Nous avons déjà eu l’occasion de vous parler du Design Spot, le centre de design de l’université Paris-Saclay, inauguré à la fin 2017. Restait à en savoir plus sur celui qui en assure la direction, Vincent Créance. Lequel a bien voulu se prêter à l’exercice de l’entretien au long cours.
– Pouvez-vous commencer par donner des nouvelles du Design Spot ?
Inauguré le 5 décembre 2017, The Design Spot est encore en phase de préfiguration, celle-ci devant courir jusqu’à la fin de l’année 2018. Nous la poursuivons avec d’autant plus d’intérêt qu’elle relève finalement d’une démarche design : nous ne partons pas d’une idée préconçue, mais prenons le temps d’échanger avec les utilisateurs potentiels, de façon à en comprendre les pratiques et les besoins. Nous leur formulons des propositions, en avançant de manière itérative : si telle ou telle de ces propositions se révèle non pertinente, nous la corrigeons ou en formulons une autre.
– Où en êtes-vous depuis la création ?
The Design Spot est déjà entré dans une phase opérationnelle et ce, dès le mois de janvier. En six mois d’existence, nous sommes en mesure de confirmer le bienfondé d’une de nos priorités, à savoir : faire entrer le design dans les projets de recherche. Il semblerait que cela prenne. Nous sommes parvenus à associer des designers à des programmes de recherche menés par des laboratoires du CEA. De premiers résultats en ont déjà découlé. Et des chercheurs commencent à nous solliciter directement. Ce dont je me réjouis car je crois beaucoup aux vertus de la démonstration par l’exemple. Si nous parvenons à montrer que tel projet de recherche s’est enrichi en faisant appel au design, nous convaincrons d’autant plus d’autres chercheurs à intégrer à leur tour un designer dans leur équipe.
– Quels sont vos rapports avec les entrepreneurs innovants et startuppers ?
Nous avons aussi plusieurs projets en cours avec des start-up incubées au sein d’IncubAlliance. Et ces projets commencent à faire parler d’eux, de sorte que des entrepreneurs n’hésitent plus non plus à me contacter directement pour me soumettre un projet. Ce qui est bien évidemment bon signe, le signe que les gens parlent du Design Spot entre eux.
– Est-ce à dire que le design est plus largement partagé ?
Non, je n’irai pas jusqu’à dire cela. Les personnes qui nous contactent ne sont pas forcément familières avec le design ; elles ont juste l’intuition que cette approche pourra leur être utile, que ce soit pour un projet de start-up ou de recherche, ce qui est déjà beaucoup. Reste qu’il y a encore du chemin à parcourir pour parvenir à une réelle compréhension mutuelle quant à ce qu’est le design. Je crains que tout milite encore pour créer des malentendus, du fait notamment de la référence systématique au design thinking. Aujourd’hui plus que jamais, quiconque s’intéresse un tant soit peu au design pense à ce dernier…
– Et en quoi est-ce problématique ?
Le design thinking a le mérite d’avoir pénétré divers champs professionnels et de jouer en quelque sorte le rôle de cheval de Troie. J’ajoute que des démarches qui s’en réclament sont plutôt productives, en matière d’innovation. D’ailleurs, les designers en ont toujours fait en réalité, même si c’est à la manière de M. Jourdain pratiquant la prose. Tim Brown, le CEO et président d’IDEO, qui a contribué à populariser le concept (développé par Rolf Faste, à Stanford), n’a pas prétendu faire autre chose que formaliser la manière dont les designers ont depuis toujours travaillé. Tout au plus a-t-il mis l’accent sur la nécessité de centrer le processus d’innovation sur l’utilisateur. Pour autant, le design ne saurait se réduire à cette démarche…
– Si, donc, le design, c’est bien plus que le design thninking, en quoi consiste-t-il exactement ?
