Rencontre avec Margot Nguyen Béraud, collectif En Chair et En Os
Chaque année, on attend avec impatience la prochaine édition Vo-Vf avec quand même une petite appréhension, celle, forcément, d’être un peu déçu. Et pour cause, on a gardé un si bon souvenir de la précédente qu’on se dit que ce ne pourra être mieux. Et bien non, à chaque fois, la magie opère, qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve. C’est qu’en allant à la rencontre des traducteurs auxquels cette manifestation est dédiée, on ne se retrouve pas entre spécialistes qui ne parleraient qu’à des spécialistes de questions pointues, en marge du monde de la littérature… Non, traducteur ou pas, on se retrouve au milieu d’amoureux de la langue, des langues devrait-on dire, avec des intervenants d’une humilité incroyable à force sans doute d’œuvrer dans l’ombre au service d’auteurs sur lesquels se concentrent les projecteurs. Mais toujours généreux quand il s’agit de lever le voile sur leur métier, ces heures passées à se gratter la tête en quête du mot juste.
Voici un premier écho de cette édition avec le témoignage de Margot Nguyen Béraud, traductrice, intervenue au cours d’une table ronde sur le collectif En Chair et En Os, créé en 2023 en vue d’attirer l’attention sur les problèmes posés par l’irruption de l’IA et de la traduction automatisée… Un entretien auquel nous avons convié le traducteur Laurent Barucq, que nous venions d’interviewer quelques minutes plus tôt.
- Vous avez commencé la présentation de votre collectif En Chair et En Os, par ces mots « l’IA, ça n’existe pas ». Que voulez-vous entendre par là ?
Margot Nguyen Béraud : Par là, nous voulons dire que l’IA relève de mythes et de fantasmes, qu’il nous semble important de déconstruire. Nous nous y employons en tant que traducteurs et traductrices directement concernés, mais avec la conviction que notre démarche concerne bien d’autres pans de la société. Car cette technologie tend à infiltrer tous les secteurs d’activités et de la vie privée. Tout un chacun y est confronté d’une façon ou d’une autre, se retrouve à y recourir sans toujours le savoir. Si on peut se faire sa propre opinion, en réalité les débats se polarisent sur le mode « pour ou contre l’IA ». On se rassure naïvement en considérant qu’après tout chacun peut l’utiliser comme il l’entend, qu’il y a toujours la possibilité d’en faire un outil utile. La création d’un collectif indépendant comme le nôtre, avec le soutien des associations de traducteurs artistes-auteurs, ATLAS, l’ATFL et l’ATAA, vise à poser autrement les termes du débat, de façon à sortir des idées reçues et simplificatrices. Quand, donc, je dis que « l’IA, ça n’existe pas », je veux dire qu’elle n’a rien de magique ni de si fascinant que cela. Elle repose sur des réalités on ne peut plus matérielles – des logiciels, des calculateurs, des data centers, – et humaines – les ingénieurs qui développent ces technologies, les données pillées qui les alimentent, mais aussi tous ces travailleurs de l’ombre mis en évidence par le sociologue Antonio Casilli dans son livre En attendant les robots*. Appliquée à la traduction, à travers la TAN (traduction automatique neuronale), l’IA peut générer des textes que nous, traducteurs et traductrices, considérons comme étant tout sauf de la traduction – user de ce terme pour nommer ce qu’elle génère est un abus de langage, en plus de n’avoir rien à voir avec nos propres neurones ! Ce type de traduction n’a d’automatique que le nom : elle aussi repose sur des travailleurs de l’ombre : de petites mains disséminées dans le monde entier, qui entraînent les grands modèles de langage, corrigent les erreurs de la machine, bref huilent à distance les rouages du numérique et ce, pour un salaire de misère. Une réalité que beaucoup refusent de voir.
Je devrais aussi dire « petites oreilles » en faisant par là allusion à ces personnes qui travaillent à écouter, répertorier et classer les conversations captées par les objets connectés de type enceintes et reconnaissance vocale, à l’insu des utilisateurs – pour en savoir plus, je vous invite à lire le témoignage de Thomas Le Bonniec, un ex-travailleur du clic [Pour y accéder,cliquer ici].
