout le temps qu’on passe à réparer ceci et cela, à transformer telle ou telle pièce, mais c’est bien un autre rapport au travail qu’on cherche aussi à inventer.
– Vous me faites penser à l’ouvrage de Michel Lallement, L’Age du faire [pour en savoir plus, cliquer ici], qui montre comment les FabLabs et autres Makerspaces participent justement au renouvellement du rapport au travail intellectuel et manuel… Le connaissez-vous ?
Oui, et grâce à vous d’ailleurs ! J’avais participé à la conférence que vous aviez organisée au PROTO204 en sa présence… Suite à quoi j’avais acheté son livre que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt.
(Rire). Votre ressourcerie a-t-elle pour autant vocation à créer des emplois ?
Oui, bien sûr. Et nous en sommes déjà à cinq. En juin 2016, nous avons commencé par recruter le chef d’atelier, Frédéric, qui nous fait profiter de ses compétences en matière de design (Institut supérieur de Design). Nous avons été ensuite rejoints en octobre par Martine dont j’ai fait connaissance à travers une association de théâtre – elle travaillait à l’époque pour la chaîne de TV Télessonne (qui a fermé depuis). Elle est désormais responsable de la communication, mais aussi de la boutique. Moi-même qui suis devenu salarié en décembre 2016 – jusqu’alors, de mars à novembre, je bénéficiais d’une aide du Fonds de confiance. Plus récemment, nous avons proposé à l’un de nos services civiques de poursuivre avec nous dans le cadre d’un Emploi d’Avenir (ayant une formation dans le domaine du vélo électrique, il prendra en charge nos activités dans ce domaine). Enfin, Philippe, un éducateur à mobilité vélo, que nous avons connu dans le cadre d’une Vélo-école qu’il avait créée : il va prendre la responsabilité de l’ensemble des animations de la recyclerie.
Cinq salariés, donc, qui viennent d’horizons très divers comme vous pouvez le constater. A quoi s’ajoutent quatre services civiques et des stagiaires que nous accueillons d’une semaine à deux mois.
– Vous reconnaissez-vous dans la notion d’entrepreneur social ?
Oui, bien sûr, tout en me réclamant de l’Economie sociale et solidaire (ESS). Je n’oppose pas les deux, au contraire. On peut agir dans le cadre d’une structure associative, tout en ayant une démarche entrepreneuriale.
– Sur quel modèle économique vous fondez-vous ?
Outre les adhésions, la recyclerie vit de la vente du matériel qui nous est donné, des ateliers et animations que nous organisons dans ou hors-les-murs. La mairie nous apporte un précieux soutien en mettant à disposition le local. Une autre piste de financement consistera à sous-traiter, moyennant un défraiement, la collecte pour le compte de grands comptes, comme Decathlon, par exemple, avec qui nous avons déjà signé une convention.
– Cela me fait penser à l’ « alliance inédite » que promeut un autre acteur de Paris-Saclay, Jean-Guy Henckel, directeur du Réseau Cocagne, qui invite à un rapprochement du monde associatif, des pouvoirs publics, mais aussi des grandes entreprises, en considérant que c’est la seule façon de permettre à des initiatives comme la sienne de monter en généralité… [pour en savoir plus, cliquer ici].
Cette notion d’ « alliance inédite » me parle et n’est pas sans m’évoquer d’ailleurs les débats « philosophiques » que je peux avoir avec des interlocuteurs, qui considèrent que nous n’avons rien à gagner à nous engager dans ce genre de partenariat au prétexte que nous ne serions qu’un petit poisson dans l’univers du recyclage et que le risque est, donc, de nous faire croquer par les gros poissons que seraient les grandes entreprises du secteur. Je pense qu’il y a de la place pour tout le monde et que les changements se font autant avec les petits poissons que les gros. Je précise encore que notre structure participe à des réseaux associatifs, qui travaillent déjà avec de grands groupes : le réseau du réemploi d’Ile de France, qui fédère acteurs spécialisés, et le réseau national L’Heureux Cyclage, qui regroupe, lui, des ateliers de vélos participatifs et solidaires dont nous nous sommes d’ailleurs inspirés (il en existe plus de 90 à travers la France).
