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Pour une approche pluridisciplinaire du numérique.

Le 22 novembre 2013

Suite de notre rencontre avec Nozha Boujemaa, directrice du centre de recherche Inria Saclay Île-de-France, qui nous explique comment elle en est venue à associer juristes et chercheurs en sciences sociales aux réflexions autour du numérique et de ses enjeux.

Pour accéder à la première partie de la rencontre, cliquer ici.

– Pouvez-vous préciser quel était l’enjeu de vos travaux de recherches avant de prendre la direction d’Inria Saclay – Île-de-France ?

Ils portaient sur l’indexation et la recherche interactive d’information par le contenu visuel. En principe, on ne peut identifier des visages (ou d’autres objects visuels) sur le web que s’ils ont une annotation textuelle. Or, c’est loin d’être toujours le cas. Le défi était donc de parvenir à identifier des visages (ou des parties d’images), même non annotés. Cela intéressait bien évidemment les chaînes de TV qui souhaitaient, pour les besoins de sujets rétrospectifs, par exemple, pouvoir identifier des personnes figurant dans leurs archives, mais sans la moindre annotation. En travaillant avec les acteurs de l’audiovisuel dont l’Ina, TF1 ou l’AFP, nous avons mis au point une solution consistant à identifier des personnes ou même à retrouver leur trace, par reconnaissance visuelle.

– Cette technologie a-t-elle d’autres domaines d’application ?

Oui. Par exemple, la reconnaissance d’espèces végétales à laquelle nous avons consacré un programme de recherche : Pl@ntNet mobile. Financé par la fondation Agropolis de Montpellier, il a impliqué plusieurs organismes de recherche : le Cirad, l’Inra et l’IRD. Nos chercheurs en informatique se sont ainsi retrouvés à travailler avec des botanistes et des agronomes. Concrètement, ce projet vise à permettre à tout un chacun d’identifier instantanément une plante, au moyen d’une photo prise à partir de son iPhone. Cela peut paraître simple. En réalité, une telle application suppose d’énormes serveurs et capacités de calculs, et de résoudre des problématiques de traitement de données à large échelle. Nous en avons déjà proposé des démonstrations à la presse ou au public, comme lors du Salon de l’Agriculture. Sous son apparence ludique, cette application peut être utile à de nombreuses professions. Prenez le douanier, qui n’est pas nécessairement un botaniste. Grâce à cette application, il peut identifier en temps réel les plantes protégées ou dangereuses. Le programme Pl@ntNet a d’ores et déjà retenu l’intérêt au plan international : Encyclopedia of life, par exemple, s’est dite motivée à l’idée de travailler avec nous.

– Quelles sont les implications de ces recherches dans le domaine de la sécurité ?

C’est un autre domaine de nos recherches. Nous avons travaillé d’ailleurs étroitement avec le Ministère de l’Intérieur, à travers plusieurs projets comme, par exemple, la lutte contre la pédo-pornographie, en association avec la Direction centrale de la police judiciaire (DCPJ). Jusqu’ici, l’examen des disques durs d’ordinateurs de personnes placées en garde-à-vue prenait du temps, avec des résultats incertains. Les agents de la DCPJ n’avaient pas fini d’explorer les contenus que la garde à vue était terminée et, eux, contraints de rendre l’ordinateur. Désormais, ils sont équipés de moteurs de recherche multimédia automatique, qui leur permettent de procéder à des rapprochements rapides et d’identifier des réseaux et filières de diffusion.

– Audiovisuel, biodiversité, sécurité… Vous êtes à l’interface de la recherche fondamentale et appliquée…

Oui, et c’est la marque de fabrique d’Inria. Nos chercheurs se considèrent avant tout comme tels et Inria n’a pas vocation à être une SSII. En revanche, nous avons le souci d’avoir un impact socioéconomique, qu’il soit à court terme ou à long terme. À cet égard, nos travaux sur l’application relative à la biodiversité sont emblématiques de notre démarche. Plusieurs communautés de recherche travaillent désormais sur les bases de données botaniques. Un mouvement à l’origine duquel Inria a été. C’est également nous qui avons lancé le premier benchmark international sur l’identification des plantes dans le cadre d’ImageClef.

