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Pourquoi l’ENS Cachan à Paris-Saclay (2).

Le 17 janvier 2013

Suite de notre rencontre avec Pierre-Paul Zalio, président de l’ENS Cachan, qui revient sur la genèse du projet d’installation de cette prestigieuse école sur le Plateau de Saclay, à échéance 2018, et ses ambitions dans le développement des sciences sociales et humaines.

Pour accéder à la première partie de la rencontre avec Pierre-Paul Zalio, cliquer ici.

– Pluridisciplinarité, entrepreneuriat,… ces mots reviennent souvent dans le récit de votre cursus et vos travaux de recherche. Or ce sont des mots clés du projet de Paris-Saclay… Vous y étiez donc prédisposé ? 

Peut-être. Mais l’essentiel n’est pas là. L’école est depuis 30 ans dans une trajectoire de développement exceptionnel et cette trajectoire nous amène nécessairement à nous interroger sur nos partenariats et notre territorialisation. Paris-Saclay a constitué à cet égard une opportunité dont nous avons discuté en interne dès 2008. Cela a été un choix stratégique réfléchi, qui sera bénéfique pour toute l’Ecole, même s’il comporte des risques, et notamment pour le secteur des sciences humaines et sociales (SHS).

– Des risques ? En quel sens ?

En France, les SHS sont traditionnellement concentrées dans le centre de Paris. Dans sa configuration universitaire actuelle, Paris-Saclay rassemble des disciplines qui relèvent principalement des sciences de la nature, avec une prédominance de la physique, du fait de l’importance des équipements relevant de cette discipline.

Quand j’étais, si j’ose dire, simple enseignant chercheur, j’aurais pu considérer, à titre individuel que Saclay n’était pas mon affaire. Pourtant, dès 2008, j’ai défendu un autre choix à partir du raisonnement suivant : il n’y aura pas d’université de rang mondial à Saclay sans constitution d’un pôle SHS ; le renouvellement des SHS en France devra passer, à un moment donné, par des interfaces nouvelles avec les sciences de la nature ; il y a moyen pour l’ENS Cachan de jouer un rôle structurant à Saclay sur cette question. Cela se fera par une réflexion sur le type de SHS dont un campus comme celui de Saclay a besoin.

– En quoi peuvent justement consister des SHS dans le contexte de Paris-Saclay ?

Ce sont les enseignants chercheurs qui le diront, à travers ce qu’ils feront ensemble, mais il me semble qu’un tel pôle SHS devrait s’intéresser à la science, comme activité, comme travail et aussi aux rapports entre ces activités scientifiques et la société. Ce qu’on appelle les sciences and technology studies devraient se développer à Saclay. Il me semble également qu’il y a là, à la fois les forces et le contexte pour développer de véritables sciences sociales de la quantification. Enfin, il est tout à fait évident qu’en économie, Saclay pourra construire des recherches de premier plan.

– Etiez-vous isolé au sein de l’ENS Cachan en défendant cette position ?

Ce n’est pas une position toujours facile à défendre parmi mes collègues. Cependant, en octobre 2008, quand Jean-Yves Mérindol (le futur président auquel j’ai succédé) est arrivé comme chargé de mission Saclay, j’ai compris dès notre premier échange, que nous partagions la même analyse et cela m’a rassuré.

– Concernant ce rapport des sciences à la société, quelle est la légitimité de l’ENS ?

