Suite de nos échos à notre voyage au Chili à travers le témoignage de Mikaël Contrastin, responsable du Pôle Maturation de la SATT Paris-Saclay, rencontré dans le cadre du cycle de formation de l’Institut des Hautes Etudes pour la Science et la Technologie (IHEST) consacré, cette année, aux rapports entre l’inconnu et l’incertain.
– Pouvez-vous, pour commencer, rappeler les motifs de votre séjour au Chili ?
J’étais au Chili dans le cadre du cycle de formation de l’IHEST, que je poursuis depuis près d’un an, avec une quarantaine d’autres personnes issues d’univers professionnels et disciplinaires très variés, concernés par les problématiques de recherche et d’innovation. Pour mémoire, l’enjeu de ce cycle de formation, réparti sur 34 jours, est de nous amener à mieux appréhender les rapports entre science et société, à travers une thématique (cette année, « l’inconnu et l’incertain »), dans l’élaboration de décisions stratégiques. Ce voyage était le 3e que nous effectuions – le premier s’est déroulé en France, le 2e dans un pays européen, le Portugal, en l’occurrence. Celui-ci était destiné à nous faire découvrir un écosystème a priori méconnu (de fait, la plupart d’entre nous, nous rendions pour la première fois au Chili) à travers une série de rencontres et de visites avec des responsables et experts aussi bien chiliens que français.
– Quelles ont été vos premières impressions ?
Je ne cacherai pas combien j’ai été impressionné par tout ce que j’ai pu voir et entendre. Nous avons pu découvrir un écosystème qui bien que très différent de ce qu’on connaît, ici en France, nous incite à prendre du recul par rapport au nôtre. Nos interlocuteurs – chercheurs, universitaires, responsables de l’ambassade de France – nous ont permis d’en avoir un aperçu complet. Le thème même du voyage – « Méconnaître » – était particulièrement approprié : nous avons pu mesurer à quel point nous méconnaissions ce pays, lointain il est vrai : 14 h d’avion sont nécessaires pour s’y rendre…
Malgré cet éloignement, force a été de constater que la coopération scientifique entre nos deux pays est relativement forte, que ce soit en astrophysique (l’Observatoire européen austral – ESO), en mathématique (avec le Centre de modélisation mathématique – CMM – de l’Université du Chili, unité mixte avec le CNRS), le numérique (au travers du Centre Inria Chile) ou même en sciences sociales et humaines (en géographie notamment). La plupart de nos interlocuteurs chiliens étaient francophones. Manifestement, pour eux, la coopération avec la France constitue une alternative au modèle anglo-saxon de la recherche.
– Il a été d’ailleurs question de Paris-Saclay…
Oui, Paris-Saclay a été évoqué au moins à deux occasions. D’une part, lors de la présentation du Centre Inria Chile, qui entretient des liens avec son homologue de Saclay. Présentation qui m’a en outre valu le plaisir de revoir Eric Horlait, membre du conseil d’administration de la SATT Paris-Saclay ! D’autre part, lors de notre visite de l’Observatoire du Cerro Paranal (un projet de l’ESO), situé dans le désert d’Atacama, il a été fait état d’échanges avec des astrophysiciens de l’Observatoire des Sciences de l’Univers de l’Université Paris-Sud [membre de l’Université Paris-Saclay].
Cette coopération scientifique a d’autant plus de mérite d’exister que le Chili ne compte toujours pas de ministère de la Recherche (en l’état actuel, celle-ci est sous la tutelle du ministère de l’Education). Michelle Bachelet (présidente du Chili, jusqu’à récemment) a bien tenté d’en créer un, mais le projet a été, a-t-on appris, suspendu suite à l’alternance intervenue après les dernières présidentielles (avec la victoire de Sebastián Piñera, qui a pris ses fonctions en mars de cette année). Cette situation est d’autant plus surprenante que le Chili est membre de l’OCDE (c’est le seul pays d’Amérique Latine à en faire partie, avec le Mexique). Toujours est-il qu’on a pu en mesurer les conséquences : l’absence de grands organismes de recherche fédérateurs et d’orientations stratégiques au plan national ; une tendance à privilégier une recherche peut-être plus appliquée que fondamentale, sinon l’innovation, pour répondre aux exigences de financements privés. Ces derniers sont cependant loin de compenser la faiblesse des financements publics. Les chiffres fournis par l’ambassade de France sont à cet égard éloquents : au Chili, les dépenses en R&D représentent 0,4 du PIB dont 0,3% de publiques. Soit des ratios bien inférieurs à la moyenne de l’OCDE (de l’ordre de 2,2%). Ce qui en dit long sur l’extrême fragilité financière de l’écosystème chilien.
J’ai été d’autant plus agréablement surpris par l’existence de projets ambitieux comme, par exemple, le programme Millenium Science Initiative Project, qui a labellisé et financé des projets d’excellence à l’échelle nationale, incluant des collaborations internationales. En plus de bénéficier de financements publics, ceux-ci s’inscrivent dans une échelle de temps relativement longue (l’Etat s’engage à garantir des subventions à un horizon de dix ans, ce qui assure de la visibilité aux laboratoires, qui y participent).
