Suite de notre rencontre avec Jacques Fournier, directeur de la Maison de la Poésie de l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, à travers l’entretien qu’il nous a accordé. Il revient sur la manière dont il conçoit la programmation pour mieux fait connaître les poètes d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs…
Pour accéder à la première partie de la rencontre avec Jacques Fournier, cliquer ici.
– Comment concevez-vous le rôle d’une institution comme la vôtre par rapport aux problématiques du territoire ?
Notre Maison de la Poésie n’est pas un havre de paix qui se tiendrait à l’écart de la réalité sociale, économique ou culturelle de l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines. C’est un acteur à part entière du territoire. Elle se doit d’être à l’écoute, mais aussi force de proposition. Elle ne saurait simplement répondre aux attentes supposées des habitants, au risque sinon de niveler la culture par le bas. Son rôle, comme d’ailleurs celui de n’importe quelle autre institution culturelle, est au contraire de faire découvrir des artistes vers lesquels les gens n’iraient pas spontanément. Je me suis donc toujours employé et continuerai à m’employer à faire des propositions exigeantes, quand bien même paraîtraient-elles élitistes – ce qui en réalité n’est pas le cas, au contraire. Nous nous adressons à tous les publics, de 7 à plus de 77 ans, et de tout milieu en sollicitant juste un peu de leur curiosité. Il n’est pas besoin d’être diplômé ou d’un milieu aisé pour être touché par la parole d’un poète. Concrètement, nous proposons, entre autres choses, des ateliers de création, ouverts à tous.
– C’est donc bien une « Maison »…
Oui, cette appellation est tout sauf anodine. Une maison se doit d’être accueillante pour toutes et tous. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il que les gens fassent l’effort de venir, aient la curiosité de découvrir, surmontent leurs éventuelles appréhensions à l’idée que cela leur échappe, soit différent de ce qu’ils ont l’habitude d’entendre, de lire. En disant cela, je pense à cette initiative du Musée du Louvre-Lens qui organise des visites à l’attention de personnes au chômage. Les réticences viennent de ces personnes qui considèrent que « ce n’est pas pour elles » et qui, par conséquent, craignent d’y aller seules. Nous rencontrons ici la même difficulté : convaincre tous les types de public de venir ici dans notre Maison, surtout ceux qui ont des a priori, créés le plus souvent par l’école, et pensent à tort que « la poésie ce n’est pas pour eux ».
– Comment faites-vous ?
En bon lecteur de Paul Féval (auteur du roman de cape et d’épée Le Bossu), je pars du principe que « si tu ne viens pas [à la poésie, la poésie] ira à toi ! » Concrètement, nous faisons en sorte que la poésie soit présente partout sur le territoire, en allant à la rencontre des gens là où ils sont : dans les bibliothèques, les librairies, les établissements scolaires, bien sûr, mais aussi les maisons de quartier et même dans les bus, comme lors du Printemps des Poètes. Ici-même, à la Maison de la Poésie, nous ne parvenons pas toujours à remplir la salle dont nous disposons (et qui au demeurant ne peut contenir que 80 personnes). Mais à travers nos interventions hors les murs, nous parvenons à toucher (dans tous les sens du mot) plus de 3 000 personnes au cours de l’année, auxquels il faut ajouter les quelque 2 500 élèves et étudiants concernés par les actions en milieu scolaire.
– De quel effectif disposez-vous ?
La Maison de la Poésie compte quatre permanents : une assistante chargée de l’accueil du public et d’une part de l’administration, une personne en charge de l’autre part administrative, de l’accueil des artistes et de la communication, la Maison proposant une programmation annuelle, possédant un site, un blog et une page Facebook. Et puis, soucieux de maintenir le lien avec l’Education nationale, nous avons recruté une personne en charge des relations avec les établissements scolaires. Cette même personne est aussi en charge du développement culturel avec d’autres acteurs du territoire, aussi bien des associations que des entreprises. Quatre agents permanents donc, moi compris, auxquels s’ajoutent les techniciens intermittents et le régisseur général, également intermittent. Le financement de ces postes est intégralement assuré par l’Agglomération, et en partie par le Conseil général des Yvelines sur le temps du festival PoésYvelines – La Semaine des poètes.
– Au final, c’est un effectif relativement réduit au regard de votre programmation…
Merci de le souligner !
– Avec le recul, quels sont les moments forts qui vous reviennent spontanément à l’esprit ?
