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Science & Culture

Quand corps et esprit s’allient pour le meilleur…

Le 10 avril 2025

Entretien avec Étienne Klein

Dans le sillage des podcasts réalisés sur le thème de l’IA, nous souhaitions recueillir l’avis du physicien et philosophe des sciences Étienne Klein. Nous ignorions alors qu’il s’apprêtait à publier un livre, Transports physiques (Gallimard, 2025) dans les dernières pages duquel il aborde cette intelligence. De quoi justifier de commencer notre entretien par la fin…

- Vous nous accueillez, pour les besoins de cet entretien, dans votre laboratoire. Pouvez-vous commencer par nous en dire un mot ?

Étienne Klein : Vous êtes au Larsim, le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière, que j’ai créé en 2007, il y a donc déjà fort longtemps, avec l’idée qu’il serait intéressant, compte tenu des débats qui se déroulaient à l’époque, notamment sur les nanosciences et sur d’autres questions plus fondamentales, de réunir dans un même lieu des physiciens et des philosophes, charge à eux de s’organiser pour travailler ensemble, en vue de cosigner des articles, en veillant à ne pas rester chacun dans son couloir de nage. En presque deux décennies, nous avons exploré pas mal de sujets. Aujourd’hui, le laboratoire est en plein boom au point que nous commençons à manquer d’espace, notamment à cause de plusieurs projets européens concernant l’IA et les questions éthiques qu’elle soulève. Pour les mener à bien, nous avons recruté plusieurs postdocs.

- L’IA que vous abordez à la fin de votre dernier livre, Transports physiques. Donc, si vous le voulez bien, venons-en à ce livre en commençant par ses dernières pages. Elles sont d’autant plus intéressantes que, sauf erreur de ma part, c’est la première fois que vous abordez le sujet dans l’un de vos ouvrages - étant entendu que vous avez eu l’occasion de le faire ailleurs, notamment dans le cadre de La Conversation scientifique, le RDV hebdomadaire que vous nous donnez sur France Culture…

Étienne Klein : Effectivement, c’est bien la première fois que je m’attarde aussi longtemps, quoiqu’en quelques pages, sur l’IA dans un de mes ouvrages. Je plaide coupable : j’avais jusqu’alors considéré que cette appellation d’IA était abusive ; dans cette expression, Intelligence est à comprendre en son sens anglais qui, comme chacun sait, est différent du sens que ce mot revêt en français : en anglais, intelligence renvoie au traitement des données, de l’information, alors qu’en français, l’intelligence désigne d’autres capacités comme le discernement, la capacité à distinguer le vrai du faux, à argumenter, à créer des concepts et, surtout, à faire des expériences de pensée, c’est-à-dire à poser des questions contrefactuelles sur le mode « Et si… » ou « Que se passerait-il si… ?». Ce que l’IA ne peut pas faire. En revanche, et comme vous l’avez suggéré en aparté, l’IA mime l’intelligence au sens où on l’entend en français. Quand on « discute » avec elle, on a l’impression qu’elle est intelligente, parfois plus qu’un humain. Comme tout le monde, j’ai été sidéré par les performances de ChatGPT, qui ouvre l’ère de l’IA générative. Mais elle n’en reste pas moins une IA « asémantique » au sens où elle ne comprend pas le sens des mots qu’elle utilise, ne sait même pas ce qu’est un mot. Certes, elle produit des phrases qui ont, pour nous humains, du sens – quand nous les lisons ou les entendons, nous avons l’impression qu’elles ont été produites par un humain fort doué. D’ailleurs, des ingénieurs d’OpenIA, qui en ont conçu l’algorithme, à partir d’un modèle de langage, ont raconté que les premiers jours, des utilisateurs pensaient qu’il y avait des humains qui tapaient à toute vitesse les réponses proposées. La vitesse était telle que ces utilisateurs ont fini par comprendre que ce ne pouvait pas être le cas. Reste cette idée : est considéré comme intelligent ce qui nous semble intelligent. C’est à partir de là que, pour moi, l’IA a changé de statut. J’ai commencé à m’y intéresser avec d’autres chercheurs de mon laboratoire, qui travaillent sur les enjeux éthiques et ce, d’autant plus volontiers que, dans le même temps, l’Europe a entrepris de normer l’IA et de réfléchir à l’innovation quand elle produit des choses dont on ne perçoit pas toutes les conséquences. Mais plus décisif a été pour moi le fait qu’en octobre 2024, le prix Nobel de Physique a été décerné à deux chercheurs, John Hopfield et Geoffrey Hinton, qui ne sont pas physiciens mais qui ont participé il y a fort longtemps à l’émergence de l’IA moderne, l’un en inventant l’apprentissage profond, l’autre en concevant les réseaux de neurones artificiels. Ce qui n’a pas manqué d’interroger : en décernant ce prix à ces deux chercheurs, quel message le comité Nobel voulait-il donc faire passer ?