Même si j’ai fait le choix de m’inscrire dans l’Economie sociale et solidaire, parce qu’elle correspond le mieux à mes valeurs, je considère que nous avons aussi besoin des autres si on veut vraiment changer l’ordre des choses. Je ne me mets donc pas de barrière. C’est ainsi d’ailleurs que je vois notre initiative : un outil au service d’une diversité d’acteurs, publics et privés. L’important est de rester bien caler sur nos valeurs et de ne pas perdre de vue notre objectif : contribuer au zéro déchet.
– Et les pouvoirs publics, comment perçoivent-ils votre initiative ?
Ils manifestent un réel intérêt et ce, jusqu’au sommet de l’Etat. C’est ainsi que nous avons pu présenter notre démarche au président de la République, en personne. Nous avons aussi reçu la visite de M. Hamon (ancien Ministre délégué en charge de l’ESS). Cet intérêt des pouvoirs publics et des politiques est important car l’enjeu est aussi de faire évoluer la législation sur le statut du déchet.
– Comptez-vous décliner votre concept ailleurs ?
Oui. Nous échangeons justement avec les pouvoirs publics dans cette perspective. Nous avons avancé notamment avec le ministère du Sport et du développement durable, pour créer d’autres recycleries sportives en appui de l’économie circulaire. Nous sommes également en pourparlers avec la ville de Paris pour ouvrir, cette année, un atelier dans la perspective de la candidature de Paris pour les JO de 2024. [Depuis l’entretien, le lieu s’est précisé : la boutique ouvrira aux Grands Voisins à Paris, dans le XIVe].
– Avec l’idée de constituer un réseau ?
Oui, tout à fait. Déjà, des porteurs de projet nous sollicitent pour monter une recyclerie sportive sur leur territoire : à Anglet, Strasbourg et Lyon, par exemple. Nous n’avons pas encore décidé si chaque structure fonctionnerait de manière autonome ou sur la base d’une franchise sociale. Mais la réflexion est engagée.
– Pour l’heure, vous êtes sur le territoire de Paris-Saclay. Mais cet écosystème fait-il sens pour vous ?
Oui, bien sûr. J’y ai même des attaches particulières pour avoir fait des études STAPS à la Faculté d’Orsay. Et je trouve qu’il y a du sens à vouloir rassembler les énergies. Faut-il faire pour autant venir d’autres établissements ? Je n’ai pas d’avis sur la question. Ce que je sais, en revanche, c’est que nous sommes sur ce territoire de Paris-Saclay. La présence de nombreux étudiants, chercheurs et entrepreneurs nous ouvre des perspectives, y compris en matière d’innovation.
– Avez-vous déjà tissé des liens privilégiés avec des acteurs de l’écosystème ?
Oui. Après plusieurs échanges avec la Chaire d’Innovation frugale, le FabLab du 503 et AgroParisTech, nous participons à des ateliers conçus à l’attention d’étudiants, mais aussi de nos adhérents et d’entreprises autour de la notion de réemploi, mais aussi de la visibilité et sécurité du cycliste, en nous appuyant sur nos ressources et les compétences de l’optique.
L’animation sera assurée par une équipe d’encadrants, parmi lesquels Hélène et Camille (responsables du FabLab du 503). Deux demi journées ont été organisées : l’une, le 23 mars, ici, à l’atelier de la recyclerie, pour une présentation des problématiques qu’on souhaite traiter ; le 30 mars, ensuite, pour examiner les réponses apportées à travers le prototypage de solutions au moyen du matériel que nous mettons à disposition. Je crois beaucoup à l’intérêt de ce métissage entre nos adhérents et étudiants, sans oublier les entreprises.
