Suite de notre exploration du BIM, trois lettres qui se sont imposés dans le domaine de la conception et de la construction pour désigner une démarche collaborative à travers une maquette numérique avec, cette fois, Daniel Hurtubise, de l’agence Renzo Piano Building Workshop, qui l’a notamment mise en œuvre pour la construction du futur bâtiment de l’ENS Cachan, sur le Plateau de Saclay. Réponses à imaginer avec l’accent québécois…
Pour accéder au précédent article sur le BIM de l’ENS Cachan (entretien avec Ghislain Bruggheman, cliquer ici).
– Si vous deviez commencer par définir votre fonction…
Je suis VDC (Virtual Design Construction) manager, ce qui recouvre un peu plus que le BIM. Je précise que je suis arrivé à l’agence Renzo Piano Building Workshop en décembre 2006. On n’en était qu’au début de ce qui allait s’appeler BIM.
– Si vous deviez caractériser ce dernier et son apport ?
Oh là là… On en propose tant de définitions, de surcroît si confuses, que je peinerai à en donner une. En même temps, quand on y réfléchit bien, c’est assez simple à définir. Le BIM consiste à introduire une démarche collaborative dans la manière de concevoir, de construire, mais aussi de gérer un bâtiment, grâce à des maquettes numériques, enrichies de données relatives aux matériaux, aux pièces, etc. C’est la dimension collaborative qui constitue la vraie innovation. Le modèle 3D, les architectes le pratiquent depuis déjà longtemps, mais jusqu’alors, elle ne comportait pas d’information sur les éléments qui entraient dans la composition de la structure du bâtiment.
Le BIM, ce n’est donc rien d’autre qu’une nouvelle manière de faire les choses. Je ne vois pas pourquoi on en fait tant d’histoire. Manifestement, en France, on a toujours besoin de mettre les choses dans des cases. Pour ne rien arranger, on commence déjà par distinguer plusieurs niveaux de BIM, le niveau 1, le niveau 2 et le niveau 3. J’avoue ne pas comprendre à quel besoin cela répond, si ce n’est contractuel, peut-être. Toujours est-il que cela ne fait que traduire un manque de familiarité.
Cela étant dit, le déroulé officiel de l’acronyme – Building Information Modeling – n’est pas pertinent. Car, de la modélisation, nous en avons toujours fait aussi. Le véritable enjeu réside dans le management des informations et des diverses équipes impliquées dans le projet. On devrait donc parler de Building Information Management. Ce qui ne change rien à l’acronyme, au demeurant.
– Dans quelle mesure le BIM remet-il en cause les habitudes de travail ?
Les habitudes mais aussi l’organisation du travail. En France, le système est très cloisonné : l’architecte s’adresse au chargé de projet qui, lui, s’adresse à l’ingénieur qui, lui-même, s’adresse au projeteur, etc. Bref, un système qui relève beaucoup du téléphone arabe ! Tout le contraire d’un environnement collaboratif.
Chez Renzo Piano Building Workshop, on essaie désormais, de mettre en relation directe tous ceux qui interviennent sur la maquette numérique. Quand un souci se présente, on prend son téléphone ou on adresse un email au projeteur, en mettant les autres personnes concernées en copie. La relation est directe. Dès lors que vous participez à la maquette numérique, on part du principe que vous en connaissez le mode d’emploi. Ce n’est pas forcément le cas de ceux qui interviennent au niveau supérieur, les gestionnaires de projet. Ils ne maîtrisent pas forcément l’outil d’analyse structurelle. Dans le cas de l’ENS Cachan, nous avons commencé en passant trois jours avec les architectes de chez nous et les projeteurs de façon à instaurer de vraies relations humaines – ce qui importe plus que l’apport technologique. On n’insistera jamais assez sur ce point.
– Ce travail collaboratif, direct, n’est-ce pas une manière de court-circuiter les hiérarchies ?
Je ne pense pas que court-circuiter soit le bon terme. Au contraire, il s’agit de fluidifier la prise de décision. Le plus souvent, d’ailleurs, il ne s’agit pas tant d’en prendre que de régler des problèmes techniques, de réparer des oublis. Des choses qui ne justifient pas de mobiliser le chargé de projet, ni l’ingénieur. La charge de travail est suffisamment énorme pour tout le monde pour ne pas en rajouter ! Si, maintenant, il s’agit d’un problème qui porte sur la structure du bâtiment, on compte sur le professionnalisme du projeteur pour remonter l’information.