- Nous y reviendrons, mais auparavant, j’aimerais saisir l’opportunité de cet entretien pour vous soumettre une hypothèse : en considérant a priori que l’IA générative s’inscrive d’abord dans l’histoire de l’IA, qui remonte aux années 1940 et qu’elle en serait une étape supplémentaire, ne passons-nous pas à côté de la possibilité d’envisager cette IA de nouvelle génération à la confluence d’autres histoires : celle des systèmes techniques conçus pour automatiser des tâches humaines aussi bien physiques qu’intellectuelles, d’une part, celle de l’art des faussaires, d’autre part. Au fond, ce que fait l’IA générative, n’est-ce pas aussi de repousser les limites des techniques d’imitation… Ce que vous sembliez d’ailleurs confirmer à l’instant…

É.K. : Quand je dis que l’IA ne fait que mimer l’intelligence humaine, ce n’est pas tout à fait vrai. Prenez l’exemple d’AlphaGo qui est parvenu en 2016 à battre l’un des meilleurs joueurs de go au monde – une réelle performance quand on sait la complexité de ce jeu. La machine a joué des coups que les joueurs professionnels ont considéré eux-mêmes comme totalement « fous ». En réalité, ces coups participaient d’une stratégie qui s’est révélée gagnante. La machine les jouait parce qu’à la différence des joueurs, elle n’était pas soumise à certains biais cognitifs. Si, en ce sens, on peut dire qu’elle va plus loin que l’intelligence humaine, qu’elle fait preuve d’esprit d’invention, de « créativité, » pour autant, elle n’en a pas la moindre conscience. Ajoutons ce qu’on omet de dire, à savoir que la machine mobilise une puissance autrement plus grande que celle d’un cerveau humain – de l’ordre d’une trentaine de watts pour celui d’un adulte. Nous ne sommes donc pas à puissance égale.
Quant à savoir si l’histoire de cette IA générative s’inscrit en partie dans celle de l’art des faussaires et, donc, des arts plastiques mais aussi de la littérature – qu’on songe à l’art du pastiche -, je répondrai volontiers par l’affirmative. À cet égard, je renvoie au rapport produit par l’Académie des Technologies – téléchargeable sur son site – avec pour titre « IA générative et désinformation ». Il en ressort que certains algorithmes privilégient le faux sur le vrai et tirent paradoxalement profit du fait que nos cerveaux en général préfèrent le faux au vrai. Ce qui a mon sens soulève une question terrible, ayant à voir avec l’IA mais aussi notre façon de concevoir la vérité, à savoir cette espèce de concaténation qu’on observe aujourd’hui entre la liberté et la vérité : désormais, chacun se sent libre de décider pour lui ce qui est vrai puisqu’après tout, toutes les thèses peuvent coexister, des plus sérieuses aux plus improbables. Si, donc, vous voulez savoir si la terre est ronde, vous trouverez des arguments décisifs prouvant en l’occurrence qu’elle est ronde. Mais si vous préférez considérer qu’elle est plate, vous trouverez des blogs expliquant qu’elle l’est effectivement. Notre esprit est donc libre de croire en l’une ou l’autre des thèses en présence, de choisir ce qui pour lui fait vérité. Soit le fameux « À chacun sa vérité ». La question que je pose alors est la suivante : si on met la liberté au-dessus de la vérité, qu’advient-il de la société ? Du lien social ? Quelle société, quel lien social peuvent-ils se construire sur l’idée que la vérité serait une affaire individuelle, abandonnée aux fourches caudines de la subjectivité individuelle ? Quiconque peut proclamer que la terre est plate sans risquer d’encourir des ennuis, en tout cas judiciaires. Il aura même une forte probabilité d’être invité sur certains plateaux de TV…

