Tel était l’intitulé du colloque qui s’est déroulé du 26 septembre au 1er octobre 2020 au Centre culturel international de Cerisy (CCIC). Yves Citton (3e en partant de la droite), son codirecteur – professeur de littérature et de media à l’Université Paris 8, co-directeur de la revue Multitudes et auteur de plusieurs ouvrages (le dernier en date : Générations collapsonautes, coécrit avec Jacopo Rasmi, Seuil, 2020) – nous en dit plus sur ses enjeux et le cadre particulier dans lequel il s’est déroulé. Non sans faire un parallèle avec le festival Vo-Vf, où nous devions le retrouver à l’issue dudit colloque !
– Pour commencer, pouvez-vous rappeler la genèse et les enjeux du colloque qui vient de se dérouler au Centre culturel international de Cerisy, pendant une semaine ?
Le colloque est parti d’un constat et d’une interrogation. Le constat est le suivant : le numérique est partout au point qu’on peut le qualifier d’ubiquitaire ; il pénètre de plus en plus la moindre de nos activités ou pratiques, affecte autant nos corps que nos esprits – certains parlent aujourd’hui d’Internet of Bodies, en plus de l’Internet of Things. Difficile d’envisager une activité ou un art qui ne passe pas de près ou de loin par le numérique, ne serait-ce que par l’usage des outils informatiques. Dans ce contexte, et c’est notre interrogation, on peut se demander ce qui, malgré cette prétention du numérique à tout couvrir, à rendre tout transparent et traçable, lui résiste, lui échappe, lui reste opaque. Sachant que le numérique va aussi de pair avec une logique d’invisibilisation de pans entiers d’activités et d’infrastructures qui en permettent le déploiement. Les angles morts sont donc à entendre selon les cas comme une déficience inéluctable du numérique (à l’image des angles morts du conducteur automobile) ou comme une vertu quand ces angles morts permettent d’échapper à un contrôle (je pense cette fois aux caméras de surveillance, dont les angles morts ménagent la possibilité à des manifestants de se soustraire à un contrôle du « pouvoir »). C’est précisément cette ambivalence des angles morts du numérique, que les codirecteurs – Francis Jutand, Marie Lechner, Anthony Masure, Vanessa Nurock, Olivier Lecointe et moi-même – souhaitions explorer.
– Comme s’est fait le choix des intervenants ?
Nous voulions réunir des personnes qui occupent des positions différentes dans la société. En cela, nous nous inscrivions bien dans l’esprit des colloques de prospective de Cerisy. En dehors d’universitaires, nous avons sollicité des représentants du monde de l’entreprise (La Poste, la RATP, Orange…), venus non pas tant pour communiquer sur ce qu’ils mettaient en œuvre, que pour témoigner des transformations en cours et des problématiques auxquelles ils étaient confrontés, qu’on envisage le numérique au prisme de l’IA ou de la dématérialisation, de l’éthique, de ses effets sur les métiers – précisons que ces représentants avaient participé en amont à l’élaboration du programme. Nous avions également sollicité des designers pour expliciter à la fois les dessins (design de forme) et les desseins (intentions d’influence) qui se trament à travers le numérique ; des artistes, qui réalisent des performances entre création et recherche ; des étudiants (en master et en thèse), qui sont en train de lancer les recherches de demain. Le département de la Manche a également pris part à nos réflexions au cours d’une matinée qui a été l’occasion pour lui de présenter son projet de schéma directeur des usages du numérique. Last but not least, nous avons aussi bénéficié de la présence d’auditeurs, des familiers du lieu, acculturés au fil du temps à une certaine interdisciplinarité. Une présence, qui ajoute à la singularité des colloques de Cerisy.
– Quel sens cela faisait-il pour vous d’organiser ce colloque au Centre culturel international de Cerisy, dans le fin fond du Cotentin ?
Nous voulions profiter du « milieu » que constitue le centre avec son château du XVIIe siècle, sa bibliothèque, ses salons, son grenier, ses dépendances et son parc. Y faire un colloque, c’est la garantie pour les intervenants et les auditeurs de disposer de temps pour échanger, à l’issue des communications, mais aussi de manière informelle, lors des repas que nous partageons, de balades, de moments de détente dans la cave. Tout le contraire des colloques scientifiques où les communications s’enchaînent, à un rythme rapide, sans qu’on ait vraiment le temps de prolonger les échanges.
– Des vertus cerisyennes que vous ne découvriez pas pour y avoir déjà codirigé un colloque en 2016…
En effet, il s’agissait d’un colloque sur les écologies de l’attention et l’archéologie des media [pour en savoir plus, cliquer ici]. D’ailleurs, on peut considérer que Cerisy, c’est aussi et peut-être d’abord un milieu propice à une écologie attentionnelle, au sens où tout (le cadre, l’accueil, le soin apporté par le personnel) incline à être attentif à soi et aux autres, en faisant communauté, le temps d’un colloque. Autrement dit, à comprendre que l’essentiel est dans le milieu relationnel de vie, plutôt que dans la communication formelle et fonctionnelle.
