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Quel régime de travail réellement humain… pour le chercheur ?

Le 11 septembre 2017

« Qu’est-ce qu’un régime de travail réellement humain ? » Tel était le thème d’un colloque organisé du 4 au 11 juillet au Centre culturel international de Cerisy. Parmi les auditeurs, une personnalité bien connue de l’écosystème Paris-Saclay (et de bien au-delà) : le physicien Etienne Klein (2e en partant de la gauche), que nous avions déjà interviewé à l’occasion de la publication d’un premier recueil d’anagrammes et qui a accepté de se prêter à l’entretien sur le vif autour de ses premières impressions tant sur le contenu du colloque que sur le cadre dans lequel il se déroulait.

– Qu’est-ce qui vous a donc amené à ce colloque-ci ?

Amené ? Je ne sais si c’est le bon terme compte tenu des mille et une péripéties que j’ai rencontrées pour venir jusqu’ici, à Cerisy-La-Salle (en plein cœur du Cotentin) : un premier train raté, le suivant en retard, des correspondances manquées… Mais au moins cela en a-t-il dit long sur ma motivation, que dis-je, ma motivation ? … mon opiniâtreté, à venir jusqu’ici pour, à défaut de suivre l’intégralité du colloque [lequel dure tout de même plus d’une semaine], en entendre quelques communications.

– Mais à quoi tient cette opiniâtreté ?

À la problématique même du colloque. Compte tenu de l’âge que j’ai, j’ai pu assister à de colossales métamorphoses dans le monde du travail, y compris dans celui de la recherche, notamment cette tendance à l’objectivisation des performances, consistant à sans cesse évaluer ce qui est mesurable, quitte à négliger ce qui ne l’est pas. Pourtant, ce qui est quantifiable n’est pas forcément le plus significatif. Y compris dans un lieu comme le CEA. Quand j’ai commencé à y travailler, il n’y avait pas d’ordinateurs portables, encore moins de smartphones. Pourtant j’ai l’impression qu’à l’époque on n’en travaillait pas moins beaucoup. On passait nos journées à faire des calculs, mais aussi à discuter de ces mêmes calculs avec les collègues. Aujourd’hui, quelles que soient nos activités professionnelles, nous nous retrouvons devant des écrans. Il en résulte un rapport au monde du travail et aux autres complètement différent. J’étais donc intéressé de savoir ce qu’en pensent les spécialistes.

– Que vous inspire ce qu’il est convenu d’appeler le Big Data, évoqué au cours du colloque ?

Pour m’en tenir au métier du chercheur, la massification des données à laquelle on assiste est une révolution en soi, qui n’est pas sans impacter les modalités mêmes de la recherche. Depuis le XVIIe siècle, la physique a toujours procédé par un geste théorique initial, consistant à poser une théorie, alors même qu’on ne dispose que de très peu de données. Ainsi, quand Galilée énonce la loi de la chute des corps dans le vide, il ne dispose que de très peu de mesures, et on ne sait pas encore faire le vide ! De même, en 1915, lorsqu’Einstein publie la théorie de la relativité générale, on ignore encore qu’existent d’autres galaxies que la nôtre, on ne sait pas d’où vient que les étoiles brillent ni que l’univers est en expansion, etc. Mais les équations d’Einstein, d’une part se sont parfaitement accommodées de la quantité gigantesque de données recueillies depuis un siècle par les télescopes et les satellites, d’autre part ont permis de fonder une véritable cosmologie scientifique. Imaginons maintenant que les choses se soient passées dans l’ordre inverse, c’est-à-dire que nous ayons commencé avec toutes les données dont nous disposons aujourd’hui, mais sans avoir à notre disposition la théorie de la relativité générale. Pourrions-nous, par une sorte d’induction théorique permettant de passer des données aux lois, découvrir les équations d’Einstein ? Je n’en suis pas sûr.

– Sans compter le risque de prendre de simples corrélations pour des relations de causalité…

Oui, vous avez raison : ce n’est pas parce qu’il y a des grenouilles après la pluie qu’on a le droit de dire qu’il a plu des grenouilles… Il y aussi le risque que nous nous perdions dans l’identification de multiples corrélations, capables de nous occuper durant des décennies.

– Au final, en quoi consiste le travail du chercheur ? Est-il quantifiable ?

La question de savoir si, au terme d’une journée, nous avons réellement travaillé, se pose à chacun d’entre nous, non sans difficulté, car nous pouvons nous interroger sur ce en quoi consiste précisément l’activité du travail : correspond-elle aux moments où on a l’impression de « faire jouer sa subjectivité dans son rapport au réel » (comme cela a été dit par un intervenant), quitte à ne pas accomplir de performances qui soient objectivables ? Autrement dit, est-ce qu’avoir bien travaillé, c’est avoir fait ce qui m’a été demandé dans le temps imparti, avec efficacité, ou est-ce s’efforcer d’inventer cette activité très subjective que j’appelle « mon » travail (je dis « mon » travail, car c’est bien ainsi que les gens désignent le plus souvent leur activité professionnelle) ? Ces questions m’intéressent d’autant plus que je ne saurais en réalité y répondre. Je connais des personnes qui disent avoir l’impression de travailler plus et mieux durant leurs vacances, parce que, disent-elles, elles ne sont plus dérangées en permanence, par des sollicitations extérieures ou de collègues. Elles peuvent avancer à leur rythme et explorer des pistes en étant plus disponibles pour le faire.