C’est une question difficile pour moi, car ma nature ne m’incline pas à regarder dans le rétroviseur, mais plutôt devant moi. Cela étant dit, bien évidemment l’histoire de la Maison est jalonnée de rencontres magnifiques et mémorables. Comme celle avec Fernando Arrabal, que nous avions fait venir pour le spectacle issu de son recueil La Pierre de la Folie. L’entendre parler pendant une heure et demie, ce n’était que du bonheur. Je pense aussi à Bernard Noël, accueilli il y a une dizaine d’années : le public était peu nombreux, ce dont il ne s’est pas offusqué, se prêtant même volontiers au jeu de l’échange. Je pourrais continuer ainsi à citer bien d’autres poètes comme Jacques Roubaud qui a préféré venir ici plutôt que d’assister à la couturière d’un spectacle inspiré de ses textes, Andrée Chedid, qui fit sa dernière « sortie » chez nous, ou Vénus Khoury-Ghata, deux grandes dames de la poésie.
Au-delà des personnes, il y a aussi tous ces spectacles que nous avons pu créer au sein de la Maison, comme ceux de la chanteuse, comédienne et metteuse en scène Frédérique Wolf-Michaux, autour d’un auteur et d’un musicien à chaque fois différents.
Cette année, j’ai mis en place une collaboration avec l’acteur et metteur en scène Charles Gonzalès. Un artiste véritable avec toute la personnalité que cela suppose, à la fois exigeante et impatiente. C’est un bonheur que de travailler avec lui: il s’empare de textes avec gourmandise en sachant partager son enthousiasme.
C’est à chaque fois un plaisir que de savoir que ce qui est créé ici va être produit ailleurs, à Paris, dans le reste de la France et même à l’étranger. Car pour être ancrée sur l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, la Maison ne s’en projette pas moins au-delà, y compris l’international. Je précise d’ailleurs qu’elle fait partie de la Fédération européenne des Maisons de Poésie, que je préside.
– Par Maison de la Poésie, il faut donc entendre aussi un lieu de création…
Oui, et c’est important de le souligner. Comme il est important pour nous, pour les artistes et les poètes d’avoir un lieu identifié « Maison de la Poésie ». Une de mes collaboratrices a même parlé de « laboratoire ». C’est tout à fait cela. De fait, nous y expérimentons, non pas au sens où nous nous projetterions à l’avant-garde – de vous à moi, je me méfie de cette posture car qui se prétend à l’avant-garde de quelque chose n’est en réalité qu’à l’arrière-garde d’autre chose. Nous expérimentons, donc, au sens où nous donnons la possibilité à un artiste, qu’il soit metteur en scène ou comédien, de créer un spectacle à partir de textes poétiques. C’est ainsi que nous allons accueillir Lamenti, un double monologue écrit et mis en scène par Benoît Lepecq, et qui évoque Hans Bellmer, un artiste allemand persécuté par les nazis en tant qu’artiste « dégénéré » et contraint à l’exil en France (où il fut aussi enfermé parce qu’Allemand !), et sa compagne, l’artiste et écrivaine allemande Unica Zürn. A quoi cela ressemblera-t-il ? Je l’ignore bien évidemment, comme j’ignore quelles personnes cela peut intéresser. Mais mon premier réflexe a été de dire oui, car la tentation était forte de saisir cette opportunité, toujours réjouissante, de travailler avec un artiste que j’apprécie, de donner corps à un texte, tout en lui permettant ensuite de prendre sa liberté en se produisant ailleurs.
C’est dans le même esprit que nous avons programmé Charles Gonzalès acteur de son propre texte, Le Récit d’une noce obscure. L’incandescent Antonin A., en avril prochain. Là encore, j’ignore quel public répondra présent. Mais j’ai la conviction que la Maison se doit aussi d’aider à la création avec tous les risques qui en résultent.
– Comment dans ces conditions évaluer l’activité d’une institution comme la vôtre ?
Je peux toujours, si cela vous chante, énumérer le nombre de manifestations que nous organisons ou auxquelles nous sommes associés, et de personnes qui y ont assisté, en rapportant le tout aux budgets pour établir des ratios. Mais ce serait très réducteur. Ce qui m’importe, c’est la curiosité des gens, qu’ils acceptent de voir des spectacles, d’entendre des auteurs qu’ils ne connaissent pas a priori. Moi-même, j’en découvre toujours de nouveaux. Encore une fois, la programmation n’a pas vocation à ne refléter que mes goûts personnels. Notre offre déborde largement celle que j’aurais retenue pour mes revues ou ma maison d’édition. Je présente des poètes que je n’aurais pas forcément édités, en considérant juste que leur travail mérite d’être découvert, entendu, vu, lu. Une mise en voix ou en scène a plu ? Tant mieux. Si tel n’est pas le cas, nous en discutons avec les spectateurs.