C’est là que les choses se compliquent car, à mon sens, le risque est de vouloir à tout prix caractériser le design par différentes compétences dont bien d’autres professionnels pourraient en réalité se prévaloir. Le design thinking, pour ne s’en tenir encore qu’à lui, n’a pas besoin de designer pour être mis en œuvre ; on pourrait tout aussi bien y recourir sans avoir été jamais designer. En disant cela, je ne cherche pas à disqualifier le design thinking. Encore une fois, je considère qu’il contribue à diffuser la culture design au delà du cercle des designers professionnels, non sans souligner l’intérêt de centrer le processus d’innovation sur l’utilisateur et ses usages.
Je pense cependant que quand on cherche à définir le design, il importe de se demander en quoi il se différencie d’autres champs de compétences ou, pour le dire autrement, de bien cerner ce qui est spécifique dans l’apport d’un designer par rapport à d’autres parties prenantes du processus d’innovation. Force est d’admettre, quand on creuse la question, qu’il y a finalement très peu de qualités dont les designers peuvent prétendre avoir le monopole. Les designers ont, dit-on, l’esprit de synthèse. C’est vrai, ils savent avoir une vision globale d’un projet et de ses problématiques. Cela fait partie de leur culture professionnelle. Mais cet esprit de synthèse ne leur est pas spécifique ! On dit encore des designers que ce sont des gens de bon sens. C’est vrai aussi : nous sommes effectivement des gens de bon sens. Mais bien d’autres professionnels peuvent prétendre l’être tout autant ! Même chose quant à leur esprit d’innovation : les designers seraient des gens innovants. Sauf que, là encore, d’autres personnes peuvent prétendre l’être, y compris les chercheurs, ne serait-ce que dans la conception des matériels qui permettront de nouvelles découvertes. A contrario, il convient de le souligner : tous les designers ne sont pas nécessairement engagés dans des processus d’innovation.
Les designers, dit-on encore, se préoccupent des usages. C’est, une fois encore, vrai. Mais d’autres professionnels s’en préoccupent aussi, à commencer par les spécialistes du marketing ou d’ergonomie.
– Mais que faites-vous donc de spécifique que les autres ne sauraient pas faire, en tout cas aussi bien ?
Notre valeur ajoutée réside dans la capacité de mettre en forme. Pour le dire autrement, le propre du designer est d’être un… metteur en forme, comme d’autres sont des metteurs en scène. Il a l’art de donner à une chose une forme suffisamment attractive et, j’oserai dire, esthétique. Et quand je dis une chose, ce peut être aussi bien un produit (dans le cas du design de produit), un espace de vente (design retail), une interface (design d’interface), un son (design sonore), une présentation culinaire (food design), un service (design de service), etc. A chaque fois, quelle que soit l’approche design, il a ce souci de la qualité de la mise en forme. C’est en ce sens que le design va bien au-delà du design thinking. Il ne saurait se limiter à de la pure réflexion. Il implique un passage à l’acte qui traduise des intentions en une chose tangible, et la plus attractive possible.
– Comment parvenir à cette mise en forme ?
J’allais y venir. Les designers disposent de deux leviers principaux. Le premier – le levier d’efficacité – s’adresse aux exigences de la raison : il s’agit de faire en sorte que l’utilisateur comprenne intuitivement à quoi l’objet (ou le service, l’interface, etc.) sert, comment il fonctionne, qu’il ait aussi le sentiment qu’il est adapté à son besoin et ses usages, qu’il peut s’en servir sans avoir à se plonger dans un mode d’emploi compliqué.
Le second levier s’adresse, lui, aux émotions de l’utilisateur. Au premier coup d’œil, au premier contact, celui-ci doit être conquis – considérer, selon le cas, que c’est pratique, simple d’usage, accessible, amusant ou, au contraire, sérieux, techno voire éprouver le fameux effet waouh, trouver que c’est tout simplement beau. Je n’ignore pas combien ce terme de beau est sujet à controverse, combien les designers s’en défient car le jugeant par trop réducteur ou connoté, difficile à définir. Pour ma part, je considère qu’il ne faut pas craindre cette visée proprement esthétique. D’ailleurs, je ne connais pas de designers qui se risqueraient à faire des choses moches !