– Professionnels de l’audiovisuel, botanistes, Ministère de l’intérieur… vos chercheurs sont de surcroît amenés à rencontrer des professionnels d’horizons très différents…

Nos interlocuteurs sont en effet divers. Pour les recherches sur la reconnaissance visuelle d’images d’archives, nous travaillons avec l’Ina dont les archives constituent un gisement extraordinaire (notre collaboration s’est d’ailleurs traduite par un transfert de connaissance à travers le recrutement de thésards). Nous travaillons également avec l’AFP, des chaînes de télévision, etc. Nous ne nous limitons pas à des partenaires français. Nous avons également répondu aux sollicitations de l’IRT (le centre de recherche audiovisuelle pour les chaînes de télévision germanophones) ou encore de l’agence Belga, l’équivalent belge de l’AFP.

– Comment se déroulent concrètement ces collaborations entre vos chercheurs et ces différents professionnels ?

Très bien. Et comment pourrait-il en être autrement ? En plus de donner du sel à leur travail, cela aide nos chercheurs à se formuler les bonnes questions. À trop se limiter aux recherches en laboratoire et aux échanges avec ses collègues, on prend le risque de se baser sur des hypothèses simplificatrices. Nos chercheurs n’ont certes pas tous vocation à développer des solutions pratiques, mais il est a priori plus stimulant de se confronter aux questions que des professionnels se posent dans leurs domaines respectifs. Il n’y a pas de solutions sur étagère : c’est donc en partant de leurs problématiques concrètes qu’on peut déterminer des axes de recherche nouveaux. Un problème aussi concret soit-il peut cacher un challenge scientifique des plus stimulants, y compris pour des chercheurs plus orientés vers la recherche fondamentale. Les spécialistes d’un domaine donné ont eux aussi intérêt à soumettre leurs problématiques à des théoriciens, car ils ne sont pas toujours au fait de l’état de l’art, en sciences du numérique. Eux aussi peuvent donc apprendre au contact de nos chercheurs. En bref, nous sommes dans une relation gagnant-gagnant, qui suppose d’être dans une vraie écoute mutuelle.

– Que faites-vous pour encourager ces recherches à l’interface de champs professionnels ?

Inria a une politique claire en la matière, définie au plan national et déclinée dans chacun de ses centres de recherches. Nos chercheurs sont évalués à partir d’une grille constituée de plusieurs critères qui vont de l’excellence scientifique à l’impact socio-économique de leurs recherches, en France mais aussi en Europe et dans le reste du monde. Nous veillons à stimuler cette ouverture des chercheurs. D’ailleurs, Inria est un des leaders reconnus en sciences du numérique en Europe. Pour preuve, les bourses européennes très sélectives accordées par l’ERC sur des critères d’excellence, soit le meilleur label de qualité pour la recherche. Inria est l’établissement en France et en Europe qui compte le plus de chercheurs bénéficiaires de l’ERC en sciences du numérique.

– Vous avez parallèlement une politique active en matière de création de start-up…

Oui, Inria a créé près de 125 start-up ces 25 dernières années. Nous faisons bien plus que les encourager. Nous avons mis en place de véritables process, en plus de moyens humains (des ingénieurs en développement). Les opportunités de collaboration avec les entreprises ne se limitent pas à la création de start-up. Avec le dispositif « Inria innovation-Lab », nous encourageons la collaboration entre des scientifiques Inria et une PME. En plus du fond IT-Translation, Inria a monté un partenariat stratégique avec la BPI-France pour aider les PME à financer leurs projets d’innovation. De plus, chaque centre est doté d’un service de transfert et d’innovation, qui mobilise du personnel pour aider le chercheur dans ses démarches pour la création d’une entreprise et lui éviter ainsi de se lancer seul dans le parcours d’obstacles. Bref, le chercheur désireux de valoriser ses recherches à travers une start-up n’est pas abandonné à lui-même.

– Le numérique est l’objet de projets de lois. Quelle est votre contribution à leur élaboration ?