– Et alors, sentez-vous que la curiosité du public va grandissante ?
Oui, quand bien même la fréquentation reste variable d’un spectacle à l’autre, comme d’une saison à l’autre. Faute d’une programmation suffisamment large sur l’ensemble de l’année, nous avons renoncé au principe de l’abonnement qui contribuerait pourtant sans doute à fidéliser notre public et garantirait une fréquentation régulière. Les gens viennent donc au coup par coup. Et après tout, pourquoi pas ? Cela rend le spectateur peut-être plus exigeant. Il exprimera plus facilement sa réprobation, sans pour autant renoncer de revenir à une autre occasion. De là des débats contradictoires qui ne sont pas fait pour me déplaire. Je crains davantage l’unanimisme, qui n’existe pas réellement, bien heureusement. Mais, a priori, aucune œuvre ne recueille tous les suffrages. Nous proposons donc une programmation, en assumant le risque de nous tromper. Nous veillons juste à ce que tout un chacun puisse s’y retrouver plusieurs fois, au cours de l’année, en proposant un spectre suffisamment large de créations et de rencontres. Si je veille néanmoins à attirer suffisamment de monde, c’est d’abord par respect pour ces poètes et tous ces autres artistes, qui nous font la gentillesse de nous rendre visite. Malheureusement, nous ne sommes pas toujours payés de nos efforts. En décembre 2013, nous avions invité des poètes slovènes, dans le cadre d’un échange avec la Maison de la Poésie de Tinqueux (près de Reims). Il n’y avait qu’une poignée de spectateurs dans la salle… Certes, tout indique que la poésie se porte bien. Mais elle pâtit encore d’une image vieillotte auprès du grand public. Combien de fois des personnes hésitent à franchir le seuil de notre Maison, rien qu’en voyant le mot « poésie » ! « Je n’y connais rien », « J’ai un mauvais souvenir des récitations », « La poésie ? C’est pour les enfants ! », etc. Que n’a-t-on pas entendu !
– Comment parvenez-vous néanmoins à déjouer ces réticences ?
En associant la poésie à d’autres formes d’expression artistique et, vice versa, en invitant des artistes (musiciens, chanteurs, comédiens…) à s’associer à des poètes. Par exemple, pour la soirée de lancement du Printemps des Poètes 2015, le 4 mars, nous accueillerons la chanteuse Lucienne Deschamps, accompagnée de musiciens. Comme elle chante les poètes, j’ai saisi cette occasion pour en inviter certains à lire un poème entre deux chansons. Autre exemple : en février 2015, nous convions le chanteur galicien Antonio Placer. Il sera accompagné de Jean-Marie Machado, un grand pianiste de jazz. Nous lui avons donné carte blanche pour inviter un ou deux poètes. Son choix s’est porté sur le très impressionnant Jean-Gabriel Consculluela que je n’avais pas encore eu l’occasion d’inviter. Ils discuteront pendant trois-quarts d’heure en préambule au spectacle musical. De manière plus générale, nous demandons systématiquement à nos invités qui ne sont pas spécifiquement poètes de nous dire quels sont ceux qui les ont nourris. Dans le cas de Jean-Bernard Pouy, ce fut Victor Hugo et son Crapaud qu’il a dit de mémoire : Près d’une ornière, au bord d’une flaque de pluie, / Un crapaud regardait le ciel, bête éblouie (…). Quand on sait qu’il a fondé une collection de romans policiers (aux éditions Baleine) dont chaque titre est assumé par un écrivain différent, et quand on connaît son engagement politique, cela ne me paraît pas anodin.
– Est-ce une manière de montrer que la poésie est partout ?