Certes, définir ce que peut être un bel objet, c’est difficile. Mais on ne devrait pas pour autant renoncer à cette exigence d’esthétisme. Au contraire, un designer devrait revendiquer ce droit, quitte à reconnaître à son activité une dimension plus artistique que scientifique. C’est aussi cela qui le singularise par rapport aux autres parties prenantes d’un processus d’innovation.
Si, donc, je résume, je dirai que le design n’est ni plus ni moins que l’art de la mise en forme (d’un objet, d’un service, etc.), en vue de rendre quelque chose aussi désirable que possible.
– En cherchant à rendre telle chose désirable, ne risque-t-il pas de le faire pour une catégorie de population particulière ?
Il est difficile de répondre à cette question. De prime abord, une chose « designée » vise à rencontrer un marché voire une niche. Le design ne cherche donc pas à s’adresser à tous, mais à répondre à des aspirations particulières. C’est son talent que d’y parvenir par la qualité de sa mise en forme, « talent » qu’il peut revendiquer au même titre qu’un artiste. Etant entendu, je m’empresse de le préciser, que tout talentueux qu’il soit, il peut aussi se « planter » ! Autant qu’un artiste, d’ailleurs, qui, au cours de son existence, peut être amené à produire des œuvres « mineures ». Le designer ne peut prétendre s’en remettre à des recettes bien établies, qu’il suffirait d’appliquer. A chaque projet, ses problématiques et, donc, ses risques d’erreur.
Peut-être ne faut-il pas non plus pousser trop loin l’analogie avec l’artiste. Car, à la différence de celui-ci, un designer ne cherche pas à imposer sa vision. Il s’inscrit dans un cahier des charges et un processus industriel. Surtout, il dessine pour les autres, pas pour lui. Cela fait une grande différence.
– Sans compter qu’il est appelé à travailler avec d’autres parties prenantes. Certes, l’artiste n’est pas un créateur aussi isolé qu’on le pense – il travaille en lien avec des institutions – un galériste, dans le cas du peintre ou du plasticien, par exemple – mais il met moins en avant la dimension collective du processus de création…
C’est évident, mais important de le rappeler. Le designer est par nécessité intégré dans un environnement (industriel ou autre), en interaction avec des métiers très différents d’un projet à l’autre comme au cours d’un même projet. Métiers dont il lui faut maîtriser les codes. C’est d’ailleurs pourquoi les études qui mènent au métier de designer sont de plus en plus longues : la plupart des écoles recrutent en classes préparatoires et forment jusqu’en Master 2 (avec possibilité de poursuivre en thèse). Soit au minimum cinq ans d’études, autant que pour une formation d’ingénieur.
Certes, la vocation importe, mais comme pour tout autre discipline, le design exige des compétences qui ne peuvent s’acquérir qu’au fil du temps, par de la formation. Naturellement, l’expérience compte aussi. Un designer qui a vingt ans de métier sera plus confiant dans ses choix que le designer qui sort tout juste de son école, et qui n’en aura pas moins d’autres qualités, en l’occurrence sa fraîcheur et sa spontanéité.
– Qu’est-ce que cela implique-t-il quant au positionnement du designer dans le processus industriel et / ou d’innovation ?
En somme, votre question revient à poser celle de savoir quel est le bon timing pour l’intervention d’un designer. A cet égard, il convient d’être pragmatique. Il y a ce qu’on peut dire en théorie et il y a la vraie vie ! En théorie, plus un designer est intégré en amont, plus les résultats sont intéressants et cela se vérifie effectivement. Seulement, intégrer un designer le plus en amont possible exige de la part de l’organisation qui l’accueille – qu’il s’agisse d’une entreprise ou d’un centre de recherche – une certaine maturité dans la collaboration avec ce type de professionnel. Autrement dit, il ne suffit pas de parachuter un designer dans une structure où il n’a pas encore eu l’occasion de travailler, où il lui faut encore tout connaître de ses interlocuteurs et de leurs méthodologies, de leur façon d’appréhender les sujets. Sans quoi la greffe risque de ne pas prendre, ce qui ne manquera pas de se refléter dans les résultats.