- Il y a même des instituts de sondage qui nous interroge à ce sujet (cf l’étude menée par l’IFOP en 2018 suivant laquelle 9 % des français croient « possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l'école »)…

É.K. : En revanche, si par mes propos, je me retrouvais à blesser telle ou telle communauté, je risque d’en avoir, des ennuis. Une dissymétrie qui demanderait à mon avis d’être rediscutée.

- Il me semble que vous extrapolez les propos que vous tenez dans Transports physiques où vous n’êtes pas allé aussi loin dans la critique de l’IA, ou à tout le moins la formulation des interrogations qu’elle vous inspire…

É.K. : Non, en effet et pour une raison bien simple : j’ai écrit Transports physiques avant la réélection de Donald Trump…

- Revenons-en au prix Nobel de Physique décerné en 2024. À vous lire, j’ai perçu comme une pointe de regret…

É.K. : Je ne parlerai pas de regret. Je n’ai rien contre ce choix, encore moins contre les deux lauréats. Je m’interroge juste, comme je le disais, sur le message que le comité Nobel voudrait distiller : n’y aurait-il pas aujourd’hui de physiciens ou de physiciennes qui mériteraient ce prix ? Ou bien cela signifie-t-il que l’IA contient la promesse qu’elle pourrait faire un jour de la physique mieux que les humains ? Permettez-moi d’en douter encore. L’idée selon laquelle c’est en accumulant des données qu’on peut comprendre les lois du monde physique ne correspond pas du tout à la démarche qui a été adoptée par ceux auxquels on doit la physique moderne, telle qu’elle a commencé de s’élaborer à partir du XVIIe siècle.

- Tout au plus cette accumulation de données, le big data, permet-elle de mettre au jour des corrélations entre des phénomènes, lesquelles corrélations ne garantissent pas de relations de causalité…

É.K. : Sans compter que ces mêmes corrélations peuvent être fausses. Corrélations ou pas, ce qui, moi, me fascine dans cette physique moderne, c’est qu’elle a été produite par des personnes qui ne disposaient que de très peu de données, ou plutôt, qui en étaient réduits à partir de données contradictoires avec les lois qu’ils sont parvenus à énoncer. Par exemple, quand Galilée dit, en 1604, que tous les corps tomberaient à la même vitesse s’ils étaient lâchés dans le vide, il ne disposait alors d’aucune donnée pour étayer son hypothèse – à l’époque, on ne savait pas recréer les conditions du vide ; on ne savait même pas ce qu’était une vitesse instantanée ; le calcul différentiel n’avait pas été encore inventé. Ce n’est donc pas en traitant des données, ni même en regardant comme cela se passe empiriquement, que Galilée a pu établir cette loi physique. C’est plutôt en faisant un pas de côté et en posant une question relevant d’une expérience de pensée – en l’occurrence : que se passerait-il si les corps tombaient dans le vide ? On connaît la suite. C’est d’autant plus impressionnant, que la loi qu’il a énoncée contredisait toutes les données empiriques dont on pouvait disposer à l’époque. À partir de là, tout le jeu est d’expliquer comment une loi qui contredit ce qu’on observe est quand même en mesure de l’expliquer. L’explication fournie par Galilée est la suivante : les corps tombent dans le vide, ils sont soumis à la gravité qui les fait tomber tous à la même vitesse, quelle que soit leur masse ; mais s’ils tombent dans l’air, d’autres forces interviennent : la résistance de l’air, la poussée d’Archimède,… De là, la différence de vitesse que nous relevons empiriquement. Ce genre d’explication est l’archétype de l’esprit humain à même de transcender les données. C’est pourquoi l’idée suivant laquelle, par des mesures de corrélations nombreuses faites par des algorithmes intelligents, on parviendrait à établir des lois physiques fondamentales me paraît, sinon suspecte, du moins méritant d’être discutée.