Oui. Il y a quelques années nous avons passé une commande à des poètes : elle consistait, pour eux, à se rendre dans des… salles de sport (un terrain de foot, une salle de basket, une piscine,…) ou des lieux de la vie quotidienne (des salons de coiffure) et d’en rapporter chacun quatre textes. Lesquels pouvaient porter aussi bien sur une personne, un objet, un moment d’une manifestation sportive, etc. Je me souviens que l’un avait rapporté une description d’un sèche-cheveux, d’autres des portraits de gens. L’idée était de rappeler que le poète peut porter un regard acéré sur des choses en apparence ordinaires… En 2009, nous avions associé le poète Michaël Glück et le photographe Daniel Huchon à l’occasion d’une brocante, en les installant sous une tente : des brocanteurs étaient invités à venir à tout de rôle leur parler d’un objet qu’ils avaient mis en vente mais qu’ils seraient bien contents de ne pas vendre ! Cela a débouché sur un recueil de 24 portraits (écrits et photographiques) de ces brocanteurs avec leurs objets fétiches respectifs. Une autre manière de montrer que la poésie s’immisce partout, y compris chez le boucher du coin, la boulangerie, dans les bus, la rue, etc.
La poésie est non seulement partout mais encore capable de dialoguer avec n’importe quel art. Cependant – et c’est une autre de mes convictions, que j’assume – si elle est faite pour tous, je ne crois pas qu’elle puisse être faite par tous. Savoir écrire ne fait pas de vous un poète pour autant. La poésie, c’est un travail sur les langues, dans lequel tout le monde ne peut prétendre exceller. C’est aussi et peut-être d’abord un rapport au monde, un statut autant qu’une posture. Même quand elle semble produire de l’amusement, elle livre, pour peu qu’on y prête attention, un regard éminemment politique sur le monde tel qu’il est. Voyez David Dumortier, par exemple, qui intervient ce matin même auprès de jeunes enfants. Son travail sur les mots, tout amusant soit-il, est l’occasion d’aborder l’air de rien des sujets aussi sérieux que le racisme, la pauvreté, l’homosexualité, etc. A sa manière, il donne matière à résister contre les idées toutes faites. Or, s’il y a une poésie que je défends, c’est cette poésie de résistance. Je dis bien de « résistance » et non idéologique. Sans doute est-ce là d’ailleurs une préoccupation constante de notre programmation : donner à voir et à entendre des poètes qui maintiennent en éveil nos consciences, quand ils ne les réveillent pas. Chaque 15 novembre, avec la collaboration du P.E.N. club France et Amnesty International, nous consacrons une soirée aux « Ecrivains persécutés, emprisonnés et empêchés ». Force est de constater que les poètes sont, comparés aux autres écrivains, davantage du côté des cognés que du manche, comme disait le regretté Jean l’Anselme : ils sont le plus souvent entrés dans une résistance, active ou passive, mais une résistance quand même.
– Au delà de l’engagement, la poésie informe sur le monde, par son intemporalité et son universalité…
Les poètes ne sont ni des prophètes, ni des journalistes. Ils rendent compte du monde, mais à leur manière, en « frères voyants » pour rependre cette heureuse expression de Rimbaud, reprise par Paul Eluard. Pas voyants au sens où ils liraient l’avenir, mais où ils scrutent le présent tout en permettant de se retourner vers soi. C’est manifestement le cas d’Hervé Martin et Eric Chassefière, sélectionnés cette année 2014 pour le prix PoésYvelines des collégiens. Ces auteurs nous disent étrangement beaucoup sur le monde par le détour par soi qu’ils nous font emprunter. Ce faisant, ils nous amènent à affronter jusqu’à la question de la mort, mais avec sérénité, en mettant des mots sur ce que l’on ne parvient pas toujours à nommer. Un poète, ce n’est d’ailleurs peut-être pas autre chose que cela : quelqu’un qui arrive à dire avec les mots ce que je ne parviens pas à exprimer. Pas de poète donc, sans lecteur. Celui ci est à l’évidence « l’autre » qu’évoque Rimbaud (encore lui) dans son célèbre « Je est un autre ». C’est dire aussi que si le « je » qui s’exprime est trop personnel, introverti, égotique, on peut douter qu’il puisse faire œuvre de poésie.
– Venons-en, sans transition, à Paris-Saclay dans le périmètre duquel se trouve Saint-Quentin-en-Yvelines : quel regard posez-vous sur ce territoire et le double projet de cluster et de campus universitaire qui y est déployé ?
De prime abord, l’impression que j’ai est de n’être qu’un tout petit poucet au regard des diverses institutions impliquées dans ces projets. Ensuite, ce qui me frappe, c’est l’absence de dynamique institutionnelle au plan culturel. Je crains qu’on ne commette la même erreur qu’avec l’Europe : commencer par l’économique plutôt que par la culture.