- Quand, donc, vous dites que « l’IA, ça n’existe pas », vous voulez signifier que l’intelligence ne saurait être de nature artificielle…
M.N.B. : Exactement ! En revanche, ce que d’aucuns vendent comme une « technologie révolutionnaire » repose sur des formes d’exploitation qui, elles, sont bien réelles. Elles sont inhérentes au fonctionnement des algorithmes développés et promus par l’industrie du numérique, avec le soutien actif des États. Le boum de cette technologie ultra-productiviste est en outre insoutenable écologiquement, ce qui est sans doute le moins commenté.
- Comment cette « infiltration » de l’IA se traduit-elle déjà dans votre métier de traducteur.trice. Est-ce une menace encore extérieure, ou percole-t-elle déjà dans vos conditions de travail, vos rapports aux éditeurs ?
M.N.B. : Oui, cela « percole » déjà, pour reprendre votre propre mot. Pour l’heure, la traduction dite pragmatique ou technique est la plus directement impactée et ce, depuis une dizaine d’années. Cela se traduit sur une pression accrue sur les coûts et les délais, l’instauration de modes de rémunération qui vont à rebours des pratiques admises jusqu’à ce jour, c’est-à-dire dans le sens d’une moindre protection sociale – les traducteurs sont rémunérés sous le régime de la microentreprise, ce qui a l’avantage d’exonérer l’employeur de charges sociales. De nombreux traducteurs pragmatiques sont durement touchés : ils voient leurs rémunérations amputées de plus de la moitié.
Pour ce qui concerne maintenant la traduction littéraire et d’édition (y compris scientifique), la situation est un peu différente : elle repose sur un autre régime, celui du statut d’artiste-auteur. Pour l’heure, les traducteurs qui en relèvent sont moins touchés, mais la situation risque de changer du fait de notre relatif isolement – malgré le travail admirable des associations professionnelles, la traduction littéraire et d’édition reste un monde atomisé et, donc, fragile au regard de la puissance des acteurs de l’IA. Certes, la traduction est aussi vieille que le monde, mais en tant que métier, elle est relativement récente, ce qui donne des arguments à ceux qui considèrent qu’on peut donc s’en passer, grâce justement à la mal nommée traduction automatique.
- Que dites-vous à ceux qui considèrent que l’IA offre néanmoins des opportunités au traducteur en lui permettant de trouver des pistes, des synonymes, auxquels il n’aurait pas penser ?
M.N.B. : C’est effectivement un argument que l’on entend souvent, et qu’on a d’ailleurs entendu ici au cours des échanges avec le public. Outre le fait qu’il témoigne d’une confusion problématique entre ce qui est de l’IA générative et ce qui n’en est pas, il revient à considérer que chaque traducteur est libre de faire ce qu’il veut, recourir ou pas à de l’IA générative, pour tester des hypothèses, des équivalents auxquels il n’aurait pas pensé. Sauf qu’un traducteur n’a rien à gagner à « régler » la question de l’IA seul dans son coin. Il participe d’une profession et engage à ce titre une responsabilité collective. J’irai plus loin en invoquant une certaine éthique : on ne peut promouvoir des outils sans se préoccuper de leurs impacts sur l’ensemble de la profession et de la société. C’est d’autant plus nécessaire que le métier, on l’a dit, est précaire, mal rémunéré, et encore peu reconnu dans sa complexité. Aujourd’hui encore, beaucoup pensent que la traduction ne consisterait qu’à remplacer un mot sinon une phrase par un équivalent dans une autre langue, avec pour tout outil un dictionnaire bilingue… Ce n’est évidemment pas aussi simple : on traduit la langue d’un auteur, une langue singulière, un texte unique. Tous les traducteurs qui témoignent ici le disent à leur façon. Ils peuvent passer des heures voire des jours avant de trouver le mot juste…
- Le défi ne serait-il pas au final de visibiliser davantage le métier du traducteur pour montrer combien son travail n’a strictement rien à voir avec de la traduction automatisée ?