- On pourrait dire de ces physiciens qui se sont livrés à de telles expériences de pensée - certains même des expériences de pensée « musculaire », selon la formule d’Einstein – qu’ils étaient des « génies ». Sans l’exclure, vous avancez cependant une autre explication : pour parvenir à énoncer des lois allant à l’encontre des observations empiriques, ils sont parvenus à une alliance entre le corps et l’esprit leur ayant permis de dépasser, transcender, ce que donne à voir du réel, la seule expérience empirique…

É.K. : L’idée que ces physiciens partagent tous – et quand je dis tous, je pense d’abord à ceux qui sont à mes yeux les grands héros de la physique moderne : Galilée, Max Planck, Albert Einstein, Von Neumann, Oppenheimer, Paul Dirac…

- Il y a peu de femmes, permettez-moi de le noter au passage, dans la liste que vous établissez à l’instant comme d’ailleurs dans votre livre…

É.K. : Évidemment, des femmes ont joué un rôle majeur dans les avancées de la physique moderne. Je vous invite à lire mon livre précédent, Courts-circuits [Gallimard, 2023]…

- Je l’ai lu et en recommande même la lecture !

É.K. : Vous avez donc pu lire, dans le chapitre « Sexe faible et Sciences dures », que je rends justice à plusieurs femmes scientifiques : la mathématicienne Sophie Germain, la chimiste Ida Noddack, la physicienne Lise Meitner et quelques autres, toutes plus ou moins oubliées comme elles. Mais il ne faut pas se mentir : au tout début de l’histoire de la physique moderne, au XVIIe siècle, c’est un homme, Galilée, qui va réaliser la première des grandes percées ; il comprend que le monde dans lequel on vit, la Terre avec l’air autour, n’est pas dans le vide, qu’on voit le ciel de là où nous sommes, que nos enveloppes corporelles sont prisonnières de ce monde-là, qui nous masque l’univers et nous trompe même sur les lois universelles qui le régissent. Pour mettre celles-ci au jour, il faut donc trouver le moyen intellectuel de s’échapper de notre monde. Au XVIIe siècle, avec Galilée, la physique procède au premier « transport physique » porté par l’intellect, qui devait avoir des conséquences sur tout ou partie de la philosophie occidentale.
Jusqu’à présent, celle-ci, comme d’autres philosophies probablement, a été fortement structurée par l’observation du Cosmos depuis la Terre comme les Grecs ont pu l’effectuer : le ciel avec des étoiles apparemment fixes, paraissait ordonné et cette harmonie était cohérente avec la matrice de leur pensée, la logique. Autrement dit, la manière de réfléchir prenait exemple sur les indications du cosmos. Imaginez maintenant qu’on eût donné à Platon et d’autres philosophes grecs de l’Antiquité des détecteurs de particules ou de rayonnement qui auraient ainsi montré que ce ciel qui leur semblait si calme, si ordonné, était en réalité le siège d’une violence incroyable… Il y a de cela quelques semaines, a été détecté au large de la Sicile, au fond de la Méditerranée, un neutrino d’une énergie colossale provenant d’un phénomène extrêmement violent qui a sans doute eu lieu dans une autre galaxie que la nôtre. Que se serait-il donc passé si les Grecs avaient perçu le Cosmos comme un lieu aussi violent, avec des ondes gravitationnelles produite par la fusion de trous noirs ? Je pense que la philosophie grecque en aurait été tout autre.
Bref, il a des découvertes en physique, qui, si on les prend au sérieux, modifie notre façon de penser le monde.

