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Entrepreneuriat innovant

L’Éloge du pain perdu…

Le 7 août 2024

Chronique de l'ouvrage d'Abhinav Agarwal

L’Éloge du pain perdu ? C’est le titre de l’ouvrage qu’Abhinav Agarwal, bien connu dans l’écosystème Paris-Saclay, vient de publier pour partager la meilleure recette dudit pain perdu, mais aussi et surtout puiser dans cette métaphore de quoi nous initier aux ingrédients d’une innovation frugale.

Tout le monde connaît le pain perdu, cette tranche de pain rassi auquel on donne une seconde vie avec un minimum d’ingrédients. Mais qui sait en faire ? Rien de plus simple. Récupérez des tranches de pain de la veille ou l’avant veille ; fouettez des œufs avec du sucre et de lait ; posez rapidement chaque tranche dans ce mélange pour les en imbiber ; mettez du beurre à fondre dans une poêle pour y faire dorer vos tranches de pain…
Pour connaître les étapes ultimes de la fabrication, nous vous invitons à vous reporter à la fin du livre d’Abhinav Agarwal, L‘Éloge du pain perdu*. Mais attention, ce dernier est bien plus qu’un livre de cuisine. Abhinav ne prétend pas être un « chef ». C’est d’abord un expert en innovation – il a eu des expériences d’entrepreneur innovant et anime régulièrement des ateliers dans ce domaine ou en créativité. Il est bien connu des acteurs de l’écosystème de Paris-Saclay. C’est lui qui a notamment convaincu le directeur de Posspole, un centre d’affaires de Bengalore, de se rendre à ce dernier, à l’occasion de l’édition 2024 et Paris-Saclay SPRING (et c’est ainsi nous-même avons eu le loisir de l’interviewer – pour accéder à cet entretien, cliquer ici). Sous la plume d’Abhinav, le pain perdu est une métaphore de l’innovation telle qu’il entend la promouvoir : une innovation frugale, low tech, économe en ressources.

Au prisme d'un métissage culturel

Les livres sur le sujet, en forme de manuel, de guide ou de témoignages d’entrepreneurs qui la mettent en œuvre, ne manquent plus. Il ne faut pas moins réserver un bon accueil à celui-ci et pas seulement parce qu’il est facile et rapide à lire. Mais aussi pour le métissage qu’il manifeste : originaire de Pondichéry, Abhinav est arrivé en France en 2009, à l’âge de 24 ans. Bien que sachant déjà bien parler le français et bien intégré, il n’a rien perdu de la culture dans laquelle il a baigné durant près d’un quart de siècle. Une culture imprégnée de philosophie et de mythologie indienne – au fil des pages, on ne s’étonnera donc pas de croiser Shiva et Parvati, Kartikeya et Ganesha, des références au Bhagavad Gita, le poème épique de l’indouisme, et à la pensée védique. Le tout est cependant enrichi de références à des penseurs, écrivains ou théoriciens « occidentaux » (si tant est que ce mot ait un sens). En témoigne la bibliographie où Sri Aurobindo côtoie H.D. Thoreau, Saint-Exupéry, E. de Bono,… Il est même question de René Descartes, ou encore de… pataphysique, cette vision surréaliste de la métaphysique développée par l’écrivain Alfred Jarry.
Malgré les apparentes digressions, les anecdotes qui ponctuent son propos, Abhinav sait aussi avancer avec méthode pour mettre en exergue les ingrédients, plus immatériels ceux-là, de l’innovation frugale. Au nombre de quatre, ils sont explicités dans autant de chapitres.

De la compassion à la sérendipité

Le premier : la compassion. Passé l’effet de surprise, on comprend ce qu’il faut entendre par là : de l’altruisme, de la bienveillance… De fait, comment ne pas souscrire à l’idée qu’ « au fond, l’innovation est motivée par le désir de rendre le monde meilleur, que ce soit en améliorant la qualité de vie des individus, en s’attaquant aux problèmes sociaux et environnementaux ou en trouvant des moyens plus efficaces de faire les choses » ? Abhinav va plus loin en appelant aussi à de l’« autocompassion », ce qui implique concrètement « d’être gentil, bienveillant envers soi-même, et de se traiter avec le même soin et l’attention que l’on porterait à un bon ami ». Des propos qu’on n’a guère souvenir d’avoir lu dans un livre sur l’innovation, mais c’est bien Abhinav qu’on croit entendre en lisant ces mots.
Le 2e ingrédient est plus attendu puisqu’il s’agit de l’ingéniosité, à entendre toutefois ici comme de la « créativité sous contrainte » et non comme une affaire d’ingénierie. L’ingéniosité suppose aussi davantage de l’intuition, de l’inspiration et de l’imagination. Pour Abhinav, elle a encore à voir avec le « bricolisme » promu par Patrice Zana.
Rien que de plus évident non plus dans 3e ingrédient puisqu’il s’agit de la simplicité. Quoique… « La simplicité n’est surtout pas facile ». Elle « nécessite de la maîtrise et de la patience. » Elle suppose de la tempérance, une « économie bouddhiste », telle que définie par l’économiste Friedrich Schumacher – elle consiste alors à se contenter du strict nécessaire plutôt que de chercher à accumuler toujours plus de richesse.
Last but not least, le 4e ingrédient n’est autre que la sérendipité. Ceux qui nous connaissent imaginent à quel point le chapitre correspondant a pu aiguiser notre curiosité. Qu’Abhinav nous pardonne si au fina, il nous a laissé sur notre faim et si on ne le suit pas dans l’interprétation qu’il en fait : prenant l’exemple des « dîners improbable », il l’associe au hasard alors que, fondamentalement, la sérendipité a plus à voir avec le sens de l’observation et la sagacité. Pas de quoi nous faire renoncer à poursuivre la lecture. Après tout, découvrir comment Abhinav a rencontré cette notion, l’a faite sienne pour l’intégrer dans sa vision d’ensemble de l’innovation frugale, est instructif.