– Comment s’est faite la rencontre entre des univers somme toute très différents ? Rien de commun a priori entre le 503 et la recyclerie sportive…
Il se trouve que Camille avait assisté à titre personnel à un de nos ateliers dans le cadre d’un salon des loisirs créatifs. Nous proposions aux visiteurs de fabriquer leur ceinture à partir de pneus de vélos, comme celle que je vous ai montrée. Camille s’est prêtée au jeu en fabriquant la sienne. Cela l’a manifestement suffisamment emballée pour imaginer une collaboration avec le FabLab du 503 et la chaire. Elle et moi ne nous connaissions pas plus que cela.
– Avez-vous d’autres projets avec des acteurs de l’écosystème ?
Nous avons répondu à un appel à projets du SIOM de la Vallée de Chevreuse, qui intervient sur plusieurs territoires de l’OIN de Paris-Saclay. Il porte sur la création d’ici 2018 et à côté d’EDF Lab, d’une déchetterie intégrant une ressourcerie. Nous avons répondu dans le cadre d’un GES (Groupement d’Economie Solidaire), associant Etudes et Chantiers (qui fait de la réinsertion par l’activité économique dans le domaine des espaces verts ou de la rénovation de bâtiment) et la Ressourcerie créative de la friche des Grands Voisins à Paris, dans le XIVe. [Depuis l’entretien, Marc Bultez devait apprendre que cet GES avait emporté l’appel à projets].
– Un mot encore sur la notion même de déchet que d’aucuns jugent insuffisamment valorisante. Quelle est votre position à ce sujet ? Ne faudrait-il pas utiliser un autre mot ?
Ce n’est pas sûr car, après tout, il y a pire que le mot déchet : celui d’ordure ! C’était d’ailleurs le sens de slogans d’acteurs du réemploi (La Collecterie) : « J’étais une ordure ! » (rire).
Epilogue
La rencontre se prolonge par une visite de la boutique située à quelques encablures de l’atelier. Pour nous y rendre, nous enfourchons un vélo mis à notre disposition. Quelques minutes plus tard, nous y voici. Changement d’ambiance : tandis que l’atelier est situé dans un quartier pavillonnaire tranquille, la boutique est située dans un quartier prioritaire, Massy-Opéra. Pas de quoi déplaire à Marc : « En nous localisant dans deux lieux si différents, nous œuvrons aussi à une certaine mixité. Certaines personnes ne viendraient pas jusqu’ici si elles n’étaient adhérentes de la recyclerie. »
La boutique, qui occupe un ancien restaurant, vaut assurément le détour avec ses airs de caverne d’Ali Baba, répartie sur deux niveaux, dont un sous-sol, totalisant 200 m2.
Au rez-de-chaussée, de quoi établir un inventaire à la Prévert : des vélos pour adultes ou enfants, des tricycles, du matériel de ski, des snow boots, des baskets, des patins de hockey, des clubs de golf, des boxes, des rackets (de tennis, de badminton, de ping-pong, de squash), des vêtements et même des coupes !
Au sous-sol : du matériel de musculation ou de camping, des paniers de baskets, encore des chaussures, des cerfs volants, des tatamis… On y trouve même un superbe arc à flèche. Bref, il y en a pour tous les goûts, les pratiques et les saisons.
Des produits en bon état, qui n’ont donc pour la plupart exigé qu’un simple nettoyage ou ajustement, et tous donnés (la boutique n’est pas un dépôt-vente), par des personnes qui ont voulu manifestement faire de la place chez eux ou s’équiper en neuf…
Pour animer la boutique, trois personnes, dont deux services civiques parmi lesquels Julie, que Marc ne demanderait qu’à embaucher. Pas le temps de faire plus ample connaissance. La visite s’interrompt avec l’arrivée de responsables d’une salle de sport très intéressés par les tatamis.
Pour accéder au tout premier entretien que nous avait accordé Marc Bultez, cliquer ici.
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