L’effet cluster : retour d’expérience de capital-risqueurs.
Suite et fin de nos échos à l’édition 2019 de Paris-Saclay SPRING à travers un compte rendu de la très passionnante table ronde « VC’s meet Clusters », qui proposait d’aller à la rencontre de grands clusters mondiaux de l’innovation à travers des témoignages d’investisseurs, de capital-risqueurs, de responsables d’incubateurs… Nous y étions. Récit.
N’en déplaise aux promoteurs de la francophonie (dont au demeurant nous sommes), c’est l’anglais qui était de rigueur pour THE table ronde de cette édition 2019 de Paris-Saclay, y compris pour les intervenants français. Et après tout, quoi de plus naturel, dès lors qu’on sollicite des personnes venant de l’étranger, souvent de très loin. La moindre des choses est de les accueillir en parlant une langue qu’elles pratiquent. Et qu’on le veuille ou non, dans le monde de l’innovation, c’est (encore) l’anglais. Des intervenants étrangers, il y en eut comme peu de manifestations organisées à Paris-Saclay sur l’entrepreneuriat innovant ont été en mesure d’en réunir (on se doute en revanche qu’ils sont nombreux dans les séminaires scientifiques, qui jalonnent la vie du campus de Paris-Saclay). En l’occurrence, il y avait un Allemand, un Anglais, une Chinoise, un Japonais,… Sans oublier la co-animatrice, autre sujet de sa Masjesté, Kristen Davis (CEO de CinqC).
Les intervenants français étant sous soumis au même régime linguistique, on a pu apprécier à quel point, et contrairement à une idée reçue tenace, ils se défendaient bien dans l’usage de la langue de Shakespeare (bon, disons, des professionnels de l’innovation…). Ainsi de Corinne Borel, Directrice déléguée à l’essaimage au CEA – Paris-Saclay et présidente d’Incuballiance ; de Maureen Le Baud, Directrice Investissement chez Demeter ou encore d’Hélène Tinti, Directrice de Innovation Corporate à Paris Région Entreprises. Sans oublier, cette fois, le fringant co-animateur, Alexandre Kouchner.
Quant au fait de réunir autant personnes à une même table ronde (de mémoire de journaliste, nous n’avions pas le souvenir d’en avoir vu autant : pas moins de huit…), de surcroît pour un laps de temps relativement réduit (1 h 30 en comptant le temps d’échange avec le public, qui ne se privera pas d’intervenir), le pari était osé. Ne risquait-on pas de diluer les témoignages au détriment d’une vraie discussion ? Eh bien non. Les intervenants ont pu interagir, s’interpeller, mais encore passer en revue de nombreux enjeux et sujets de réflexion, à commencer par celui des caractéristiques à réunir pour produire un réel « effet cluster ».
Les ingrédients d’un effet cluster
Pour Corinne Borel, pour qu’un tel effet se produise, il faut bien sûr une masse critique, mais encore créer les conditions pour transformer un potentiel en réalité. Des conditions réunies dans le cas de Paris-Saclay, juge-t-elle à juste titre, grâce à des plateformes de start-up et une mise en réseau des acteurs de l’innovation.
Ce que confirment d’ailleurs les chiffres avancés par Hélène Tinti, Directrice Innovation Corporate à Paris Région Entreprises : à lui seul, Paris-Saclay concentre pas moins 20% des sociétés internationales établies en Ile-de-France. De grands comptes – Siemens, Total, IBM… – ne s’y sont pas trompés, qui y ont maintenu ou implanté leur centre de R&D pour bénéficier de la proximité des établissements d’enseignement supérieur et des laboratoires académiques, mais aussi des incubateurs et des étudiants des filières scientifiques et ingénieurs.
A chaque cluster, cependant, son contexte et ses propres modalités de développement. C’est ce que rappelle utilement Jean-Jacques Yarmoff, responsable Stratégie Internationale de BioLabs, une initiative privée agrégeant pas moins de 230 sociétés en développement, auxquelles sont mis à disposition des espaces configurés en fonction de leurs besoins. L’idée est bien de créer un effet cluster en tirant profit de la forte proximité avec le MIT.
Un critère décisif : l’esprit d’équipe
Et les investisseurs et autres capital-risqueurs, dans quelle mesure prennent-ils en compte l’effet cluster ? Quitte à jeter un froid, Sean Wright, Directeur de Stanley Ventures (Francfort), répond en rappelant qu’avant toute chose, c’est l’esprit de l’équipe, qui prime dans la décision d’investir ou pas, et non l’inscription dans un cluster. Cependant, le même observe que les meilleures équipes se recrutent le plus souvent dans ce genre de configuration…
Qu’il y ait un effet cluster, soit, mais est-il toujours celui qu’on attend ? C’est la seconde interrogation adressée aux intervenants.