- Des découvertes rendues possibles par ces expériences de pensée que vous évoquiez, mais aussi des équipements, des instrumentations qui permettent de voir autrement que par la perception humaine. Les physiciens n’en restent pas moins aussi, comme vous le rappelez, des êtres de chair et de sang, habitant un corps que tout intellectuels qu’ils sont, ils n’ignorent pas, au contraire. Loin de n’être qu’une entrave au déploiement de l’esprit, il fait même alliance avec lui comme l’atteste la propension de ces physiciens à accorder beaucoup d’importance à des activités physiques, pour ne pas dire sportives… Tout comme vous d’ailleurs…

É.K. : De prime abord, le corps nous trompe. Nos sens sont certes utiles, mais nous illusionnent aussi. J’en fournis plusieurs illustrations dans mon livre. Mais notre esprit aussi est trompeur ou se trompe : il interprète les corrélations comme des causalités… C’est que notre corps comme notre esprit sont d’abord adaptés au monde où nous sommes, pas à l’univers. Si vous viviez sur une exo-planète, vous ne vous sentiriez pas bien physiquement ; psychologiquement, je ne vous en parle même pas. Mais cette alliance du corps qui nous trompe et de l’esprit qui en fait tout autant a pu aussi produire des merveilles : l’un et l’autre ont été capables de dépasser leurs conditions à travers, d’un côté, le sport, de l’autre, la science. Des corps humains parviennent ainsi à réaliser des performances surprenantes. Aux jeux Para-olympiques de Paris, j’ai assisté à une finale au Stade de France : un sauteur unijambiste a sauté jusqu’à 1,82 mètre. Combien de bipèdes comme vous et moi seraient capables d’en faire autant ? De même, l’esprit est capable d’inventer des stratagèmes par lesquels le monde en vient à dé-coïncider d’avec ce qu’il nous montre. Autrement dit, il est doué d’une capacité d’imagination, d’abstraction. Certains disent que cette capacité serait un héritage des pratiques de la chasse de nos ancêtres. C’est en effet, à travers elle, disent-ils, que l’être humain a développé ces capacités en se mettant à la place des animaux qu’il traquait, en essayant de penser comme eux, d’anticiper leurs réactions. Ce faisant, l’être humain s’est s’émancipé des rails intellectuels sur lesquels la vie ordinaire aurait pu le maintenir.

- Je ne résiste pas à l’envie d’évoquer les travaux de Baptiste Morizot, qui montrent comment ces pratiques de chasse sont allées de pair avec l’instauration de relations « diplomatiques » par lesquels les humains cherchaient à cohabiter avec des animaux sauvages. Mais revenons-en à cette alliance corps / esprit dont je me demande si elle ne devrait pas être élargie à une 3e dimension, celle de la langue littéraire qui permet à l’évidence de percevoir autrement le monde que ce qu’en saisit le langage ordinaire. Vous ne l’évoquez pas alors même que c’est bien une œuvre littéraire que vous nous proposez sous couvert de parler de transports physiques…

É.K. : Votre réflexion appelle une première remarque. Quand on écrit un livre dit « scientifique », même si en l’occurrence il ne s’agit pas d’un livre exclusivement scientifique, on se dit que ce qui importe avant tout, c’est le message, le contenu, les informations qu’on peut y lire ; en revanche, on ne se préoccupe guère du style. Pour ma part, je considère qu’un livre scientifique, c’est d’abord un livre dont il faut donner au lecteur le désir de tourner la page dès qu’il a terminé la précédente. Sans ce plaisir de la lecture lié à l’écriture, au style, on risque de manquer son objectif. Cela étant dit, et c’est pourquoi je me réfère au philosophe Ludwig Wittgenstein, on doit veiller à penser contre la langue. Car cette dernière est relativement inerte, même si elle tend à s’enrichir au fil du temps de mots nouveaux. Voyez la traduction française des Confessions de saint Augustin, écrites au IVe siècle après J.-C., et notamment son chapitre sur le temps : si vous le lisez, vous comprendrez ce qu’il veut dire. C’est que nous continuons à parler du temps comme lui. Autrement dit, en seize siècles, nos façons de dire le temps ont très peu évolué. Il se peut donc que notre façon de dire le temps charrie avec elle des a priori clandestins qui continuent à déterminer la vision que nous en avons, en dépit des nouvelles conceptions introduites par les avancées scientifiques. Il y a aussi de fortes chances pour que, si on parle mal du temps, on le pense mal, c’est-à-dire sans tenir compte de ce que nous avons appris sur lui. Tout l’enjeu d’un travail d’écriture est précisément d’utiliser la langue dans ce qu’elle peut avoir d’élégant tout en contestant les automatismes auxquels elle donne lieu.