M.N.B. : Si, et c’est justement pourquoi nous militons depuis longtemps au sein de nos associations pour faire découvrir ce métier de traducteur, les réflexions et débats auxquels il donne lieu. Nous le faisons notamment à travers des ateliers d’initiation dans les écoles, les maisons de retraite, les bibliothèques, etc., convaincus que nous sommes que tout un chacun, qu’il soit traducteur ou pas, peut éprouver du plaisir à réfléchir sur le sens des mots, à se confronter à la richesse des langues. Certes, traduire un extrait dans le cadre d’un atelier est une chose, traduire un livre tout entier en est une autre. C’est un métier, auquel on se forme, qui repose sur des savoir-faire acquis à force de pratique et d’expérience. Mais au moins cela permet-il de se faire une idée plus juste de ce qu’est l’activité de traduire : un travail passionnant dont la notion de plaisir n’est pas absente. C’est important de le dire. Malheureusement, ce plaisir est totalement amputé quand on recourt à de la traduction automatisée. Certes, le résultat n’est jamais qu’une sorte de très mauvais premier jet, mais celui-ci impose déjà un semblant de sens avec le risque de l’argument d’autorité ou du biais d’ancrage : des réalités bien connues des traducteurs, suivant lesquelles on a tendance à accepter de prime abord l’orientation donnée au sens par une première version écrite.
- Qu’en est-il du lecteur, qu’on a tendance à oublier dans les débats autour de la traduction à l’heure de l’IA (comme d’ailleurs d’autres thématiques concernées par celle-ci) ? Que sait-on de son degré d’acceptabilité quant au fait de lire un livre traduit, qui mentionnerait le nom de l’auteur, mais pas celui du traducteur hormis, peut-être, la mention du logiciel ayant servi à sa traduction ? De même qu’on souhaite connaître l’origine de produits alimentaires qu’on consomme, d’un fromage, par exemple, de même on souhaite a priori savoir d’où vient la traduction… Cette question d’un simple lecteur, pas traducteur, fait-elle sens pour vous ?
M.N.B. : Effectivement, c’est une question que nous n’avons pas abordée au cours de notre carte blanche, or le rôle des lecteurs dans cette affaire est fondamental. Nous n’avons pas encore vraiment de réaction de lecteurs et de lectrices sur ce sujet. Toujours est-il que votre question renvoie à celle du label, une question débattue depuis un certain temps déjà par les traducteurs, et à laquelle notre collectif a aussi réfléchi. Selon moi, la création d’un label « création humaine » risquerait d’instaurer un marché à deux vitesses avec, d’une part, une traduction garantie d’origine contrôlée – pour reprendre votre métaphore -, et, d’autre part, une traduction « fast food » ou « low cost ». Autrement dit, il y aurait des livres dignes du geste humain, parce que traduits par des professionnels de la traduction, et d’autres qui en seraient indignes car passés à la moulinette d’une IA, puis post-édités ou pas… C’est pourquoi, personnellement, je ne suis pas favorable à la création d’un tel label. Une solution me paraît plus simple en plus de pouvoir être appliquée immédiatement : exiger la visibilité réelle du nom du traducteur en le faisant apparaître en couverture, comme cela se fait déjà chez certains éditeurs, mais, hélas, pas de manière systématique. Ma suggestion ne fait en réalité que reprendre une revendication bien antérieure à l’irruption de l’IA générative, mais qui m’apparaît plus que jamais comme non pas le symptôme d’un mal de reconnaissance dont souffriraient les « travailleurs du texte » que nous sommes, mais le gage d’une nécessaire traçabilité. Un texte traduit par un traducteur clairement identifié n’a guère à voir avec un texte généré par de la pré-traduction automatique, quelles que soient les performances prêtées à celle-ci. Ce ne sera jamais qu’une solution textuelle moyenne, produite par un modèle de langage algorithmique. Et puis, gardons à l’esprit que c’est par sa couverture qu’on prend connaissance d’un livre. C’est elle qui est mise en avant jusque dans les réseaux sociaux ! Autant donc y afficher le nom du traducteur qui est, rappelons-le, l’auteur de la traduction que le lecteur a entre les mains.