A les entendre, y compris Sean Wright, la réponse est oui. Tomoyuki Nagaoka, Assistant General Manager chez Panasonic, semble même surpris qu’on l’interroge sur la possibilité d’effets négatifs ! Les effets réseaux sont une réalité et on sait leur rôle dans une dynamique d’innovation. Si effet négatif il y a, consent-il, c’est dans le risque pour l’entreprise de se laisser « enraciner » dans le cluster. « En même temps, si vous êtes trop à la périphérie, pas sûr que vous puissiez bénéficier d’une information aussi pertinente, aussi riche que ceux implantés au cœur du cluster. »
En fait, rien n’est moins sûr. Quitte à donner le sentiment de mettre à son tour les pieds dans le plat, Shay Mcardle, Investisseur chez KX Ventures (Londres), objecte : des effets négatifs, il y en a aussi. Mais, comme on le comprend, ils sont l’envers d’un succès. Explication : à force d’attirer de grandes sociétés, le cluster s’expose au risque de voir les talents se détourner de l’entrepreneuriat innovant. Le même rappelle cette autre réalité plus connue : la montée du prix de l’immobilier (comme celle à laquelle on assiste à San Francisco et dans le reste de la Silicone Valley). « Difficile pour les startuppers d’y trouver des locaux bon marché. » De là à penser que cela disqualifie le cluster, il n’y a qu’un pas qu’il ne franchit pas. Tout au plus considère-t-il que cela devrait juste appeler à plus de vigilance. Jean-Jacques Yarmoff pointe de son côté la tentation du télétravail, avec le risque de se couper des effets réseaux.
Quid des clusters made in China
Voilà pour les clusters américains. Mais en Chine, comment cela se passe-t-il ? Alessandra Capriglia, International Coopération Supervisor chez Innoway, à Beijing, insiste sur les effets réseaux, qui, à l’entendre, revêt encore une dimension particulière dans son pays. « Il est essentiel pour une start-up de faire partie d’un cluster, d’être incubée et d’avoir des liens avec le monde académique. » La même suggère cependant l’intérêt d’échanger avec des start-up étrangères.
Un témoignage de la salle sème un peu le trouble. C’est celui d’un entrepreneur de la filière automobile (sa société conçoit des véhicules innovants), qui se plaint de la trop forte présence des grands constructeurs automobiles dans les clusters dédiés à ce secteur, au point de s’être décidé à prendre ses distances (géographiques). Il parle même d’un avantage comparatif à être loin sinon en périphérie. Ce faisant il soulève la problématique des clusters dédiés à un secteur – à la différence de Paris-Saclay, qui peut s’enorgueillir d’être présent dans pas moins de cinq domaines d’innovation (la santé, la sécurité et la Défense, la mobilité, le numérique et l’énergie). Shay Mcardle abonde dans ce sens : gare aux clusters qui sont dans l’entre-soi, même si les clusters mono-thématiques ont l’intérêt de mettre en présence des concurrents en les contraignant à des formes de « coopétition », qui peuvent être des sources d’innovation. De même que Jean-Jacques Yarmoff pour qui il est évident que dans les clusters les plus « cotonneux », il y a le risque de phénomènes de mode autour de technos, sinon des effets de mimétisme, qui restreignent au final les capacités d’innovation disruptive. Le même nuance cependant l’ampleur du risque : « L’innovation peut aussi venir du fait que vous croyez à ce que vous faites. Dans un cluster, personne ne peut prétendre avoir le monopole des bonnes idées. » Et de citer l’exemple du MIT où il observe que des PME parviennent à trouver leur place et même à s’internationaliser sans être spécialement innovantes.