– Que conseillez-vous en conséquence ?
Quand une structure sollicite pour la première fois un designer, je ne pense pas que ce soit préjudiciable pour elle ni pour lui de l’intégrer en aval du processus de développement. Cela ménage la possibilité d’un apprentissage réciproque. Dès lors que les choses se passent bien, la structure ne demandera qu’à renouveler l’expérience mais en l’intégrant plus tôt, cette fois. Au fur et à mesure, elle développera une culture design en capitalisant sur son expérience. Quant au designer, il sera mieux placé pour entamer le processus de développement (d’un produit, d’un service, etc.), avant les autres parties prenantes. C’est en procédant ainsi, par étape, que l’intégration se fera. Ce dont je peux témoigner à la lumière de ma propre expérience de designer.
Maintenant, quant à savoir si le mérite de la réussite d’un produit revient à un designer. Ou qu’à l’inverse, il est responsable de son échec…
– Expliquez-vous…
Du temps de ma première expérience professionnelle en agence, nous avions tendance à nous attribuer le succès d’un produit. A l’inverse, lorsque c’était un échec commercial, nous l’imputions à l’industriel en considérant qu’il n’avait pas mis en place le réseau de distribution suffisant, adopté le bon prix ou tarif, etc. Bref, nous étions peu enclins à nous remettre en question, tant nous étions convaincus de l’apport du design, et que les industriels, en France du moins, avaient encore beaucoup à apprendre en la matière. Il en est allé ainsi durant les onze années que j’ai passées dans cette agence, avant de la quitter pour prendre la direction design et ergonomie d’un grand groupe industriel, Alcatel en l’occurrence. Désormais, intégré au sein d’équipes d’ingénieurs et de commerciaux, je ne pouvais plus m’attribuer tout le succès d’un produit ni me défausser en cas d’échec. Force a été aussi de me rendre compte à quel point je m’étais trompé quant à ma vision de l’industrie où, à défaut de designers, on pouvait aussi rencontrer des gens créatifs, innovants. C’est à ce moment-là que je me suis posé d’ailleurs la question de savoir ce que nous autres designers avions de spécifique par rapport à d’autres professionnels.
– Est-ce vous qui avez introduit la culture design au sein de ce groupe industriel ?
Non. Quand j’en ai pris la direction du design, en 1996, une équipe était déjà en place. L’industriel ne partait pas de zéro. Des cadres dirigeants étaient depuis longtemps convaincus de l’intérêt de cette approche.
Durant les dix années que j’y ai passées, nous n’avons cependant cessé de renforcer l’intégration du design à un point où c’est nous, designers, qui impulsions les décisions de développement de produits. Nous en définissions le positionnement et les caractéristiques – en relation avec le marketing – très en amont des développements industriels, allant jusqu’à mettre en œuvre des visions prospectives. Naturellement, nous nous appuyons sur des briques technologiques développées en interne.
J’ajoute que j’ai eu la chance d’arriver à Alcatel, à un moment charnière dans l’histoire de la téléphonie mobile. Je ne peux m’empêcher de sourire à l’évocation de celle-ci qui ne parle déjà plus guère aux moins de vingt ans. Elle n’en reste pas moins passionnante et éclairante.
Nous sommes, donc, en 1997. L’année ou la téléphonie mobile est passée dans une autre dimension, d’un objet cher et technique, réservé aux professionnels, à un produit abordable, simplifié, destiné au grand public. Le marché allait littéralement exploser avec des offres de téléphonie mobile conçues pour tout un chacun. Chez Alcatel, nous avons accompagné cette démocratisation en proposant des portables amusant, colorés, simples, en totale rupture avec les briques noires habituelles. J’ai eu la chance de vivre et d’accompagner cette mutation. Elle m’aura fourni la preuve de la puissance du design.