Laurent Barucq : Je souscris pleinement à ce que dit Margot. La question de la reconnaissance du traducteur se posait déjà, bien avant l’irruption de la traduction automatisée par de l’IA générative. Celle-ci ne fait que mettre encore un peu plus en lumière la précarité du métier, son manque de visibilité. En ce sens, votre parallèle avec l’AOC me paraît pertinent, indépendamment des menaces supplémentaires que ferait peser l’IA. Aujourd’hui encore, il n’est toujours pas évident de savoir qui a traduit quoi. Récemment, je suis parti en quête d’un texte traduit par un collègue. Vous n’imaginez pas le mal que je me suis donné pour le retrouver avec l’assurance que c’était bien son texte – son nom ne figurait pas sur le site de l’éditeur ni sur ceux de vente ou de revente. Il m’a fallu disposer d’une copie du texte pour y voir enfin son nom mentionné. L’IA ne fait qu’aggraver la situation en prétendant réduire la traduction à un processus automatisé.
- En insistant comme vous le faites sur la nécessaire visibilisation du métier de traducteur, il me semble que l’un comme l’autre vous rendez en creux hommage au festival Vo-Vf dont c’est précisément la vocation…
M.N.B. : Tout à fait ! Et je saisis l’occasion de votre remarque pour remercier vivement les organisatrices. Non seulement, elles ont invité notre collectif, mais encore elles nous ont donné carte blanche. Et cela fait du bien car notre démarche nous expose à des réactions parfois hostiles voire agressives. Au prétexte que nous critiquons l’IA générative et ses impacts, on nous fait parfois passer pour des technophobes bornés. Ce que bien évidemment nous ne sommes pas. Nous travaillons sur des ordinateurs, et Internet est notre grand ami ! Seulement, quand on s’emploie à rendre compte de la complexité des choses, il faut prendre le temps de s’expliquer. C’est pourquoi nous tenons à renforcer calmement nos positions à travers des textes longs et argumentés, informés, traduits dans de nombreuses langues, et en effectuant un travail de veille sur les évolutions sur le plan technique, juridique, politique. Nous prenons aussi le temps d’aller à la rencontre de traducteurs et de traductrices pour recueillir leurs témoignages, savoir ce que, concrètement, l’arrivée de l’IA change dans leur pratique. Déjà, des traducteurs et traductrices en sont réduits à faire de la post-traduction pour le marché éditorial, c’est une réalité.
Donc, oui, nous sommes reconnaissants à Vo-Vf de nous avoir accordés une carte blanche, en nous laissant du temps pour exposer précisément notre position : si la table ronde ne faisait qu’une heure, nous disposions aussi d’un stand pour prolonger la discussion avec le public toute la journée de samedi. Or, disposer du temps, c’est indispensable pour faire entendre un point de vue, aujourd’hui plus que jamais à l’heure de l’immédiateté de l’IA et des réseaux sociaux. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer cette technologie dans ce qu’elle a de néfaste, il faut comprendre et faire comprendre ce qu’elle implique concrètement pour un certain nombre de métiers et de vies, dont les nôtres.
- [À Laurent Barucq]. Vous avez déjà répondu à cette question relative au rôle du festival Vo-Vf dans l’entretien que vous nous avez accordé**, mais si vous voulez ajouter quelque chose à ce qui vient d’être dit…
L.B. : Il est louable qu’un tel festival ne se considère pas comme un simple événement festif, littéraire, qu’il soit aussi un espace où aborder les questions qui fâchent, en tout cas, qui préoccupent les traducteurs. Le collectif En Chair et En Os a toute sa place ici et je suis reconnaissant aux organisateurs de l’avoir compris.
M.N.B. : Comme Laurent, je trouve important que ce festival soit l’occasion d’aborder tous les sujets, y compris les conditions d’exercice de ce métier magnifique, mais précaire du traducteur. Je précise que l’invitation nous avait été adressée il y a plus de six mois, ce qui atteste bien de la volonté des organisatrices de nous accueillir, de surcroît pour une vraie carte blanche. Encore merci à elles.
Propos recueillis (et retranscrits « à la main », sans recours à de la retranscription automatique !) par Sylvain Allemand.
Crédit photo : Nicolas Serve / Correspondances de Manosque.
Pour en savoir plus sur En Chair et En Os, cliquer ici.
* Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur les travailleurs du clic, Seuil, 2019.
** Pour accéder à l’entretien avec Laurent Barucq, cliquer ici.
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