Inclusion et diversité
Sans transition (quoique…), nos deux animateurs interpellent les intervenants sur un autre enjeu : la capacité des clusters à promouvoir l’inclusion et la diversité. De ce point de vue, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Que ce soit ceux de Corinne Borel, qui rappellent la faible propension des femmes à la tête de start-up incubées à Incuballiance (8%…). Ou le témoignage de Maureen Le Baud, Directrice investissement, chez Demeter, qui dit se retrouver régulièrement dans des réunions où il n’y a que des hommes… Faut-il alors encourager la féminisation du monde de l’innovation en privilégiant les start-up créées par des femmes ? Avec la franchise qu’on lui connaît, Sean Wright reconnaît qu’il ne prend pas en considération la composition des équipes au regard de la parité, dans ses choix d’investissements. « Avant toute chose, c’est le potentiel de la start-up qui compte. » Mais il observe une prise de conscience et une tendance à l’amélioration de la situation. Maureen Le Baud ne lui porte pas la contradiction de ce point de vue. « En tant que capital-risqueur, je ne peux investir dans une start-up au seul prétexte que le CEO est une femme. La performance est le premier critère. »
Tomoyuki Nagaoka se veut optimiste… concernant son pays, qui semble à cet égard partir de plus loin. « Au japon, force est de reconnaître qu’il y a des marges d’amélioration en matière de féminisation de l’entrepreneuriat innovant. » On appréciera l’art de l’euphémisme. Le même évoque une communauté de femmes entrepreneures en train d’émerger. Il confesse encore : « Je n’avais pas pensé à investir dans des entreprises créées par des femmes. Mais je suis de plus en plus prédisposé à le faire », dit-il, sans qu’on sache si c’est « un effet table ronde »…
Jean-Jacques Yarmoff se veut lui aussi optimiste : « Il y a des réseaux implicites : les inégalités existent, mais il y a des moyens de les contrebalancer. » Quant à Hélène Tinti, elle cite le cas de Willa, un incubateur dont plus de 20% des start-up sont créées par des femmes, contre une moyenne de 10% en France. Corinne Borel avance d’autres chiffres qui laissent présager une amélioration de la situation : ils montrent que les sociétés qui ont le plus de diversité performent le plus. Et Incuballiance entend bien prendre sa part dans le changement des mentalités en portant la proportion de start-up créées par des femmes incubées en son sein à 20% (contre, rappelons-le, 8% actuellement). L’Incubateur participe déjà au programme WILLA Boost for Women in Deep, qui a pour vocation d’aider les entrepreneures potentielles à rompre avec l’autocensure.
En attendant, on remarquera que les organisateurs ont bien fait les choses : la table ronde comptait autant de femmes que d’hommes…
Un critère décisif : le développement durable
Bien d’autres choses auraient pu être dite sur le sujet. La discussion s’oriente cependant vers un autre enjeu, pas si éloigné au demeurant : le développement durable. Cette fois, tout le monde semble s’accorder, capital-risqueurs, investisseurs et incubateurs. Qu’on l’appelle DD ou économie circulaire, c’est un critère majeur dans les choix d’investissement. Y compris pour Sean Wright : « Le développement durable est une case qu’il faut pouvoir cocher pour investir dans une start-up. » Le même : « Quand bien même il ne se retrouve pas dans toutes les technos sélectionnées, c’est un critère important. Nous le valorisons donc, car cela correspond aux attentes des clients. » A en croire Maureen Le Baud, l’intérêt des capital-risqueurs est plus ancien qu’on ne le pense : depuis sa création en 2005, Demeter investit dans des solutions de développement durable. « Cela fait partie de son Adn. » Et puis le marché est « chaud » !
Tomoyuki Nagaoka semble introduire un bémol à travers une double devinette : combien de personnes connaissent Tesla Motors ? Le public lève le bras comme un seul homme. Le même Tomoyuki Nagaoka : « Qui sait maintenant que les batteries piles utilisées sont conçues par Panasonic ? » Manière de dire qu’en cette période de transition, il faut savoir trouver un juste équilibre entre la recherche d’un marché de niche répondant aux aspirations d’happy few et la nécessité de solutions industrielles.
L’optimisme reste cependant de rigueur avec le constat fait par Corinne Borel : l’arrivée de nouvelles générations d’entrepreneurs particulièrement soucieux de l’impact de l’économique sur l’environnement. Elle n’y fait pas allusion, mais on pense au Manifeste pour un réveil écologique porté récemment par des étudiants de grandes écoles, annonçant leur refus d’intégrer des entreprises n’assumant pas leur responsabilité sociétale. La Chine n’est pas en reste, comme le rappelle Alessandra Capriglia : « on » y investit massivement dans les énergies renouvelables. Quand elle dit « on », c’est bien sûr en référence à l’Etat.