– Dans quelle mesure le contexte de crise sanitaire a-t-il pesé dans le déroulement et l’ambiance de ce colloque ?
Naturellement, nous avons dû nous adapter. La première conséquence de la pandémie a été de nous contraindre à limiter le nombre de participants à une quarantaine de personnes (auditeurs compris), soit moitié moins que ce que nous avions escompté. Nous avons aussi pâti de désistements d’intervenants étrangers, qui n’étaient pas autorisés à se rendre en France. Je pense à Mark B. N. Hansen, professeur à Duke University, à Antoinette Rouvroy, penseuse de la gouvernance algorithmique, ou encore à Matteo Pasquinelli, professeur en philosophie des media à l’Université des Arts et Design de Karlsruhe – trois grands noms qui avaient accepté de venir parmi nous mais n’ont pas pu faire le voyage.
Malgré tout, le colloque a bien eu lieu et la jauge s’est révélée suffisante pour stimuler des échanges. Même si un colloque de Cerisy n’a de raison d’être que vécu en mode présentiel, la mise en place de visioconférences a permis d’élargir le cercle des intervenants. Mais, pour ma part, j’ai préféré ne pas solliciter de visio-conférences pour rester au plus près du milieu vital cerisyen.
– Précisons que les personnes présentes sur place ont dû se soumettre à un protocole strict (port du masque dans les parties communes, usage de gel hydro-alcoolique avant d’accéder dans les salles de conférences et le réfectoire). On aurait pu craindre que cela ne contrarie la sociabilité cerisyenne. Finalement, les participants s’y sont pliés de bonne grâce, non sans témoigner d’une intelligence collective…
A cet égard, il faut rendre hommage aux personnels de Cerisy, qui font vivre le lieu au quotidien. Ils ont assuré le plus haut niveau de sécurité sanitaire, au prix d’une charge de travail supplémentaire. Concrètement, une partie du personnel a dû consacrer plus de temps au nettoyage, à la désinfection, réorganiser le déroulement des repas, en plus de porter le masque et des gants. Tout cela, pour nous permettre de vivre le colloque en toute sérénité, malgré les consignes que nous devions nous aussi respecter.
– Aviez-vous songé à annuler le colloque ?
Je ne cache pas que la question s’est posée. Ne prenions-nous pas un risque à le maintenir, à nous rendre à Cerisy ? Et puisque nous traitions du numérique, ne devrions-nous pas expérimenter un colloque en distanciel ?… Vous savez la suite : nous avons fait le choix non seulement de le maintenir mais encore dans les conditions cerisyennes, c’est-à-dire en présentiel.
Sans être dogmatique sur ce point (comme je l’ai dit, nous avons inséré des visioconférences), j’ai souhaité respecter l’esprit de Cerisy, son écologie attentionnelle, faite d’abord de coprésence : ici, on vient pour prendre le temps d’être avec d’autres, d’échanger autour d’un repas, d’un verre ; certainement pas pour assister à des conférences en Zoom ou en Skype. Plutôt que d’en imposer, nous avons préféré renvoyer à des vidéos d’intervenants pressentis, disponibles sur YouTube, en laissant à chacun le soin de choisir le moment opportun de les visionner.
Rappelons que nous sommes sortis d’une période de confinement, que tout le monde n’a pas vécue dans de bonnes conditions. Aussi, importait-il de pouvoir revivre une expérience de colloque, avec d’autres, dans un cadre agréable, fût-ce au prix de consignes à respecter. Et manifestement, au vu du plaisir que les gens avaient à échanger, à discuter, le colloque a répondu à une profonde aspiration à goûter au plaisir de vivre une expérience collective.
C’est tout le contraire de ce que fait Zoom dans nos collaborations reconfigurées en ligne : la visio-conférence ne garde que l’interaction formelle et fonctionnelle entre « intervenants ». Elle tend à priver la fonction de tout le milieu vital relationnel qui l’alimente d’un surplus de vie imprévisible entre « cohabitants » et « coexistants ». C’est tout ce milieu vital relationnel qui fait le charme et la valeur de Cerisy – qui, en ce sens, est bien à concevoir comme l’anti-Zoom.
Mais ici comme en tout, il ne faut pas chercher à être pur… Les quelques visio-conférences programmées ont beaucoup apporté à nos débats, et si cela permet à l’avenir de diminuer le trafic aérien, il faut aussi savoir s’en servir pour ce que cela nous apporte.
– Le hasard veut que nous réalisions cet entretien la veille de l’inauguration de la 8e édition du Festival Vo-Vf, que vous connaissez bien pour y intervenir – notre entretien précédent avait d’ailleurs été réalisé à l’occasion de la précédente édition [pour y accéder, cliquer ici]…
C’est un festival que j’aime particulièrement. Il a beau être organisé pratiquement au bout de la ligne B du RER, à Gif-sur-Yvette, traiter d’un thème pour initiés (la traduction), il arrive à faire salles combles en attirant un public de professionnels, mais aussi de curieux. Il y a quelque chose de réjouissant à voir autant de gens faire l’effort de se déplacer pour entendre des traducteurs témoigner de leur métier, de leur travail, en présence ou pas des auteurs qu’ils traduisent. Comme nous, ses organisateurs ont décidé de maintenir leur manifestation. Ils se sont adaptés en réduisant la jauge des salles. Bravo à eux !