– Pourtant des initiatives y ont vu le jour justement pour y nouer un dialogue entre le monde des arts et ceux des sciences (La Diagonale Paris-Saclay, S[cube],…)…
C’est vrai. Mais nous ne sommes pas (encore ?) associés à ces dialogues. Nous-mêmes avions initié en 2006, avec la Ferme de Bel Ébat – théâtre de Guyancourt et la Maison de l’Environnement, des Sciences et du Développement durable de Saint-Quentin-en-Yvelines, des rencontres dénommées « cabarets poélitiques ». Elles consistaient à croiser les regards d’un poète, d’un scientifique, d’un musicien et d’un philosophe, parfois d’un politique, en les conviant à traiter d’un même sujet de leurs points de vue respectifs. Nous avons ainsi abordé des thèmes aussi divers que l’environnement, l’amour, le travail, la chimie, etc. Au rythme de trois cabarets par saison, nous avons organisé 24 soirées sur ce modèle. Nous continuons à jeter des passerelles entre des univers différents, en travaillant, par exemple, avec l’Observatoire scientifique de l’Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. J’aimerais aller plus loin. Nous avons des liens avec l’Université de Versailles-Saint-Quentin par le truchement de quelques professeurs. Mais toutes ces démarches ne sont que des gouttes d’eau. Elles ne font pas une politique culturelle ambitieuse.
– Et pourquoi ne pas vous rapprocher de La Diagonale Paris-Saclay, de S[cube]…
Nous ne demandons qu’à rencontrer ces structures. Reste que je dépends de collectivités locales. Le soutien du Conseil général porte sur le festival PoésYvelines organisé chaque mois d’octobre… dans les Yvelines. Il me faudrait pouvoir disposer d’autres moyens pour intervenir au-delà. Même si nous avons l’expérience de collaborations à l’extérieur de notre territoire administratif, nous ne pouvons les démultiplier en l’absence d’une volonté politique.
– Vous avez pourtant participé au Festival Vo-Vf Le monde en livres, organisé en Essonne…
Ce festival se déroule juste au-delà la « frontière » départementale, à Gif-sur-Yvette. La première année, il se déroulait au même moment que le nôtre. Le partenariat s’est imposé naturellement. Cette année, je m’y suis associé par amitié pour Sylvie et Hélène, les deux libraires à l’origine de l’événement.
– La poésie n’a-t-elle pas des choses à dire aux sciences et vice versa ?
Si, bien sûr ! Nous avons d’ailleurs travaillé avec le poète et dramaturge Philippe Braz, régulièrement associé avec l’Observatoire de l’Espace du CNES dans le cadre du Festival Sidération, qui se tient tous les deux ans. Il a écrit deux spectacles, l’un sur l’infiniment petit, l’autre sur l’infiniment grand. Son regard de poète ne peut qu’intéresser des scientifiques qui travaillent sur l’une ou l’autre de ces dimensions. Je pense un jour faire venir l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet ou encore Eric Chassefière, que j’évoquais tout à l’heure, qui est chercheur dans un laboratoire de l’Université Paris-Sud, à Orsay.
– Tout à l’heure, vous assimiliez votre maison à un laboratoire : n’était-ce pas une manière plus ou moins consciente de traduire des affinités avec le monde des sciences ?
(rires). Vous faites bien de souligner cette analogie, même si nous pourrions parler aussi bien d’ouvroir – un vieux mot français pour désigner un lieu de travail collectif et remis au goût du jour par l’Oulipo – ou encore de manufacture, de factory, chère à Andy Warhol, etc. Toujours est-il que, comme dans un laboratoire, nous testons, vérifions si tel ou tel poème est « inflammable », ne manque pas d’ « exploser » à la figure de celui qui le lit ou l’entend, jusqu’où il retient l’attention du public et, plus généralement, jusqu’où la poésie elle-même « résiste » à la « pression » de l’opinion, de la foule… Autant de choses qui engagent aussi le travail du comédien. Ce dernier est toujours dans une recherche. Charles Gonzalès nous le dit bien : quand un acteur a fini ses répétitions, il n’en continue pas moins de travailler, intérieurement, de cogiter. Quand il bute sur une phrase, il lui faut en comprendre le sens et pour cela poursuivre ses propres « recherches ».
– Si la culture a un sens à Paris-Saclay, ne serait-ce donc pas en mettant en lumière ces affinités entre arts et sciences ?