– Vous semblez relativiser la portée du BIM…
Non, le BIM constitue un vrai apport. Je dis juste qu’il ne faut pas se focaliser sur la modélisation. Le BIM est d’abord, selon moi, un outil de management, pour faciliter la coordination entre les équipes. Aux Etats-Unis, on en est déjà à l’Integrated Project Delivery (IPD), ce qui me paraît être plus intéressant encore. Le principe : dès le début du projet, le client, le contractant général, l’architecte, les ingénieurs et l’équipe de design signent un contrat qui les engage mutuellement tout en garantissant une répartition au prorata du solde du budget. Résultat : tout le monde se sent concerné et responsable. A mon sens, c’est la meilleure façon de concevoir un bâtiment du point de vue de sa conception, du moins. L’ingénieur MEP [Mechanical, electrical and plumbing], en charge de la structure et de l’ingénierie des fluides d’un bâtiment, doit changer la taille de ses tuyaux avec un risque de surcoût ? Qu’à cela ne tienne, on révisera la structure pour pouvoir les faire passer au moindre coût. Dans un design traditionnel, il y aurait peu de chance que l’ingénieur structure accepte, car cela lui coûterait plus cher. Au contraire de l’IPD qui revient à mettre les gains dans le pot commun. Tout le monde a donc intérêt à faire gagner du temps et de l’argent aux autres.
En France, tant qu’on n’amendera pas la loi sur les relations maîtrise d’œuvre/maitrise d’ouvrage, on ne pourra le faire. Dans le cadre de l’IPD, la maîtrise d’œuvre se confond avec la maîtrise d’ouvrage.
– Mais les éventuels blocages à l’introduction d’une telle approche ne tiennent-ils pas aussi à une moindre habitude à travailler dans une logique collaborative voire, peut-être, au primat accordé au droit d’auteur ?
Je ne pense pas. Dans le cadre de l’IPD, chacun reste responsable. Un poteau, pour ne prendre que cet exemple, reste de la responsabilité de l’ingénieur structure. Si différence il y a, elle réside dans le fait de réfléchir ensemble aux problématiques qui se présentent et à trouver également ensemble une solution. Autre différence, on fait du business en groupe plutôt que chacun de son côté, selon son propre modèle économique. Car, ne nous leurrons pas, chaque partie prenante s’engage dans l’idée de faire du business ! On ne travaille pas pour les beaux yeux de la Reine, pas plus en France (où de toute façon, il n’y en a plus) qu’ailleurs. Dès lors que les gains sont répartis équitablement, toutes les parties prenantes ont intérêt à trouver des solutions aussi efficacement et rapidement que possible sachant que chacune y trouvera son compte. Chacun est sous le même contrat, participe de la même entité. L’intérêt du collectif l’emporte sur les intérêts personnels. On y retrouve l’esprit BIM, mais à un niveau bien supérieur. Il en résulte une ambiance de travail plus agréable, un vrai esprit d’équipe.
– Dans quelle mesure cela peut-il amener à revoir la formation même des architectes et autres professionnels de la construction ?
A partir du moment où on encourage ce type de démarche, nul doute que cela transformera les manières d’enseigner. Personnellement, je trouve aberrant qu’en France ou ailleurs, les écoles d’architecture forment de moins en moins les architectes au dessin, au prétexte que l’on dispose de logiciels. C’est une erreur de croire qu’ils n’en feront plus dans leur pratique. Le propre de l’architecte est justement de dessiner. Personne ne sort d’une école d’architecture en ne faisant plus que du design, du concept. Quand bien même créerait-il sa propre agence, un architecte sera amené à dessiner. Peu importe qu’il soit amené à le faire en 2D plutôt qu’en 3D. Faut-il donc le former à ArchiCAD ? A Revit ? Ce n’est pas, selon moi, la question. Il y a de nombreux architectes qui n’ont pas encore travaillé sur Revit [le principal logiciel BIM]. Ce n’est pas grave. Après tout, Revit, ce n’est ni plus ni moins qu’un outil. Une agence disposera toujours assez d’expérience pour les former. Je parle en tout cas de la nôtre, qui ne les engagera donc pas sur ce critère – savoir utiliser Revit – mais d’abord sur leurs compétences en architecture et leur aptitude à intégrer une équipe.
Chez Renzo Piano Building Workshop, et c’est un luxe non négligeable, nous passons du temps à former nos partenaires, en leur faisant profiter de notre expérience. C’est aussi dans notre intérêt. Je ne peux concevoir de faire du BIM dans mon coin. Nous sommes tous sur le même bateau.
Cela étant dit, si les jeunes architectes qui sortaient des écoles savaient utiliser Revit, ce serait déjà un plus. Je n’aurais plus à les former !