- Penser contre la langue, donc. Comme le cerveau qui se retourne contre lui-même pour reprendre votre formule et ainsi déjouer les mauvaises déductions de nos expériences empiriques, ou le corps qui invente des gestes pour lesquels il n’est pas fait a priori…

É.K. : Oui, et il en va de ce travail sur la langue comme du travail sur l’esprit ou sur le corps : ce peut être proprement jouissif ! À cet égard, Transports physiques est le livre que j’ai eu le plus de plaisir à écrire, car, justement, c’est d’abord un travail sur la langue et, ajouterais-je, de la langue…

- Et qui de ce point de vue me conforte dans le mystère de cette langue : toute littéraire qu’elle soit, elle parvient à nous faire saisir ce qui a priori échappe à nos sens et même à notre entendement quand cela touche au microscopique, le monde de l’atome, ou au macroscopique, l’univers, dont les lois n’ont guère à voir avec celles qui régissent notre monde physique sur Terre …

É.K. : Cet apparent « mystère » tient au fait que j’écris justement avec l’attention de m’adresser aux philosophes, mais pas qu’à eux, aux littéraires aussi, c’est-à-dire celles et ceux qui ont le goût de la langue. Malheureusement, notre système scolaire est ainsi fait qu’il oblige un enfant à se déterminer dès l’entrée au collège comme « scientifique » ou « littéraire ». Comme s’il y avait deux sortes de cerveaux… C’est une aberration. Ceux qu’on juge littéraires s’estiment débarrassés du souci de la science tandis que les scientifiques seraient débarrassés de celui de la langue. Je déplore cette séparation on ne peut plus abusive. Aussi, quand un littéraire me dit qu’il m’a lu, je le prends comme un motif de fierté. Pas plus tard que ce matin, j’ai été verbalisé par un policier ; avant de nous quitter, il m’a confié que Le facteur temps ne sonne jamais deux fois [Flammarion, 2007] était mon livre qu’il avait le plus apprécié. Eh bien, de savoir que ce monsieur qui passe autant de temps sur le bord des routes à attendre des voitures méritant d’être verbalisées ait lu ce livre, que je tiens pour le plus difficile, cela m’a beaucoup ému. Son témoignage donne du sens aux livres que j’écris. Quand la langue est belle, quand elle tente à tout le moins de l’être, vous aurez davantage de chance d’être lu que si vous ne cherchez qu’à distiller des informations…

- Sans que cela signifie pour autant que vous cédiez sur la rigueur scientifique de la démonstration. Vous parvenez à faire comprendre les défis de la physique quantique en nous faisant entrer au cœur des débats scientifiques. En cela, vous faites bien plus que de la vulgarisation…

É.K. : Au risque de vous surprendre, je ne récuse pas le principe de la vulgarisation. En revanche, mon maître-mot n’est certainement pas la simplification, mais la clarification. C’est en cela que la langue est précieuse : pour clarifier, il faut avoir du vocabulaire, des mots adéquats, et il faut aussi un sens de la rhétorique. Je m’emploie donc à travailler les sujets jusqu’à ce qu’ils me deviennent clairs, pour mieux ensuite les partager. C’est une fois qu’ils sont clairs pour moi, que je peux commencer à les écrire.
En revanche, si la vulgarisation cherche à simplifier pour être comprise, alors je rejoins votre scepticisme, car cela signifie qu’on pourrait dire la science par le langage tel qu’il est. Or, selon moi, on ne peut échapper à la critique de ce langage. Et cette critique est rendue possible par ce travail de clarification effectué en amont ; un travail qui permet de jouer avec les mots pour leur faire dire des choses qu’ils ne disent pas spontanément.

