Suite et fin de nos échos au colloque du CIST à travers, cette fois, le témoignage du géographe et romancier Michel Bussi à l’initiative d’une table ronde sur la manière dont les écrivains se saisissent des problématiques de construction des territoires.
– Vous avez été à l’initiative d’une table ronde sur le thème « La construction des territoires est-elle un objet de fiction littéraire ? » Pouvez-vous, pour commencer, en rappeler l’enjeu ?
Cette table ronde se proposait d’examiner la manière dont des romanciers se saisissent de sujets techniques, n’intéressant a priori qu’un cercle restreint de spécialistes et de professionnels, comme l’aménagement du territoire, l’urbanisme, la construction d’un équipement,… De là l’invitation qui avait été faite à Aurélien Bellanger, auteur de romans qui affichent dans leur titre même la volonté de se saisir de ce genre de sujets – L’Aménagement du territoire (2014), Le Grand Paris (2016) – et à Maylis de Kerengal, auteur de Naissance d’un pont (2010), un roman qui met en scène des personnages de fiction, tout en se révélant très précis dans sa description des différentes étapes de construction d’un tel édifice (un pont, donc) comme de ses enjeux sociaux et politiques.
– Vous-même consacrez de longs passages de Sang Famille [roman à réapparaître en mai prochain] à un Plan d’Occupation des Sols…
Oui, en effet. Etant géographe, je pensais faire le chemin inverse de celui d’Aurélien Bellanger et de Maylis de Kerengal, en délaissant les enjeux les plus techniques de la géographie pour ne privilégier que des descriptions des lieux où se déroulent les intrigues de mes romans. Mais on ne se refait pas. Et puis, dans ce roman-ci, la référence au POS est tout sauf gratuite. C’est une pièce maîtresse dans la résolution de l’énigme…
– Permettez-nous de saisir l’occasion de cet entretien pour solliciter encore le géographe que vous êtes et connaître votre point de vue sur un projet comme celui de Paris-Saclay…
Autant vous le dire : si c’est un projet dont j’ai bien évidemment entendu parler et dont je connais l’ambition (être le pôle technologique du Grand Paris), je ne l’ai pas pour autant suffisamment investigué pour dire quoi que se soit de pertinent à son sujet. A ce jour, je m’y suis même d’ailleurs pas encore rendu ! Si l’Université de Rouen, où je suis enseignant-chercheur, a des liens avec des universités parisiennes, elle n’en a pas encore avec celle de Paris-Saclay. L’équipe de recherche que j’ai dirigée (l’UMR CNRS IDEES) est répartie entre des sites normands – outre Rouen, Caen et Le Havre. C’est donc le point de vue d’un « provincial » que je livrerais. Un point de vue qui incline tout à la fois à être impressionné par l’ambition affichée au travers de ce projet de cluster, mais aussi attentif à ce que les moyens qui y sont consacrés ne le soient pas au détriment d’autres pôles universitaires. Certes, on voit bien l’intérêt d’avoir dans le cadre du Grand Paris, un pôle technologique d’excellence mondiale, qui fasse davantage travailler ensemble établissements d’enseignement supérieur et de recherche, de façon à gagner en visibilité au plan international. Pour autant, et c’est le géographe intéressé par les enjeux d’aménagement du territoire, qui s’exprime, il faut veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment des autres campus universitaires au risque, sinon, de rompre l’équilibre du territoire à laquelle les activités de recherche contribuent.
– La concentration des moyens ne permet-elle pas de gagner en efficacité ?
C’est l’argument qui est mis en avant et il n’est pas totalement infondé. Cela étant dit, l’avenir de la recherche ne passe pas nécessairement par cette seule voie. On le constate déjà aujourd’hui : la recherche se fait aussi en réseau, au travers d’échanges entre des équipes de chercheurs collaborant à distance tout en ayant des opportunités de se rencontrer. La faiblesse des effectifs de chaque équipe est ainsi compensée par l’effet réseau. On gagnerait d’ailleurs à promouvoir davantage la dématérialisation des activités de recherche, à renforcer les capacités de collaboration à distance, plutôt que de concentrer les moyens techniques et humains. En matière de recherche, Big n’est pas toujours aussi Beautiful qu’on le pense, du moins dans le domaine des sciences humaines et sociales.
Pour avoir longtemps siégé au CNRS, je constate que la grande force de la géographie et des sciences du territoire en général, c’est d’avoir joint la théorie aux actes, en s’organisant en réseau, selon une logique multi-site. L’ensemble de l’Hexagone est ainsi couvert de laboratoires, ceux-ci contribuant aussi, j’y reviens, à un aménagement équilibré du territoire, et sans que cela empêche de parvenir à un niveau d’excellence. A contrario, la concentration des ressources humaines peut être source de gaspillage, par une formalisation accrue des modalités de collaboration entre les équipes de recherche.