Quatre ingrédients, donc, que notre auteur entreprend dans le chapitre suivant à faire correspondre… aux quatre éléments : tandis que la compassion tiendrait de l’eau, l’ingéniosité aurait à voir avec le feu, la simplicité, avec la terre, enfin, la sérendipité, avec l’air. De prime abord, ce parallèle nous laisse songeur, jusqu’à ce qu’on finisse par considérer qu’il illustre l’art du pas de côté dans lequel Abhinav excelle de par probablement son métissage culturel. Lui n’a manifestement pas de difficulté à se jouer de ces frontières enclines à cloisonner des visions du monde, des modes de pensée.

Rien ne se perd...

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (selon les mots du chimiste Antoine Laurent de Lavoisier). C’est vrai du pain perdu comme de l’innovation frugale. Ce qu’explicitent les chapitres suivants, l’un sur le cycle de la transformation, l’autre sur l’« écocycle » – un outil de management conçu en 1994 par Brenda Zimmerman et David Hurst, consistant à aborder un monde avec des métaphores de la nature, par contraste avec une approche mécaniciste. Écrits dans la même veine (i.e. en puisant dans des références culturelles et disciplinaires qu’on n’a pas l’habitude de croiser autant), les deux derniers chapitres, sur « La Maîtrise de soi » et « La machina mentis » – « une boussole pour nous guider dans notre parcours face à des contraintes » – affinent les outils à même de nous aider à agir au mieux dans le sens d’une innovation frugale.
De la première à la dernière page, Abhinav se sera gardé d’asséner des vérités ou des définitions définitives de cette innovation. Comme il le dit joliment, elle a autant de définitions qu’il y a de dieux en Inde. Tout au plus expose-t-il celle qu’il a personnellement retenue, en l’occurrence la définition du Professeur R.A. Mashelkar, qui a de fait le mérite d’être limpide, d’en bien résumer l’enjeu : « faire plus avec moins, pour plus de personnes ».
Abhinav se garde tout autant d’imposer une méthode en particulier. Entre les six chapeaux de Bono, la théorie CK, le creative problem solving (CPS), le systematic inventive thinking (SIT), le TRIZ, la méthode APTE, etc., on ne compte plus les outils pour créer des solutions plus sobres. Au lecteur de choisir chaussure à son pied.
C’est à l’aune de son propre parcours de vie que lui nous parle d’innovation frugale. Son intérêt pour la valeur métaphorique du pain perdu est lui-même le fruit de circonstances particulières. C’était il y a quelques années : lors d’un déjeuner, il s’employait à expliquer le concept à une dame de 70 ans… C’est au moment de commander un pain perdu en guise de dessert, que cette dernière s’était surprise à faire le lien avec l’innovation frugale !
De fait, le rapprochement se justifie à plusieurs titres. Dans un cas comme dans l’autre, tout est affaire de « transformation » (un autre mot cher à Ibhinav) : d’ingrédients en quelque chose de savoureux, d’un problème en une solution satisfaisante.
L’ensemble du livre manifeste – c’est un autre de ses charmes – une réelle envie de partager une expérience personnelle pour mieux amorcer un échange avec ses lecteurs ou entre eux. À cette fin, une double page est réservée à ceux qui souhaiteraient le transmettre, avec un commentaire, à des inconnus en l’abandonnant dans une bibliothèque de rue. On l’aura compris : Abhinav ne fait pas que parler ou écrire sur l’innovation frugale, il l’incarne jusque dans le moindre détail. Pas d’inquiétude donc : à lire son livre, vous n’aurez pas le sentiment d’un temps perdu…

* L‘Éloge du pais perdu. Comment transformer une baguette rassie en baguette magique ?, d’Abhinav Agarwal, Frugal Company, 2024.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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