– On connaissait l’intérêt de l’agence Renzo Piano Building Workshop pour la dimension artisanale du métier d’architecte, sa capacité d’inventer de nouveaux matériaux. On prend la mesure de l’avance acquise dans l’usage des nouvelles technologies…
C’est vrai, l’agence a toujours eu cette réputation de privilégier une approche artisanale, mais aussi innovante de l’architecture. L’atelier maquette dont on dispose ici, à l’agence parisienne, en témoigne. C’est cette même agence qui réalise des maquettes numériques. La politique a été d’investir dans les meilleurs outils, mais aussi de les développer en interne (nous avons, en particulier, enrichi Revit). Elle a recruté quelqu’un à temps plein – moi, en l’occurrence – voici près de dix ans – à qui elle a laissé faire toutes les erreurs qui font un bon apprentissage ! (rire). Au moins, maintenant, je sais ce qu’il ne faut pas faire !
Cela étant dit, l’agence partait de loin. Peu d’investissements avaient été faits dans de telles technologies, avant mon arrivée. Il m’a fallu convaincre de leur intérêt à commencer par celui de permettre aux architectes de se consacrer au fond. Si quelques milliers d’euros leur permettent de gagner quelques minutes, autant les dépenser. Cette philosophie est désormais admise. Déjà, avec Revit, on fait moins de dessin et plus de conception.
Autant le reconnaître, il a fallu un long cheminement pour que les architectes intègrent ce processus. Pour eux, la question a longtemps été de savoir si le dessin était beau ou pas. Désormais, la discussion avec Bernard Plattner [chargé du projet ENS Cachan] porte sur le fond : sur la manière dont le travail peut être automatisé et avec quelle information. C’est important, car, malheureusement, on dispose moins de temps qu’autrefois. Quand je pense que lui et Renzo Piano ont conçu Beaubourg avec un crayon, du papier et du jus de coude ! Je ne dirais pas pour autant que c’est une autre époque : il se trouve que ce bâtiment a été livré tout près de l’année de ma naissance, en 1973…
– Venons-en à l’ENS Cachan : cela a-t-il été facile d’imposer le principe du BIM ?
Oui, le maître d’ouvrage, qui n’est autre que l’école elle-même, a accepté d’investir dans ce process. Ce que font peu de clients publics. Il est vrai que l’école y était prédisposée : elle est au croisement de l’enseignement technique et de la recherche en sciences sociales, soit les deux faces du BIM, un enjeu à la fois technologique et humain.
Le BIM s’est déjà révélé précieux pour susciter l’adhésion du personnel au projet. Au tout début, enseignants et élèves avaient manifestement du mal, et pour cause, à s’en faire une idée précise. La présentation de la maquette numérique a permis de dissiper les interrogations. Les retours ont été fantastiques. Les commentaires sur le jardin, en particulier, ce n’était que du bonheur ! Le président de l’école, Pierre-Paul Zalio, est lui-même très impliqué. On forme une bonne équipe avec lui, sa directrice de projet Hélène Gobert et Ghislain Bruggheman, de l’EPPS. Tous les trois ont parfaitement compris que le BIM était en adéquation avec l’esprit de l’école.
– L’ENS Cachan n’est pas votre premier projet conçu selon les principes du BIM…
Non, l’agence a désormais une longue expérience en la matière. Comme indiqué, elle m’a recruté en 2006, justement pour développer les outils numériques, en réponse aux exigences croissantes des concours d’architecture. Le premier projet à avoir bénéficié du BIM est l’université Columbia, en janvier 2007. C’est dire si c’est relativement ancien. Depuis, deux/trois autres projets en ont bénéficié et notre palette d’outils s’est élargie. Seulement, souvent, les partenaires qui se greffent sur nos projets – spécialement en France – n’en sont qu’à leur premier projet en BIM. Pour l’ENS Cachan, nous avons commencé à concevoir la structure du bâtiment avec Architectes Ingénieurs et Associés (AIA). Ce partenaire a eu le mérite de s’y mettre. Il a fait sa propre maquette numérique. Nous avions les éléments de structure dans la nôtre. Nous nous sommes d’abord coordonnés avant finalement de les leur confier. AIA est donc responsable des éléments qu’elle dessine. Notre coordination se fait de façon journalière. Je crois que l’instauration de cette démarche collaborative est la véritable réussite de ce projet, bien plus que le BIM en lui-même.
– Au final, où se situe l’intérêt du BIM en termes de gain de temps et d’économies ? N’y a-t-il pas le risque de démultiplier les ajustements en prétexte que le collaboratif permet un ajustement en temps réel ?
Il est clair qu’en ce qui concerne l’agence, on ne s’est jamais privé de faire des changements. Avec des outils différents, on devait cependant se poser la question si on aurait le temps de terminer au prochain rendu. Aujourd’hui, on se pose encore la question. En dehors des incidences en interne, il y a ce que les changements apportés dans une maquette impactent sur celles des autres, à commencer par la maquette structure. De là l’importance de réunions régulières.