– Avez-vous eu d’autres sujets d’étonnement ?
Oui, au moins deux autres. Le premier concerne la géographie de ce pays : une « géographie folle » comme l’a bien résumé le géographe Enrique Aliste (professeur à l’Université du Chili), en référence à la fréquence des séismes, à l’étalement du territoire sur plus de 4 000 km et à ses extrêmes, avec, au nord, un désert, au sud, le début du cercle polaire. Sans compter un cloisonnement qui apparente le pays à une île – le Chili est séparé de ses voisins immédiats par une chaîne montagneuse – la fameuse cordillère des Andes – et l’Océan pacifique. Le second sujet d’étonnement concerne le contexte socio-politique : au Chili, on peut mesurer les effets de près de quarante ans de politique ultralibérale, sans réelle autorité de régulation assumée par l’Etat. Le pays a beau être riche en ressources naturelles et être stable au plan politique, après des années de dictature, il se caractérise par de fortes inégalités sociales et économiques, exacerbées par l’absence du moindre Etat providence. Les disparités de richesse y sont cinq fois plus grandes qu’aux Etats-Unis. L’économie est tenue par une vingtaine de grandes familles. C’est à peine si l’Etat remplit ses fonctions régaliennes, hormis le pouvoir militaire.
– Et du point de vue de l’innovation, que retenez-vous de ce séjour ?
J’ai été frappé par ce qui nous a été donné à entendre à la Pontificia Universidad Catolica de Chilie. Cette université s’est dotée d’un centre de soutien à l’innovation, avec des dispositifs d’accompagnement des porteurs de projets – étudiants comme chercheurs -, qui n’ont rien à envier à ce qu’on observe à Paris-Saclay. Du pré-amorçage de projets d’étudiants, jusqu’à la création d’entreprises innovantes et leur développement à l’international, en passant par la valorisation de la recherche et la promotion de l’entrepreneuriat étudiant, les dispositifs mis en place couvrent l’ensemble des besoins en matière d’innovation. Et d’après les chiffres qui nous ont été fournis, notamment sur le nombre de start-up, ça marche.
– Y avez-vous trouvé jusqu’à l’équivalent de la SATT Paris-Saclay ?
A défaut d’une structure équivalente, cette université et son centre d’innovation savent mobiliser des outils de financement comparables. Je pense à Brain Chile, Incuba UC et Ruta5, qui interviennent aux différents stades de maturité, en totalisant environ 500 000 euros par an. Ce qui n’est pas négligeable. La seule différence que je perçois avec le fonctionnement d’une SATT comme la nôtre, tient à l’absence de logique d’investissement. Les outils que je viens d’évoquer concourent au financement de la création de start-up et à leur montée en maturité technologique au travers de subventions. Si nous pouvions donc leur apporter modestement quelque chose, ce serait notre expertise en matière d’investissement au travers notamment d’une gestion de la propriété industrielle.
– Cette université vous paraît-elle emblématique de la situation de l’innovation au Chili ?
Non, et c’est tout le problème. Force est de constater que les campus universitaires chiliens, en tout cas les deux autres que nous avons visités (ceux de l’Université du Chili et de l’université catholique du Nord, à Santiago), sont loin d’être aussi matures au plan de l’innovation et de son accompagnement.
Cela étant dit, j’ai été surpris, et de nouveau agréablement, par la récurrence avec laquelle est revenue l’idée d’une innovation sociétale, que ce soit du côté de la recherche technologique ou de celui de la recherche en sciences sociales et humaines. Nos interlocuteurs manifestaient systématiquement une attention à l’impact de leurs travaux sur la société et l’environnement, quand ils ne cherchent pas à traiter d’enjeux sociétaux – je pense aux travaux sur les migrants ou aux initiatives soutenues par l’entreprise de transport de minerais de cuivre, qui nous a accueillis, dans la mise en place de structures de relation avec les « communautés » voisines de ses lignes de chemin de fer.
– A vous entendre, on pourrait parler d’ « innovation sociale », comme on parle d’entrepreneuriat social pour désigner des initiatives qui visent à répondre à des besoins d’intérêt général, auxquels ni l’Etat ni le marché ne répondent…
Je suis d’accord avec cette conclusion. S’il y a une innovation proprement technologique au Chili, il y en a bien une autre, qui vise effectivement à pallier les insuffisances de l’Etat. Une innovation sociale, donc, qui se préoccupe de l’impact qu’elle peut avoir dans la société ou à corriger les effets de plusieurs décennies d’ultra-libéralisme. Et sans doute est-ce une particularité du Chili, qui tient à son histoire. Preuve s’il en est besoin au passage que l’on ne peut comprendre des dynamiques d’innovation, sans se préoccuper du contexte socio-politique dans lequel elles se déploient.
Pour accéder au précédent entretien relatif au Chili (avec Gilles Delalex, l’architecte du Lieu de Vie), cliquer ici.
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