Inria n’aspire qu’à pouvoir éclairer la décision du législateur. Par exemple, au moment de l’élaboration de la loi sur l’économie numérique, le rapporteur a sollicité mon avis sur les technologies de filtrage sur internet. Se posait la question de savoir s’il suffisait de mettre en place un système de contrôle automatique, si les solutions existantes étaient suffisamment fiables. Une question difficile qui mettait en présence une communauté d’acteurs aux intérêts contradictoires : d’une part, les fournisseurs d’accès à internet, d’autre part, les fournisseurs de matériels de filtrage. Ces derniers assurent qu’ils sont fiables, ce que contestent les premiers, qui sont pénalement responsables si des contenus illicites parvenaient à passer. Le rapporteur du projet de loi avait besoin d’un éclairage scientifique, au-dessus de la mêlée. Avec plusieurs spécialistes que j’ai consultés, nous avons convergé sur un avis qui mettait en évidence les zones d’ombre du projet de loi. Avis que j’ai pu exposer en commission à l’Assemblée nationale. Il expliquait ce que les technologies permettaient de faire, tout en mettant en garde contre les failles existantes. De vous à moi, j’avais été sceptique au début. Contactée quelques semaines avant l’examen du projet de loi, j’ai pensé que le législateur voulait juste se donner bonne conscience en sollicitant l’avis d’un scientifique. Au final, nos arguments techniques ont bel et bien été repris, ayant été invitée à la présentation au Sénat. Si je m’attarde sur cette expérience, c’est qu’elle illustre selon moi la contribution possible d’Inria et de son expertise dans l’éclairage de la décision des politiques.

– Vous avez été à l’initiative de la création de l’Institut de la société numérique. À quel besoin a-t-elle répondu ?

Le numérique suscite des espoirs, mais aussi des craintes. On mesure chaque jour un peu plus ses nombreux domaines d’application, des médias à la biodiversité en passant par la sécurité, la santé… Tant et si bien qu’on parle de « société numérique ». Mais que recouvre celle-ci ? Quels risques fait-elle courir aux citoyens ? Ce sont des questions légitimes et auxquelles il faut apporter des éléments de réponse. Inria est déjà en relation étroite avec l’Office parlementaire pour les choix scientifiques et technologiques. Par ailleurs, nous procédons à un travail de médiation scientifique vers les collèges et les lycées, en partenariat, pour ce qui concerne le site de Saclay, avec les Académies de Versailles, Créteil et Paris. Mais il me semblait important d’éclairer aussi les professionnels sur ce que recouvrent le numérique, ses potentialités, les obstacles à sa diffusion. L’an passé, j’ai donc été à l’initiative de la création d’un Institut de la société du numérique dans le cadre de l’Idex Paris-Saclay. Il vise à sensibiliser à la nécessité d’une nouvelle approche : les barrières qu’il nous faut faire tomber pour assurer le déploiement du numérique ne sont pas que technologiques, elles sont aussi économiques et juridiques. D’autres modèles économiques sont à inventer et des contraintes règlementaires à prendre en compte. C’est dire la nécessité d’adopter une vision pluridisciplinaire. Cet Institut mobilise des juristes de l’immatériel, spécialistes du droit de propriété intellectuelle ; des économistes de l’innovation, des spécialistes dans les protocoles de sécurisation de la vie privée, la coévolution homme-machine, le e-learning et les MOOCs… Au-delà des défis technologiques, ces applications soulèvent des questions d’ordre éthique, économique mais aussi juridique. La diffusion du numérique est aussi fonction du degré d’acception sociale, d’appropriation par les individus. Naturellement, ces enjeux ne concernent pas qu’Inria. C’est pourquoi l’Institut est constitué de bien d’autres parties prenantes que nous avons la chance de compter sur le Plateau de Saclay : l’École polytechnique, Télecom-ParisTech, le CEA, l’Université Paris-Sud… Nul doute qu’un tel institut aurait été plus difficile à mettre en place sur un autre territoire. L’écosystème de Paris-Saclay a permis de réunir aussi bien des ingénieurs que des spécialistes des sciences sociales et économiques, à la pointe sur les questions du numérique. Concrètement sur un thème donné, l’Institut orchestre des recherches communes. Avec le recul dont on dispose, on mesure l’intérêt de se confronter à des spécialistes d’autres domaines, y compris en sciences sociales. Cela permet de savoir en amont de la recherche l’intérêt ou pas de poursuivre dans telle ou telle direction, les possibilités ne serait-ce que d’un point de vue réglementaire. Voyez le cloud computing : pour qu’il fonctionne, il faut que les gens aient confiance, un facteur humain et social s’il en est.

– Votre établissement est l’un des centres d’Inria déployé à travers la France. Quel avantage offre l’écosystème saclaysien ?