– Votre propre colloque n’a-t-il pas souligné la nécessité d’un travail de traduction même et peut-être surtout quand on aborde le monde du numérique ?
Quitte à jouer un peu sur le sens du mot traduction, à en faire un usage métaphorique, on peut en effet dire que, durant une semaine, nous nous sommes employés à faire un travail de traduction entre des savoirs, des disciplines, des points de vue institutionnels, à défaut de le faire d’une langue à l’autre. C’est d’ailleurs précisément la vocation des colloques de Cerisy : faire en sorte que des personnes de différents horizons disciplinaires, culturels, professionnels puissent s’accorder sur des mots communs, je dirai même négocier autour des mots qu’ils pourraient avoir en commun. Chacun aborde les enjeux du numérique avec son vocabulaire, sa langue, son jargon. Il importe de voir comment les mots des uns et des autres se complètent, se heurtent ou en appellent d’autres.
Vous-même l’aviez souligné dès le début : à Cerisy, on repart certes avec des questions nouvelles, mais aussi et peut-être surtout, enrichis de nouveaux mots. De là, d’ailleurs, la liste des concepts, notions ou expressions forgés par différents théoriciens ou penseurs du numérique, que j’ai proposée lors de la conférence inaugurale, puis celle que j’ai présentée à la toute fin et qui, cette fois, recensait certains de ceux introduits par tel ou tel participant, lors de sa communication ou des échanges qui ont suivi. Cette liste était bien évidemment subjective : ce sont les mots que j’ai pêchés suivant mes centres d’intérêt, mes questionnements, en écoutant les autres. Mais l’idée est bien de contribuer à l’élaboration d’un vocabulaire commun, en croisant mes petites listes avec celles des autres participants, étant entendu que ce pourrait être des mots déjà en usage, dont on actualiserait le sens.
Le parallèle avec le festival Vo-Vf se justifie d’autant plus que cette année, je vais y retrouver, dans le cadre d’une table ronde que j’animerai, Claire Larsonneur (maître de conférences à l’Université de Paris-8, spécialiste de littérature britannique contemporaine et d’économie de la traduction), qui a assisté au colloque de Cerisy. Y participera également Vincent Broqua (Professeur de littérature et arts nord-américains, traduction et création littéraire, également à Paris-8). Ensemble, nous traiterons de l’IA et de la traduction automatique.
A juste titre, celle-ci peut apparaître comme une menace pour les traducteurs. Sans nier ce risque, nous voulons cependant prendre le temps de mieux en comprendre les principes de fonctionnement et le modèle économique. Ce sera le sens du propos de Claire Larsonneur. De son côté, Vincent Broqua rendra compte du programme qu’il mène avec l’Ecole Universitaire de Recherche ArTec, autour de la manière de « performer » la traduction, en public, pour mieux mettre en évidence le fait que le travail de traduction est d’abord une affaire de choix. En tant qu’écrivain et poéticien, il réfléchira aussi aux modes d’écritures qui se déploient aujourd’hui autour de la traduction automatisée.
– A vous entendre, c’est une vision plus optimiste que vous comptez défendre…
Les progrès réalisés au cours de ces quinze dernières années (grâce aux réseaux de neurones) sont en soi une bonne nouvelle : nous disposons désormais de moyens d’accéder à des textes dans des langues très diverses, d’en avoir au moins une première idée quant au contenu. En même temps, nous pouvons constater que quelque chose résiste à la traduction automatique : je veux parler des « intraduisibles » comme peuvent en produire des textes littéraires ou philosophiques – en fait, toutes les écritures qui cherchent véritablement à faire sens du réel, plutôt qu’à simplement véhiculer des clichés. Loin de relativiser le rôle des traducteurs, l’IA appliquée à la traduction montre au final comment ceux-ci sont irremplaçables. Il ne s’agit donc pas d’opposer les deux, traduction automatique versus travail du traducteur, mais de voir comment la première peut venir en appui du second.
D’ores et déjà, il apparaît évident, au sortir de notre colloque de Cerisy que l’automatisation qu’on impute au numérique n’est jamais intégrale. L’IA n’a pas vocation à remplacer l’intelligence humaine, mais à se combiner à elle, suivant des modalités qu’il reste à définir en répondant aux légitimes exigences de sécurisation des données personnelles. En ce sens, parler d’« automatisation » est trompeur : on n’automatise que des sous-tâches, et ce sont toujours des humains qui mobilisent des machines en collaborant avec elles. Ce sont ces modalités – techniques, sociales, politiques, écologiques – qu’il faut analyser et orienter dans nos réflexions sur le numérique.
Crédit photo : Association des Amis de Pontigny-Cerisy.
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