La discussion en vient au rôle de ce dernier, à la manière dont il encourage la créativité ou au contraire la restreint. On sourit en observant les contorsions rhétoriques d’Alessandra Capriglia, la première à être sollicitée sur le sujet. Dans son pays, l’Etat n’y serait pas le Big Brother qu’on présente souvent. « Tant que vous faites quelque chose de bien pour la population et l’environnement, vous n’avez aucune raison de vous inquiéter de l’Etat. En revanche, si vous faites quelque chose de malencontreux, l’Etat va vous encourager de changer de focus. » La même dit ne pas ignorer les appréhensions des investisseurs à l’égard de la Chine, au regard des questions relatives à la propriété intellectuelle. « C’est oublier que les entreprises chinoises ont le même souci d’être protégées contre les risques de violation de leur propre propriété intellectuelle. »
Et aux Etats-Unis, où l’Etat semble moins omnipotent, comment cela se passe-t-il ? « Semble » avons-nous dit car non seulement la réglementation existe, mas encore les acteurs de l’innovation l’a réclament. Y compris quand ils sont capital-risqueurs. Ainsi de Shay Mcardle, qui souligne l’importance du rôle régulateur des gouvernements. « Il faut avoir des régulations exigeantes. » Jean-Jacques Yarmoff rappelle utilement que quand bien même l’Etat fédéral américain n’a pas ratifié les accords de la COP21, la plupart des grandes villes sont engagées dans une transition énergétique. La pression du marché, admet-il cependant, n’est pas suffisamment forte pour booster cette transition vers l’économie bas carbone. « La rentabilité à court terme reste un critère de choix des investisseurs ». Le même rappelle encore que le développement durable commence au seuil de sa porte et fait état de ses réflexions sur la manière de concevoir ses propres bâtiments en conséquence – une préoccupation à laquelle se fera écho Corinne Borel, à propos des locaux d’Incuballiance.
Quant au rôle que pourrait jouer le gouvernement en France, Maureen Le Baud souligne l’intérêt qu’il y aurait à ce qu’il aide davantage au financement de l’innovation hardware et deeptech, dont le développement exige plus de temps et, donc, bien plus de capitaux que l’innovation software. « Il faut attendre de l’ordre de sept à dix ans avant un retour sur investissement. Une durée trop longue pour des investisseurs privés. Il est donc important que l’Etat finance les premières années [ce qu’il fait au demeurant, reconnaît-elle au travers de la BPI] avant que les capitaux-risqueurs ne prennent le relais. La même évoque l’intérêt qu’il y aurait à encourager la création de joint-ventures en France sinon en Europe.
Ancien de la BPI, comme il le précise, Jean-Jacques Yarmoff nuance : l’argent ne fait pas tout. L’important est d’assortir la start-up aux bons talents. Il cite l’exemple de l’Etat du Massachusset, qui facilite les lien entre start-up et étudiants en quête de stage. Une manière originale de financer l’innovation. Et le même d’insister sur l’existence de bien d’autres acteurs susceptibles de jouer un rôle dans le financement des start-up les plus high-tech.
La discussion aurait pu se poursuivre encore et encore sans qu’on ne perçoive finalement le temps s’écouler. Mais il faut s’acheminer vers la fin. L’animateur prend néanmoins le temps de recueillir les ultimes questions de la salle. Nous nous en profitons pour revenir sur les critères qui font qu’un cluster est un cluster créatif, en faisant remarquer que les intervenants n’ont pas usé d’un terme qui nous semble pourtant essentiel pour saisir la manière dont les innovations se font – terme qu’ils auraient pu rencontrer au moment de traverser l’allée du rez-de-chaussée du bâtiment Gustave Eiffel de CentralSupélec. Les fidèles lecteurs de Paris-Saclay Le Média auront reconnu le terme que nous avions en tête. Faute de temps, seul un intervenant réagit et confirme l’importance de la « serendipity »…
A lire aussi :
– les comptes rendus de la cérémonie de clôture de Paris-Saclay Spring et du discours de Cédric Villani (pour y accéder, cliquer ici) et de notre test d’un véhicule autonome dans le cadre du projet Paris-Saclay Autonomous Lab (cliquer ici) ;
– les entretiens avec Barthélémy Bourdon Barón Muñoz, CEO et cofondateur de Hajime, une start-up qui s’est placée à l’interface de la psychologie sociale et de l’IA pour améliorer l’observance thérapeutique (pour y accéder, cliquer ici) ; Nadège Faul, responsable des projets de transport autonome au sein de VEDECOM (cliquer ici) ; Sylvain Franger et Arun Kumar Meena, chercheurs l’Institut de chimie moléculaire et des matériaux d’Orsay (Université Paris-Sud), qui participent au développement d’une nouvelle génération de batteries (cliquer ici) ; Laëtitia Pronzola, fondatrice de Lotaëmi, une start-up, qui a conçu un baume essentiel pour soin capillaire et peau sèche à base d’ingrédients 100% naturels (cliquer ici).
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