Mais sans doute que cela tient à une particularité des sciences du territoire et de manière plus générale aux SHS, comparées aux sciences dites exactes, dont la recherche exige une concentration des équipements et de chercheurs et, donc, la constitution de pôles comme celui de Paris-Saclay, qui, de fait, a davantage vocation à promouvoir une recherche technologique.
Toujours est-il qu’il convient de ne pas opposer l’organisation en réseau et celle en pôles, mais de trouver un juste équilibre, en gardant à l’esprit, encore une fois, que la problématique diffère selon les domaines scientifiques dont on parle.
– Justement, des témoignages recueillis par Média Paris-Saclay, ressort clairement l’idée que la force d’un pôle comme Paris-Saclay réside dans sa capacité d’ouverture sur d’autres écosystèmes et pôles, en France comme à l’international…
De fait, un écosystème a tout intérêt à se constituer en tête de réseau – on y revient – que comme un pôle qui ne cultiverait les synergies qu’entre ses membres. L’enjeu est plus de faciliter les échanges en interne et en externe que d’être dans un entre-soi, et d’irriguer ainsi l’ensemble du système de recherche, à la manière d’un hub et non de machines à aspirer les moyens financiers et humains au détriment d’autres pôles de recherche.
– Venons-en au romancier que vous êtes. Chacun de vos romans se déroule dans des territoires différents et variés, réels ou imaginés (cf Sang Famille, déjà cité et qui se déroule dans une île au large de Granville, sortie tout droit de votre imagination). Dans quelle mesure Paris-Saclay pourrait-il être le cadre d’une intrigue policière ?
Il existe déjà un genre de roman dont la particularité est de se dérouler dans le milieu universitaire et de mettre en scène des professeurs et chercheurs. Ce que les Anglais appellent le Campus Novel. Un genre en soi dont David Lodge est un des meilleurs représentants, mais qui, autant le dire, véhicule une vision anglo-saxonne sinon caricaturale du monde scientifique : les personnages occupent des positions prestigieuses, sans paraître le moins du monde confrontés à des soucis matériels et pesanteurs administratives, ni rencontrer aucune difficulté pour financer leurs travaux de recherche. Bref, on a l’impression d’avoir affaire à des êtres un peu hors-sol.
A ma connaissance, aucun romancier français ne s’est risqué à faire du monde universitaire le cadre de son récit, de surcroît dans un souci de réalisme. Quand ce monde-là est évoqué, la Sorbonne sert quasi systématiquement de référence ; les étudiants, quand il y en a, sont tout concentrés à faire sagement leur thèse. Bref, une vision, qui est loin de refléter la réalité de la vie universitaire ou de la recherche au quotidien. Probablement parce que c’est un univers méconnu des écrivains ou que ceux-ci ne s’autorisent pas à investir vraiment (nombre d’écrivains ont pourtant fait des études universitaires !). Si donc je choisissais un campus – Paris-Saclay ou un autre – je m’emploierais à dépeindre mes personnages en les saisissant dans leur quotidien et leur environnement, de manière aussi réaliste que possible.
Qui dit chercheur, pense a priori à quelqu’un ayant une vie rêve, puisque entièrement dédiée à la connaissance et au savoir. C’est bien évidemment loin d’être le cas : la vie de chercheur est aussi soumise à toutes sortes de contraintes, administratives ou autres. Si, donc, je m’aventurais à écrire un roman sur un campus, je jouerais avec ce décalage entre la vision fantasmée de la vie de chercheur et sa réalité au quotidien. Cependant, j’ai encore des réticences à faire de cet univers le cadre d’un de mes romans.
– Pourquoi ?
Peut-être parce que j’en fais moi-même partie et que je ne me considère donc pas le mieux placé pour en rendre compte avec suffisamment de recul. Faut-il bien connaître l’univers dont on parle ou, au contraire, en être suffisamment extérieur et en rendre compte de manière réaliste à partir d’un patient travail de documentation ? La question se pose. Personnellement, je doute que le fait de bien le connaître de l’intérieur permette de laisser libre cours à son imagination et, donc, au final d’en proposer une vision suffisamment romanesque.
– Sachant que Paris-Saclay est aussi un écosystème d’innovation avec ses startuppers, ses entrepreneurs innovants, des spécialistes du numérique, etc.
C’est vrai. Si, donc, j’avais à en faire le cadre d’un roman, je m’emploierais à déconstruire le mythe, celui d’un pôle d’excellence mondiale, en en donnant à voir une autre réalité : les rapports de pouvoir, les ambitions individuelles, etc. C’est ce que j’aime faire dans la plupart de mes romans : jouer sur le décalage entre la vision fantasmée d’un lieu, d’un territoire, d’un milieu, et sa réalité, forcément plus prosaïque.
A lire aussi les entretiens avec Aurélien Bellanger (pour y accéder, cliquer ici) et André Torre, économiste, membre du bureau de la MSH de Paris-Saclay, ayant participé à une autre table ronde sur les représentations des territoires dans les sciences humaines (cliquer ici).
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