– Expliquez-vous de nouveau…
D’ordinaire, plusieurs caractéristiques d’un même produit (prix, réseau de distribution, performances techniques…) peuvent être invoquées pour justifier son succès, la qualité du design n’étant qu’un facteur explicatif parmi d’autres. Cette fois, j’ai pu assister à un cas rare où seul le design faisait la différence. France Télécom avait, pour les besoins de son offre Ola, imposé à deux équipementiers, dont Alcatel, une même interface. Notre proposition et celle de notre concurrent présentaient donc la même ergonomie. Ils étaient de surcroît vendus dans le même réseau de distribution, celui de France Télécom, par les mêmes vendeurs, avec le même packaging, le même prix. Tout était identique à l’exception du design. Au final, nous prîmes 80% du marché… La seule explication possible de notre succès tenait donc à la qualité du design de nos téléphones. C’est, encore une fois, un des rares cas où, toutes choses étant rigoureusement égales par ailleurs, on peut apprécier la performance d’un design comparé à un autre, et apporter la démonstration de sa capacité à faire ainsi la différence entre deux produits.
– On connaît cependant la suite concernant cette entreprise…
Effectivement, la suite n’a pas été aussi rose. La division téléphonie mobile d’Alcatel ne s’est pas relevée de la crise des télécoms des années 2000, perdant la capacité d’investissement nécessaire pour développer de nouveaux terminaux innovants. Pourtant, avec nos équipes, nous avions bien anticipé, avec l’entrée de la téléphonie à l’heure d’internet, la croissance exponentielle des fonctionnalités et le fait qu’elle obligeait à revoir la configuration de l’interface. Les touches de défilement droite/gauche ou bas/haut n’étaient plus adaptées. Nous étions arrivés au bout d’une technologie. Nous étions parvenus néanmoins à intégrer dans nos concepts de design, l’ensemble des technologies qui allait émerger, comme la photo, la vidéo et l’internet mobile, jusqu’au smartphone tel qu’on le connaît aujourd’hui, avec des interfaces full tactile en couleur et ce, avant même qu’Apple ne mette les siens sur le marché avec le succès que l’on sait… Nous n’avions simplement plus les moyens de les développer industriellement.
Je pourrais continuer à vous parler des heures de cette expérience du design dans le domaine des télécommunications. Un cas d’école s’il en est de l’importance du design et de son intégration. A cet égard, Alcatel était parvenue à un haut niveau de maturité. Au point de me demander de prendre aussi la direction de la communication…
– Direction du design et de la communication ? Est-ce quelque chose de courant ?
Non, justement, et je ne cache pas d’ailleurs combien j’ai été surpris. J’avais déjà suffisamment à faire avec le design ! Mais j’ai pensé avoir beaucoup à découvrir des métiers de la communication. Je me suis finalement résolu à accepter la proposition. Ce sera révélé être une expérience finalement intéressante, même si cela m’a obligé à beaucoup d’effort pour faire comprendre cette double fonction à mes interlocuteurs extérieurs, pour qui elle était inattendue. Pourtant, la communication, ainsi que je devais finir par le comprendre, est aussi affaire de design. C’en est même le premier geste. Du moins est-ce ainsi que j’ai rationalisé après coup la cohérence de ma double fonction que j’aurai finalement occupée pendant sept ans (sur les dix passés au sein d’Alcatel). Je suis encore convaincu aujourd’hui que le design est le premier geste de communication d’une entreprise. Prenez ce smartphone : sa seule marque transmet certaines valeurs, jour après jour, au plus près de son utilisateur ; il est donc bien en lui-même déjà un support de communication, et bien plus pérenne qu’une campagne de pub ! L’entreprise dit beaucoup d’elle à travers son design. Il est donc effectivement normal de tenter d’ordonner les autres outils de communication pour bâtir une marque cohérente. Toujours est-il que, dans un souci de clarté, ma double direction est devenue la direction Brand d’Alcatel Mobile Phone.