Sans vouloir refaire l’histoire de l’établissement, il importe de rappeler qu’il est l’héritier d’une école de l’enseignement technique, l’ENSET, qui a joué un grand rôle dans la structuration du système de formation français, moins connu que le rôle qu’a pu jouer la rue d’Ulm dans l’animation de l’espace intellectuel et scientifique, mais tout aussi important. L’ENSET a toujours défendu un type de sciences où les objets techniques étaient des voies d’accès aux questions de la science fondamentale. Cette conception des sciences comme sciences pratiques (termes que l’on utilise à Cachan), est l’antithèse de celle qui considère l’application comme dérivée de la science fondamentale. Cela conduit l’Ecole à travailler, dans toutes les disciplines, aussi bien en maths, en chimie ou en sociologie, sur des objets qui sont autant issus de questions socio-économiques et industrielles que de questions purement spéculatives. J’aime me référer au philosophe Gilbert Simondon qui insistait dès les années 1950 sur la nécessité de ne pas opposer les objets techniques et la culture, parce que l’activité scientifique procède d’objets techniques qui sont des condensés de significations culturelles. Mais les sciences sociales qui traitent de ces questions sont en partie encore à écrire.

– En quoi le principe de cluster peut-il aider à ce rapprochement entre SHS et sciences exactes et sciences de l’ingénieur ?

Je ne suis pas sûr qu’un cluster, comme espace de proximité physique, favorise par lui-même le rapprochement entre quoi que ce soit. Tout cela suppose un effort des acteurs et une réelle appropriation du projet à tous les niveaux, que ce soit celui des chercheurs ou celui de responsables d’établissements ou d’organismes.

– Au-delà des SHS, qu’est-ce qui justifie une installation de l’ENS Cachan sur le Plateau ?

Comme je l’ai souligné, l’ENS Cachan s’est considérablement développée depuis les années 1980. Créé à l’origine pour former les cadres de l’enseignement technique professionnel, le projet de l’établissement a été redéfini autour de l’articulation entre la formation et la recherche. Il l’a été grâce à trois leviers. Le premier a été la possibilité de recruter des enseignants chercheurs et le second de pouvoir mettre à leur disposition des laboratoires de recherche dans tous les domaines de l’Ecole. L’ENS Cachan comporte aujourd’hui 14 laboratoires ! La singularité de l’ENS est de rassembler des domaines très variés qu’aucun autre établissement d’enseignement supérieur ne rassemble de cette manière et à ce niveau : des sciences fondamentales et de la nature (mathématiques, informatique, physique, chimie, biologie), des sciences humaines et sociales (économie, gestion, droit, sociologie, histoire, langues, didactique) et des sciences technologiques et de l’ingénieur (génie mécanique, mécatronique, productique, électrotechnique et automatisme, génie civil), et aussi des disciplines pionnières comme le design ou les sciences du sport. Pour réussir à amener toutes ces disciplines à former par la recherche, il a fallu créer, avec l’appui des organismes de recherche (notamment le CNRS), de nombreux laboratoires et recruter des enseignants chercheurs de toutes ces disciplines. C’est le deuxième levier. Une telle politique est difficile à soutenir seul pour un établissement de la taille du nôtre et elle expose à la fragilité de devoir appuyer sa réussite en recherche sur des niches toujours fragiles.

– Vous évoquiez un 3e levier…

C’est la territorialisation. Il a consisté à nouer des partenariats en mettant à profit le fait d’être sur un territoire. Cette territorialisation s’est traduite à travers la Vallée scientifique de la Bièvre, mais aussi par la création de l’antenne de Bretagne, en 1994, et, plus largement, de tout un système, assez étendu et assez complexe, de partenariats de formation, notamment en masters. Mais cela ne nous a pas donné les moyens d’y trouver un adossement pour nous développer durablement. Car, entre temps, l’espace universitaire français, très fragmenté, à commencer, sous l’effet de diverses politiques, à se polariser. Et nous devions y trouver notre place.

– Comment cela ? 