Inria Saclay en Île-de-France est engagé dans de nombreux partenariats contribuant largement aux rapprochements entre recherches académiques et industrielles autour de partenariats technologiques. Qu’on songe à l’IRT SystemX, à System@tic, sans oublier le LabEx DigiCosme auquel Inria a pleinement pris part. Bref, Inria est pleinement inséré dans cet écosystème que constitue le Plateau de Saclay, contribuant par ailleurs à la constitution d’un des tout premiers pôles de recherche dans les STIC. Rappelons que la communauté STIC est structurée par le RTRA Digiteo, qui a permis un réel rapprochement entre les divers établissements présents sur le Plateau. Nous sommes allés au-delà des séminaires organisés ponctuellement, en nous fixant des priorités et des objectifs communs, comme la constitution du Labex DigiCosme. Résultat : aujourd’hui, tout le monde se connaît, se voit, sait qui travaille sur quoi.

– Comment expliquez-vous cet apparent paradoxe de devoir se rencontrer y compris dans les recherches sur le numérique ?

Nous ne sommes pas encore à l’heure de la téléportation, nous devons encore nous déplacer pour nous rencontrer ! Le numérique n’annihile pas le poids des comportements, des habitudes, en un mot la dimension proprement humaine de la recherche. Et c’est très bien ainsi. Les visio-conférences ont certes fortement diminué les besoins de déplacements. Nous le mesurons quotidiennement dans notre domaine. Mais, même à l’heure du numérique, nous avons besoin de nous rencontrer en chair et en os, autour d’une table. C’est le moyen le plus efficace en cas de conflits ou de difficultés pour faire avancer un projet… La richesse humaine qui existe sur le Plateau est un atout à cultiver. Si on veut en tirer profit, il faut prendre le temps de se rencontrer, pour nouer des relations de confiance ou tout simplement apprendre à travailler ensemble, mieux se comprendre aussi. Vous-mêmes avez éprouvé le souhait de vous rendre jusqu’ici pour m’interviewer dans mon contexte professionnel.

– Sauf que c’est un territoire compliqué, pas toujours simple d’accès…

Le fait est ! Vous mettez le doigt sur une réalité qu’on ne peut escamoter. Il y a un décalage entre, d’une part, l’ambition du projet, l’implication des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, d’autre part, l’infrastructure de transport. Nous le mesurons à travers nos relations internationales. Nos équipes sont invitées partout dans le monde et  accueillent elles-mêmes des collègues étrangers. Les faire venir jusqu’ici, au quartier du Moulon, n’est pas toujours simple. Je ne doute pas que la Fondation de Coopération Scientifique (FCS), l’Etablissement public Paris-Saclay (EPPS) et les collectivités locales aient conscience du problème et s’activent. En attendant que l’offre de transport soit en phase avec la montée en charge des projets scientifiques et académiques, nous sommes prêts à examiner toute solution transitoire, voire prendre des initiatives.

– Par exemple ?

Nous comptons mettre en place un service de navettes de Paris vers Saclay. Cette décision a été prise après un diagnostic des besoins de nos personnels, à travers une géolocalisation de leurs pratiques, réalisée par un prestataire extérieur. Il en est ressorti qu’il y a bien eu une amélioration de l’offre à travers notamment la mise en place, en période scolaire, de bus supplémentaires, mais que cela restait insuffisant. Notre service sera accessible à toutes les personnes qui travaillent dans les équipes mixtes d’Inria. Nous l’avons conçu pour fonctionner pendant un an, renouvelable. Entretemps, une enquête de satisfaction sera réalisée pour apporter les ajustements nécessaires. Notre idée est d’amorcer le mouvement sans exclure d’y associer les établissements qui le souhaiteraient.

– Votre démarche n’illustre-t-elle pas le fait qu’en plus des investissements publics dans les infrastructures de transport, le Plateau de Saclay puisse être un territoire d’innovation, à travers des solutions bottom up comme la vôtre, enrichies de l’apport du numérique ?

En effet. D’ailleurs, d’autres solutions sont envisageables comme, par exemple, le covoiturage. Au moment où vous m’interrogez une équipe de chercheurs est en train de mener une étude dans nos murs, dans le cadre du programme Mobidix, impliquant l’Adis (un laboratoire de Paris-Sud), Orange Lab et Michelin.

Crédits photos : Inria/Kaksonen (photo en Une) ; Inria/J.-M. Ramès (photo grand format) ; Bernard Lachaud (photo petit format).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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