– On comprend mieux l’opiniâtreté qui vous a fait venir jusqu’ici : la question du travail est manifestement bien présente dans votre réflexion. On peut d’ailleurs en témoigner en rappelant ne serait-ce que votre participation au séminaire 2016 du WAWlab, qui se définit justement comme le laboratoire du bien-être au travail de Paris-Saclay [pour en savoir plus, cliquer ici]. Dans quelle mesure la forme même du colloque de Cerisy avec son parti pris de la pluridisciplinarité, du croisement des savoirs, sans compter sa durée – une semaine ! – vous a-t-elle aussi décidé à y participer ?

La pratique de la pluridisciplinarité me paraît la moindre des choses quand on traite de la question du travail, car aucune discipline ne peut prétendre avoir le monopole sur elle. D’autant moins que chacun, qu’il soit chercheur ou pas, a le sentiment d’avoir son mot à dire, quand bien même serait-il au chômage, et en réalité surtout s’il est chômeur. Le mérite de Cerisy est de reconnaître cette nécessaire pluridisciplinarité en élargissant les approches à des disciplines qui ne sont pas strictement académiques – je pense en particulier aux disciplines artistiques, même si elles n’ont guère été convoquées au cours de ce colloque-ci. Autre chose m’attire à Cerisy où je reviens pour la 4e fois : la superposition quantique que le lieu représente…

– ?! Pouvez-vous préciser ?

Le Centre de Cerisy est à la fois un lieu ancré dans l’histoire longue – c’est un château du XVIIe siècle (donc édifié du vivant de Galilée !) – mais aussi l’endroit où sont investis les questionnements les plus actuels. C’est ce contraste, cette superposition spatiale de contraires, que je trouve particulièrement fécond.

– Est-ce à dire que Cerisy serait l’anti-Paris-Saclay, qui est lui une réalité relativement récente – sauf à prendre en considération tous les projets antérieurs qui l’ont précédé ?

Je n’opposerais pas Cerisy et Paris-Saclay, mais les considérerais comme dialectiquement reliés. Au vu de sa taille, de sa population et de son rythme, Paris-Saclay a besoin, pour mieux se réfléchir, d’une antichambre, qui pourrait être justement Cerisy. Je verrais donc bien entre les deux une sorte de pont quantique qui les relierait secrètement, par une sorte d’effet tunnel, Paris-Saclay étant le lieu où les choses se font et se déploient, Cerisy celui grâce auquel on prendrait le recul nécessaire.

– Edith Heurgon, la directrice du Centre, en parle comme d’une « oasis de décélération » (selon la formule du sociologue allemand Harmut Rosa) ? Est-ce aussi de cette manière que vous vivez ce lieu ?

La notion d’accélération renvoie à celle du temps. Or, je pense que c’est davantage une métaphore spatiale qui conviendrait pour caractériser cet endroit. Pour moi, Cerisy, avec sa bibliothèque ou sa salle de conférences, son réfectoire, c’est en effet, d’abord, un lieu de fixation, d’ancrage, de concentration (dans les deux sens du terme, aussi bien physique qu’intellectuelle). Des gens d’horizons très différents s’y retrouvent durant plusieurs jours pour réfléchir ensemble. Et je pense que c’est cette proximité qui fait toute la force de Cerisy : plus on est proches, plus on peut produire ensemble des interactions intéressantes. Il n’en va pas autrement en physique : dans une cavité, les harmoniques sont d’autant plus puissantes que l’espace où elles s’expriment est concentré. Pour moi, c’est cette condensation spatiale dans une unité de temps donné qui fait la fécondité du lieu, plutôt le fait qu’on y décélèrerait. D’ailleurs, au vu de la densité du programme, de l’enchaînement des communications, j’ai plutôt l’impression que c’est l’inverse d’un ralentissement ! On vit cependant d’autant mieux cette fixation que c’est un bel endroit et qu’on y est fort bien accueilli.

– Je ne peux clore cet entretien sans solliciter une anagramme…

Pour faire écho au débat auquel ce colloque a donné lieu sur le thème de la performance, je vous propose celle-ci : « les agences de notation » = « la conne gestion de tes A ».

Pour accéder au précédent entretien avec Etienne Klein, cliquer ici.

A lire aussi, l’entretien avec le sociologue Michel Lallement, qui a également assisté à ce colloque ; pour y accéder, cliquer ici.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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