Il y a eu d’abord le projet de nous rapprocher de l’ENS d’Ulm. Cette tentative a hélas échoué, en butte à l’hostilité de tous ceux qui ont craint de voir « mélangé les torchons et les serviettes », en l’occurrence : la pensée intellectuelle et la technique, sinon Paris et sa banlieue. Bref, ça n’a pas marché. Nous nous sommes engagés dans la politique des PRES, en étant membre fondateur d’Universud. A quoi s’est ajoutée la politique d’autonomisation des établissements. Il restait à faire converger ces deux politiques apparemment contradictoires, l’une en faveur de la polarisation, l’autre en faveur de l’autonomie des établissements. Nous en étions-là, un peu à la croisée des chemins, quand a été annoncé le projet de Paris-Saclay. Compte-tenu de tous nos liens scientifiques avec ce territoire, il était logique que nous nous y engagions.

– Vous avez fait des recherches à Shanghai. Dans quelle mesure l’effet du classement de l’Université de Jiao Tong a-t-il pu peser dans vos choix ?

Si effet classement de Shanghai il y a eu, il a moins joué au niveau d’un établissement comme le nôtre qu’au niveau de l’Etat où il a participé d’une prise de conscience. Rappelons d’ailleurs, qu’à l’origine, ce classement, créé en 2003 visait des enjeux sino-chinois. Le gouvernement chinois développait une politique universitaire très dynamique et ce classement était un outil de comparaison à usage interne. Ses concepteurs étaient sans doute loin d’imaginer les remous qu’ils provoqueraient en France ! Il faut faire attention avec tous ces classements, ce n’est pas là l’enjeu principal et il faut même les mettre un peu de côté si on veut fabriquer à Saclay quelque chose d’intéressant sur le fond. Maintenant, vous me demandez si Shanghai m’a marqué (la ville, pas le classement) et là, je vous réponds oui. J’ai contribué dans les années 2000-2005 à monter un programme des ENS sur le campus de l’Université normale de Shanghai où je suis depuis professeur associé. J’ai vu en quelques années un campus se construire, des recherches de qualité se développer. Je songeais par contraste aux années et aux efforts consentis pour que l’Ecole parvienne à construire ce bâtiment de recherche de l’Institut d’Alembert qui est un de nos fleurons. Il ne faut pas faire la course au gigantisme pour elle-même, mais il faut se rendre compte que si un pays comme la France veut garder un rôle significatif en matière d’enseignement supérieur et de recherche, il lui faut se doter de grandes universités capables de mobiliser assez rapidement des moyens. C’est dans un tel cadre qu’on peut développer, dans la durée, l’écosystème propre de notre école, mais renouvelé et ayant trouvé dans l’Université Paris-Saclay les moyens de gagner en réactivité.

– Comment ?

En construisant l’Université Paris-Saclay, justement. L’Etat s’y engage par des financements importants. Cela donnera au futur établissement la possibilité de s’engager vite et au bon niveau sur des fronts de recherche novateurs.

– Le campus actuel de l’ENS Cachan ne manque pas d’attrait ; on y accède facilement depuis Paris. Comment convaincre de le quitter ?

Je ne méconnais pas le fait que ce n’est pas simple de quitter un lieu comme celui-ci. Moi-même, j’y viens facilement en RER depuis Paris. Notre campus actuel a d’indéniables qualités. En même temps, il accuse son âge. Il a été conçu pour des effectifs quatre fois moindre qu’aujourd’hui. Nous ne disposons plus de places pour accompagner le développement de nos labos ou en accueillir d’autres. Les équipes de recherche sont parfois éclatées sur plusieurs bâtiments.

Si notre localisation géographique a des avantages, elle a aussi des inconvénients. On est relativement loin de nos partenaires du Plateau sans être non plus dans le centre de Paris. Une fois installés dans le quartier du Moulon, on pourra se rendre à pied à Supélec et à l’Ecole Centrale, on sera à 5 mn en métro ou en vélo de l’Ecole polytechnique, de l’ENSAE ou de Paris-Sud… Cela offrira bien des opportunités !

– En disant cela, songez-vous à la notion de sérendipité ?