– Qu’est-ce qui a décidé de votre départ d’Alcatel
Pendant un an, j’avais intégré une joint-venture conclue avec le chinois TCL. A mon retour, mon ancien poste n’était plus disponible. Je sais gré au groupe d’avoir tout fait pour me trouver une nouvelle affectation. Plusieurs propositions m’ont été faites, toutes intéressants mais que j’ai déclinées. Finalement, nous nous sommes entendus sur le principe d’une séparation à l’amiable. En 2006, je pris la présidence de l’agence MBD Design, une des principales agences françaises de design, leader dans le domaine des transports, mais sur le marché national. Je me suis donc employé à l’internationaliser en investissant notamment les marchés asiatiques. Le succès fut au rendez-vous : durant les 3-4 années précédant mon départ, les deux tiers du CA étaient désormais réalisés à l’étranger, et nous avons dessiné des trains, métros et tramways dans le monde entier. L’honnêteté m’oblige à signaler un revers de la médaille : des problèmes de trésorerie quasi permanents ! Réaliser les deux tiers de son chiffre d’affaires avec l’Asie exige de fortes compétences en matière de gestion… N’étant pas parvenu à transformer ces succès à l’exportation en succès financiers, je me suis résolu à revendre la société.
– Comment avez-vous eu connaissance du projet de création du Design Spot ?
Par hasard, et bien des mois après la vente de ma société. Dès que j’appris que l’Université Paris-Saclay cherchait à recruter un directeur, je me suis porté candidat.
– Connaissiez-vous l’écosystème de Paris-Saclay ?
Non, autant le reconnaître, si ce n’est au travers des échos que nous pouvions en avoir dans les médias. J’ai candidaté avec d’autant moins d’idées reçues.
– Qu’est-ce qu’a impliqué pour vous le fait de passer des mondes du conseil et de l’industrie à celui de l’université ?
Je fais le même constat que celui que j’ai pu faire en intégrant le milieu industriel. Ici, on rencontre des gens – des chercheurs, des entrepreneurs, des ingénieurs – de très haut niveau, créatifs et innovants. Ce qui me conforte encore dans la nécessité d’être au clair sur ce que le design peut apporter de spécifique…
– Dans quelles mesures vos expériences professionnelles vous ont-elles confronté à d’autres visions du design ?
Il y a bien évidemment plusieurs visions du design. A chaque designer, ses convictions personnelles, sa propre histoire avec le design. Naturellement, nous nous retrouvons cependant autour d’un tronc commun. Mais je regrette que, malgré ce tronc commun, nous ne nous accordions pas sur l’idée d’un savoir-faire exclusif, consistant dans cet art de la mise en forme, que j’évoquais tout à l’heure. C’est dire si je place beaucoup d’espoir dans The Design Spot pour faire progresser cette idée.
– Pouvons-nous revenir sur le parti que vous avez pris de mobiliser des designers de différents milieux professionnels dans le cadre de votre réflexion de préfiguration. Est-ce justement pour parvenir à faire reconnaître la spécificité du designer ?
Oui, c’est bien sûr dans cette intention, tout en restant ouvert à leur vision. C’est la diversité des regards et pratiques qui fait aussi la richesse du design. Pas moins de seize personnes – soit designer, soit en charge du design au sein de structures – avaient assisté à la réunion organisée en amont de l’inauguration du Design Spot – autant de personnes avec lesquelles j’entretiens des relations tout à la fois professionnelles et amicales, ce qui n’en rend nos discussions que plus productives et dépourvues de jeux de posture.
Je profite de votre question pour préciser que des clips issus des interviewes réalisées avec chacune d’elles, devaient être mis en ligne, le 29 juin, un jour tout sauf anodin, puisque s’y tenait le World Design Day [pour y accéder, cliquer ici]. Vous pourrez prendre la mesure tout à la fois de la diversité de leur vision, mais aussi des points de convergence sur la conception aussi bien du métier que de la discipline.
– Un mot sur les locaux dont vous disposez. Comment parvenir à s’inscrire dans une démarche collaborative ouverte dans un environnement, celui du DigiHall, dont l’accès est sécurisé ?