Le BIM instaure un niveau de collaboration qu’on n’avait pas avec AutoCAD. Tant qu’on travaillait avec ce logiciel, il était rare qu’on envoie des dessins en précisant en détail ce qu’on avait changé. On se bornait à l’expliciter en quelques lignes. Désormais, on a besoin d’être plus précis : il faut expliquer ce qu’on a modifié et à quel endroit.
– Quel regard portez-vous sur le contexte de Paris-Saclay ?
En posant cette question, on ne quitte pas notre sujet. Car on peut se demander si la méthode BIM ne serait pas envisageable à cette échelle ! Ne devrait-on pas, en effet, avoir une maquette numérique de tout Paris-Saclay ? La question se pose. D’autres acteurs de ce territoire ont réalisé des maquettes numériques (l’Ecole Centrale, par exemple). N’y aurait-il donc pas intérêt à les rassembler toutes pour permettre une visite virtuelle du campus et de ses différents établissements d’enseignement et de recherche ? A voir les réactions que cela suscite pour un bâtiment comme l’ENS, on imagine l’intérêt pour le campus pris dans son ensemble et donc pour l’école elle-même. Il est clair qu’elle sera d’autant plus attractive que son environnement l’est aussi, que sa gestion est élargie aux équipements et salles disponibles dans les autres établissements d’enseignement supérieur.
Seulement, a-t-on assez d’information sur tous les autres projets du campus de Paris-Saclay ? Rien n’est moins sûr. Ce que je sais, c’est que pour l’ENS, il y en aurait plutôt trop !
– Quel est l’intérêt du BIM au plan de la gestion de ces bâtiments ?
Le principe des espaces mutualisés est acquis. Plusieurs vont être créés sur le campus de Paris-Saclay. Avec le temps, cette logique de mutualisation ira croissant. Autant donc anticiper la gestion des salles, des amphithéâtres ou d’autres équipements. Ne serait-ce pas intéressant pour Paris-Saclay de prendre alors en charge la gestion de ces espaces mutualisés, de leur mise à disposition à leur entretien ? Techniquement, c’est possible. Mais cela ne se décrète pas. Encore faut-il que les acteurs en aient envie. Reste donc à réunir les établissements concernés autour d’une table.
– Vous voulez faire la révolution sur le Plateau ?
Mais, non, c’est quelque chose que, nous autres Canadiens, pratiquons depuis des années. J’ai moi-même une certaine expérience de la gestion mutualisée de patrimoine. Dans le cas de l’ENS Cachan, j’ai sollicité très tôt l’ensemble des parties concernées (des directions ou services en charge de l’informatique, de l’immobilier, de l’entretien…). Quelle ne fut pas ma surprise de constater leur étonnement à être impliqués si tôt dans la conception du projet ! Mais comment pourrait-il en être autrement ? Nous avons proposé de regrouper les bases de données. Au cas où le principe en serait accepté, il faudrait ensuite au moins un an de boulot pour harmoniser les bases existantes, avant même l’ouverture de la nouvelle école.
Voilà pour les opportunités à l’échelle de l’ENS Cachan. Que dire de celles à l’échelle du Campus ! Car, quel intérêt y aurait-il à déménager cette école si ce n’est pour profiter des interactions avec les autres écoles existantes ou appelées à rejoindre le Plateau de Saclay ?
Que cela nous plaise ou pas, les Américains donnent l’exemple : leurs campus sont conçus pour favoriser les synergies entre chaque composante, jusque et y compris dans la gestion du patrimoine. Ils ont une capacité d’organisation dont on est encore loin en France. Prenez le MIT, que je connais bien. C’est hallucinant. Il s’apparente à une vraie ville où les ressources sont exploitées dans l’intérêt de tous.
– Des formations commencent à voir le jour en matière de BIM. Qu’en pensez-vous ?
En France, des écoles commencent effectivement à proposer des Masters en BIM. Beaucoup de ceux qui y interviennent n’ont encore bien souvent qu’une très mince expérience. Aux Etats-Unis, il y a de vrais projets d’intégration des écoles d’architecture et des écoles ingénieurs, qui prennent en compte l’aspect humain des changements induits par le BIM. De fait, ce dernier, c’est, encore une fois, bien plus qu’un changement technologique. C’est un changement dans la manière de mener les projets, dans une logique plus collaborative, plus transversale.
– Un mot sur les BIM d’Or. Si vous deviez le recevoir…
J’en serais heureux, car cela aurait au moins le mérite de récompenser les équipes qui se sont mobilisées.
En illustration de cet article, la maquette numérique du projet de l’ENS Cachan.
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