Ce n’est pas une notion que j’utilise d’ordinaire. Que des idées puissent émerger de l’échange et des rencontres fortuites, les ENS peuvent en témoigner : elles ont été conçues comme des espaces de discussion et de liberté où, tout en encadrant leurs élèves, elles leur permettent d’exercer leur liberté dans la construction de leur cursus, à l’Ecole comme à l’extérieur.

– Quelles échéances vous êtes-vous fixées ?

Nous avons l’objectif de faire la rentrée en septembre 2018 au Quartier du Moulon. Le concours d’architecture doit être prochainement lancé. Mais tout cela n’est concevable, pour les personnels, pour les étudiants comme pour moi, que si la question des transports est réglée. A cet égard, le discours de l’Etat est encourageant mais j’espère rapidement des engagements plus fermes. Le premier ministre a bien confirmé les financements pour le campus Paris-Saclay et il a dit qu’ils n’ont de sens que s’il y a des transports. Mais j’aimerais qu’un calendrier plus précis soit donné concernant la construction effective de la ligne verte, notamment le tronçon de métro automatique entre Orly et Saclay.

S’il advenait qu’en 2015 (année où les travaux de construction de notre bâtiment doivent être lancés), l’Etat déclare retarder sine die le métro, l’ENS Cachan renoncerait à son déménagement. Je l’ai dit publiquement, y compris devant mon Ministre de tutelle, Madame Fioraso. Je considère que la question des transports est plus vitale pour l’ENS Cachan que pour d’autres établissements. Parce que les élèves qui intègrent notre école, le font pour être en contact avec la recherche et pour se projeter dans différents lieux de formation. En 2018, je veux que nos élèves puissent en 30 mn depuis Saclay assister à un cours au Collège de France, aller travailler dans un laboratoire du centre de Paris, ou aller au cinéma dans le quartier latin.

– Une manière de dire que Paris-Saclay n’est pas une alternative à Paris, mais se pense en rapport avec…

Oui, en effet. Encore une fois, une ENS est un lieu ouvert et connecté à l’extérieur. Ce n’est pas en s’isolant qu’on trouve les choses, mais en circulant, en allant à la rencontre des autres. Pour une ENS, c’est essentiel.

– Vous pourriez donc nouer des partenariats avec des établissements, des laboratoires extérieurs au Plateau…

Non seulement on le peut, mais on le fait et on le souhaite. Nous maintiendrons nos partenariats dans les domaines peu présents ou absents du Plateau. Ce sera probablement le cas en histoire, mais aussi dans d’autres disciplines si c’est nécessaire.

– Qu’en est-il des autres enjeux du projet ?

Concernant la qualité du projet scientifique et pédagogique de Paris-Saclay, les choses vont dans le bon sens. L’Université Paris Saclay prévue par l’Idex doit voir le jour en 2014. Quant au financement, je considère que nous avons obtenu de l’Etat une dotation qui correspond à une programmation ambitieuse pour l’Ecole. Sur les enjeux urbanistiques, les logements, nous avons bien progressé. Il faut construire ce projet avec les collectivités locales, avec et pour les futurs habitants de cette ville campus. Quant à notre positionnement exact dans le campus, nous convergeons progressivement vers une solution. Une chose est sûre : il importe que nous disposions d’une parcelle adaptée à nos besoins. C’est l’objet des négociations que nous poursuivons avec les urbanistes.

– On voit qu’il ne s’agit pas de s’installer, mais de participer au projet dans une logique de co-construction, voire entrepreneuriale…

 Si je n’étais pas persuadé que les acteurs ne subissaient pas simplement leur environnement comme des contraintes, mais les produisaient, je ne me serais pas engagé dans ce projet ! Nous devons construire les espaces de nos opportunités.

 – Le sociologue de l’entrepreneuriat que vous êtes serait-il devenu lui-même un entrepreneur ?

 Je vous laisse libre de votre conclusion !

Crédit du portait de Pierre Paul Zalio : CPU, Stéphane Laniray.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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