Les projets auxquels nous sommes associés exigent un minimum de confidentialité. L’environnement du DigiHall est donc adapté de ce point de vue, en plus de mettre à disposition des locaux fonctionnels, qui nous permettent déjà de remplir l’intégralité des missions que nous nous sommes fixées. Cela étant dit, The Design Spot a l’ambition de rayonner sur l’ensemble des deux principaux quartiers du Plateau de Saclay : le quartier de Polytechnique et le quartier de Moulon, soit les quartiers situés de part et d’autre de la N118, distants de quelques km. Aussi est-il appelé à se dédoubler. Les activités de création continueront à être développées sur le site Nano-INNOV tandis que l’autre bâtiment, implanté au Moulon, aurait vocation à accueillir le public du Plateau de Saclay, à l’occasion de nos activités de sensibilisation au design (une autre de nos missions), d’exposition, et, éventuellement, les modules de formation (en illustration, l’exposition Observeur du design 2018).
– A quelle échéance ?
Je souhaite que ce soit le plus tôt possible !
– Avant la construction de la ligne 18 du Grand Paris Express ?
(Rire). Oui et bien avant si possible. Tout ce que je peux dire est que des locaux pourraient être mis à disposition à horizon 2020…
– Au-delà des établissements membre de l’Université Paris-Saclay, quel rapport entretenez vous avec le reste de l’écosystème ?
Il est évident que nous ne demandons qu’à travailler avec eux. Que ce soit l’EPA Paris-Saclay, IncubAlliance, les entreprises qui y sont installées (EDF, Thales, Danone…) et qui pour beaucoup d’entre elles ont des compétences et savoir-faire en matière de design. Récemment, j’échangeais avec une chercheure du centre de R&D de Danone. Je suis persuadé que nous avons des choses à faire ensemble. Même constat avec la SATT Paris-Saclay, que nous avons d’ailleurs mise en lien avec une entreprise qui nous avait sollicité – elle est intéressée à l’idée de mobiliser des compétences dans le cadre d’une démarche de recherche aussi appliquée que possible, comprendre : permettant une mise rapide sur le marché. Je trouve significatif le fait qu’une entreprise extérieure à l’écosystème de Paris-Saclay y entre par l’intermédiaire du Design Spot. C’est un cas de figure qui mériterait d’être médité car il pourrait contribuer à préciser notre positionnement entre le monde de l’entreprise et celui de la recherche.
– Un mot sur Spring Paris-Saclay au cours duquel nous vous avions interviewé [pour accéder à l’interview, cliquer ici]. Y a-t-il eu des retombées concrètes aux prises de contact dont vous aviez fait état ?
(Il hésite). Effectivement, comme je l’ai indiqué dans l’entretien, j’ai découvert des start-up avec lesquelles nous gagnerions à travailler et vice versa. Mais les choses demandent toujours un peu de temps avant de se mettre en place. Nous avons beau avoir de bons contacts, nos interlocuteurs ont beau manifester un réel intérêt, il faut du temps avant que les opportunités débouchent sur un résultat concret. Mais il semble que le temps s ‘écoule moins vite que dans le secteur privé, où le sentiment d’urgence est permanent, l’objectif étant de parvenir à une mise sur le marché aussi rapide que possible. Ici, les projets de collaboration prennent plus de temps à se mettre en place car ils sont juste dans une autre temporalité, celle de la recherche. Ce qui a aussi ses avantages. Les projets réussissent d’autant mieux qu’ils ont eu le temps de maturer.
– Avant d’achever cet entretien, revenons à votre parcours. Qu’est-ce qui vous a prédisposé à devenir designer ?
Autant le dire : c’est en partie le fruit du hasard, même si je peux aussi parler de vocation. Petit, je rêvais de devenir ingénieur. J’aimais l’idée d’inventer des choses. Je passais d’ailleurs beaucoup de temps à bricoler, à construire, avec toutes sortes de matériaux. Mon rêve s’est brisé le jour où j’ai appris que, pour être ingénieur, il fallait être bon en maths… Or, je n’étais pas bon en cette matière, pas plus que dans d’autres d’ailleurs… J’ai donc dû tirer un trait définitif sur mes premières ambitions.