- Clarification dites-vous. Eh bien je vais vous en demandez une à propos d’une des citations du chroniqueur Alexandre Vialatte qui me paraît contredire ce que vous dites à l’instant. Voici cette citation : « L’esprit de l’homme ne cesse de rêver. Mais aussi de méditer, de supputer, de calculer. Il a envie de savoir et besoin de ne pas comprendre. Bref, de connaître et de s’émerveiller. Nécessités contradictoires : l’une exige de savoir et l’autre d’ignorer. D’où la science et la poésie ». Comment laisser dire que la poésie serait du seul registre de l’émerveillement et de l’ignorance alors que vous évoquez des poètes en semblant souligner la puissance heuristique de leurs poèmes ?

É.K. : Non, non, je persiste et signe : je suis d’accord avec Vialatte. Pas plus que lui, je ne dis qu’on ne peut se nourrir que de science. Celle-ci ne fait que répondre aux questions scientifiques, lesquelles sont loin de recouvrir l’ensemble des questions que nous nous posons et d’épuiser la source de notre émerveillement. Quand, en plus, vous avez trouvé le moyen de clarifier une question scientifique, vous cherchez à l’exprimer avec des phrases censées faire en sorte que ces connaissances soient faciles à comprendre pour celui qui les lit. Mais si vous en trouvez une, poétique, qui dit la même chose de manière plus magistrale, vous la préférerez à la vôtre et en citerez l’auteur. Pour autant, cette phrase ne donnera pas l’explication que vous fournissez par ailleurs. Mon objectif correspond donc parfaitement à ce que dit Vialatte : il y a, d’une part, l’explication scientifique, dite dans une langue particulière, et d’autre part, une langue poétique ayant vocation à provoquer l’émerveillement.

- Pourtant, ainsi que vous le montrez dans votre livre, en prenant l’exemple d’Edgar Poe, les propos d’un poète sinon d’un écrivain peuvent mettre des scientifiques sur la voie de la résolution d’une énigme - en l’occurrence celle d'une nuit noire malgré la présence des étoiles…

É.K. : Il s’agit là d’une illustration de ce qu’une intuition poétique, littéraire, peut être féconde. Elle reste ensuite à travailler. En fait, il ne suffit pas d’avoir de bonnes idées, ni de faire de belles phrases… Je n’opposerai pas pour autant science et littérature, mais verrai en elles une forme de complémentarité. Malheureusement, cette idée ne fait pas l’unanimité : le physicien et mathématicien Paul Dirac, pour ne citer que lui, considérait que la poésie était une forme de trahison de la vérité…

- Vous citez aussi Alexander von Humboldt qui a été un grand ami de Goethe, lequel le lui rendait bien, les deux étant convaincus de l’intérêt de ce dialogue entre science et poésie.

É.K. : Humboldt, un esprit universel s’il en est, dont il faut découvrir la biographie : ce fut tout à la fois un géographe, un botaniste, un géologue, un voyageur, un explorateur, un naturaliste, un poète, qui eut de nombreuses intuitions toutes plus géniales que les autres, comme celle que l’univers était violent, ce que le monde dans lequel nous autres humains vivions nous cache. Humboldt n’avait pourtant aucun instrument pour étayer cette hypothèse.

- On ne peut clore cet entretien sans évoquer un art que vous prisez, celui des anagrammes. Le lecteur en trouvera une magnifique dans ce livre…

É.K. : « Le boson scalaire de Higgs », qui donne « l’horloge des anges ici bas ». Ce qui, en l’occurrence, correspond bien à son statut en cosmologie…

- Et le titre, Transports physiques, en cacherait-il une ?

É.K. : J’ai cherché, mais n’en ai pas trouvée…

Crédit photo : Virginie Bonnefon.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

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