Oui, avec cependant le défi de la mobilité. Je vois difficilement les gens de Saint-Quentin-en-Yvelines prendre leur voiture pour assister à un spectacle sur le Plateau de Saclay. Historiquement, nous sommes plutôt tournés vers ce qui se passe dans les Yvelines et Paris. Mais cela peut changer avec le temps. C’est à nous d’aller à la rencontre des habitants dans les classes, les librairies et jusque dans les laboratoires, les grandes écoles, etc. Toujours avec cette idée que la poésie a sa place partout.
– Avant de prendre la direction de la Maison de la Poésie, vous aviez déjà une longue expérience du monde de la poésie, à travers l’édition, l’organisation de lectures, sans oublier la publication de vos propres écrits. Comment passe-t-on d’une pratique personnelle à une pratique institutionnelle ?
J’avais bien évidemment conscience du fait que je ne pouvais agir comme s’il s’agissait de « ma » Maison de la Poésie, et qu’il me faudrait animer une institution publique en l’ouvrant aussi largement que possible, sans défendre aucune chapelle de création. Ainsi que je le disais précédemment, j’accueille des poètes que je ne connais pas personnellement ou même dont je ne suis pas particulièrement amateur, mais auxquels je reconnais une valeur artistique, littéraire. J’ai donc bien appréhendé mon changement de vie professionnelle, mais sans angoisse particulière. J’étais au contraire impatient d’occuper les nouvelles fonctions.
– Votre statut de fonctionnaire ne pèse-t-il pas dans l’animation d’un lieu dédié à la poésie ? D’ailleurs, comment peut-on être un fonctionnaire au service de cet art ?
Pendant 10 ans, j’ai été en disponibilité de l’Education nationale et je suis depuis peu agent titulaire de la fonction publique territoriale, donc soumis aux règles de ladite fonction publique. Pour autant, ce statut de fonctionnaire ne me paraît pas incompatible avec l’animation d’un lieu dédié à la poésie. Je dirais même plus : j’apprécie de recevoir des chèques libellés au nom du « Trésor public », expression qui, quand on y réfléchit, tient de l’oxymore (a priori, le trésor est quelque chose que l’on cache).
– Comment êtes-vous parvenu à vous installer dans la durée ?
En guise de réponse, je renverrai à cette citation d’André Velter : « Le temps de la poésie n’obéit pas à la marchandise commune. » Je souscris pleinement à cette idée. Comme vous pouvez le voir, elle est d’ailleurs affichée juste derrière mon bureau. Elle m’accompagne ainsi depuis le début de l’aventure de la Maison de la Poésie. Elle est une manière de dire que nous avons le temps avec nous, que nous ne sommes pas dans l’urgence. Un recueil de poèmes fera plus longuement parler de lui qu’un prix Goncourt, qui, passées les quelques semaines d’effervescence médiatique, ne retiendra plus l’attention, hormis peut-être celle de quelques lecteurs. Ce qui ne nous empêche pas cependant de pousser des cris d’urgence comme lors de cette soirée que nous consacrons chaque 15 novembre aux « écrivains persécutés, emprisonnés et empêchés » dans le monde et que j’évoquais tout à l’heure. Cette année, nous en avons accueilli quatre, originaires de Syrie, dont deux qui ont dû fuir leur pays en mars 2012. Pendant notre soirée, Kobané était assiégée et Alep en train de tomber.
Mais même lorsque la poésie semble coller à l’actualité, elle révèle son intemporalité et son universalité. Depuis toujours, des poètes, confrontés à des situations comparables, se sont dressés avec leurs poèmes pour toute arme. Je pense bien sûr aux poètes de la Résistance, à Eluard, à Aragon et à tant d’autres. Je pense aussi aux poètes qui se sont élevés contre les guerres d’Algérie et du Vietnam. Ce qu’ils nous ont dit il y a un demi-siècle trouvent d’étranges échos chez les poètes persécutés ou exilés d’aujourd’hui. Certes la parole d’un poète semble peu en mesure de modifier le cours des événements, mais qui sait si elle ne provoque pas des prises de conscience ici et là ? Pour ma part, je veux le croire, car je suis quelqu’un de désespérément optimiste.
Jacques Fournier nous a accordé un premier entretien lors d’une rencontre fortuite à l’occasion de la deuxième édition du Festival Vo-Vf Le monde en livres. Pour y accéder, cliquer ici.
Légendes des photos : l’entrée de la Maison de la Poésie (en illustration de cet article) ; « Les Cailloux du Poucet », avec Laura de Nercy et Didier Belna, le 12 décembre 2013 (photo figurant dans le carrousel du site ; crédit : Christian Lauté).
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