Un maître mot résume toute ma scolarité, de la maternelle jusqu’aux premières années universitaires, et ce mot, c’est… l’ennui. Longtemps, je n’ai su ce que je ferais ni au plan des études ni professionnellement. Ayant des parents juristes, je me suis résolu, au sortir du bac (que j’ai eu péniblement), à faire des études de droit, que j’ai interrompues au bout de deux ans, en mettant à profit le « sursis » que représentait alors le service militaire. Deux mois avant la fin de ce dernier et lors d’une permission, je suis tombé sur une brochure que l’amie de mon frère avait oubliée à la maison. On y annonçait l’ouverture d’une nouvelle école de design – l’ESDI, l’Ecole Supérieure de Design Industriel. La formation qu’elle proposait me correspondait totalement ! Je me souviens de m’être dit : « C’est exactement ce qu’il me faut ». La date limite de dépôt de dossier approchait. J’ai donc rempli un dossier en catastrophe. Ma chance, c’est que cette école étant encore récente (elle recrutait sa 3e promotion), elle était encline à accepter les dossiers avec bienveillance. Je doute que je pusse y entrer aujourd’hui compte tenu du niveau désormais exigé. Toujours est-il que, pendant trois ans (la durée de la formation), je me suis mis à travailler comme jamais. Tant et si bien que je suis sorti major de ma promo avec les félicitations du jury. Pour la première fois de mon existence, j’ai eu enfin le sentiment d’être « bon », d’avoir trouvé ma voie, de faire quelque chose qui me correspondait.
Un sentiment de plénitude qui n’a guère duré. Car une fois que j’ai intégré la vie professionnelle, j’eus cet autre sentiment que tout ce que faisaient les autres, c’était toujours mieux ! Y compris vis-à -vis des stagiaires que j’étais amené à encadrer ! Mais, rapidement, je me suis aperçu que je parvenais toujours à de meilleurs résultats en m’appuyant sur les autres qu’en travaillant seul. Au point de me considérer finalement comme un designer par procuration, dont le talent était justement de savoir s’appuyer sur le talent des autres, tout en veillant à leur permettre de donner le meilleur d’eux-mêmes. Autant je ne me considère pas comme un designer particulièrement talentueux, autant je me reconnais une capacité à pointer le potentiel d’un dessin, jusqu’au détail qui gagnerait à être creusé, qui pourrait faire la différence et à amener le collaborateur à aller jusqu’au bout de sa proposition.
– A vous entendre, c’est de la sérendipité au sens fort dont il est question (cet art d’observer des choses extraordinaires, qui échappent à la sagacité des autres, pour en faire une interprétation pertinente*). Est-ce un terme que vous faites vôtre ?
Je n’avais pas spécialement fait mienne cette notion, mais la définition que vous en donnez fait pleinement sens pour moi. Je crois avoir manifesté cet art depuis le début de ma carrière professionnelle. Sans fausse modestie, j’ajoute cette capacité à faire, mais avec les autres.
– Vous m’évoquez, cette fois, une citation de Gide, qui a écrit : « Le plus court chemin de soi à soi passe par autrui »…
(Rire) C’est si vrai ! Et je pense pouvoir en témoigner à travers ma carrière professionnelle. Puisque nous en sommes à faire des citations, permettez-moi d’en proposer une, d’André Malraux, et pas si éloignée de celle de la vôtre : « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ».
– André Malraux qui connaissait bien André Gide pour avoir fréquenté comme lui les décades de Pontigny. De là à savoir qui s’est inspiré du talent de l’autre…
L’entretien se termine dans un éclat de rire.
* D’après la définition qu’en donne Sylvie Catellin dans l’ouvrage qu’elle lui a consacré : La Sérendipité (pour accéder à la chronique que nous lui avons consacré, cliquer ici).
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