Entretien avec Jean-Louis Martin, ancien directeur de l'Institut d'Optique
Nous l’avons personnellement découvert il y a plus de dix et avons rendu compte depuis régulièrement de son actualité à travers des entretiens avec des élèves ingénieurs et des startuppers hébergés dans ses murs, ou encore des membres de son équipe de direction. Pourquoi s’en cacher ? Le 503, puisque c’est de lui qu’il s’agit, est un lieu que nous avons très vite considéré comme un des épicentres de la formation en entrepreneuriat innovant de l’écosystème Paris-Saclay. Encore dans son jus – il a été construit en 1967 -, il n’était pas sans évoquer l’esprit « garage » des pionniers de l’informatique de la Silicon Valley. C’est tout de même là, au sein du Laboratoire Charles Fabry, que le physicien Alain Aspect avait réalisé au début des années 1980 les expériences en physique quantique qui devaient lui valoir, près de quarante ans plus tard, le prix Nobel.
Ce n’est donc pas sans émotion que nous nous y rendions une énième fois, ce 1er octobre 2024, à pied comme à notre habitude, en empruntant le chemin de terre qui y conduit à travers un sous-bois.
De sa rénovation, nous en avions eu un premier aperçu au printemps, en participant à un jury de projets de la FIE. En quelques mois, que de chemin encore parcouru ! Quoique rénové en profondeur, il a conservé cet esprit particulier qui le maintient dans un subtile équilibre entre une volonté d’ouverture sur l’extérieur, de séduire les investisseurs, et celle de s’inscrire dans une longue histoire, tout en cultivant une certaine discrétion.
Naturellement, nous n’avons pu nous empêcher de sortir notre enregistreur pour recueillir à chaud les témoignages de personnes croisées au gré de nos déambulations. En voici un premier et non des moindres puisqu’il s’agit de celui de Jean-Louis Martin, ancien directeur général de l’Institut d’Optique de 2006 à 2022.
- Si vous deviez, pour commencer, caractériser le 503…
Jean-Louis Martin : Ce bâtiment a pour lui d’avoir été construit dans un endroit remarquable, au cœur du campus de l’Université Paris-Saclay, avec une vue sur la vallée de Chevreuse. Il se trouve à proximité d’autres établissements d’enseignement supérieur ou de recherche tous plus prestigieux les uns que les autres – l’ENS Paris-Saclay, CentraleSupélec, l’Université Paris-Sud et sa faculté des sciences d’Orsay, etc. – dont certains ont de longue date une expérience dans l’entrepreneuriat innovant et son accompagnement. Ce qui manquait, cependant, comme dans beaucoup d’autres écosystèmes français, c’était la valorisation de la recherche par de l’innovation entrepreneuriale. Jusqu’à il y a quelques années, cette valorisation économique se heurtait à des réticences, y compris au sein d’un conseil d’administration comme celui de l’Institut d’Optique ! En 2006, après avoir fait adopter par les administrateurs une identité de « marque » nouvelle pour l’établissement, Institut d’Optique Graduate School (IOGS), je leur ai présenté le projet de création de la FIE, Filière Innovation Entrepreneur (aujourd’hui Entrepreneur.e.s) et proposé de faire du 503 un lieu emblématique de formation à l’innovation entrepreneuriale. Avec François Balembois – en charge de la mise en place de la FIE, nous nous sommes heurtés à la réticence de quelques administrateurs qu’il nous a donc fallu convaincre de la pertinence de cette filière. Un paradoxe quand on sait que plusieurs d’entre eux viennent du monde économique. Des objections inattendues sont même venues d’industriels comme, par exemple, celle-ci : « on ne peut tout de même pas attendre de jeunes de 21-22 ans qu’ils créent des entreprises, de surcroît fondées sur des technologies innovantes ! ».
- Quels arguments leur avez-vous opposés ?
J.-L.M. : Nous avons rappelé qu’aux sortir de leurs études, ces jeunes auraient de toute façon un diplôme d’ingénieur qu’ils pourraient faire valoir sur le marché de l’emploi. Ce n’est pas parce que nous leur donnions la possibilité de porter un projet entrepreneurial innovant qu’ils devaient s’interdire d’intégrer une entreprise déjà existante. De fait, aujourd’hui encore, certains des diplômés issus de la FIE font ce choix. Leur expérience de l’entrepreneuriat innovant aura au moins eu le mérite de leur inculquer le réflexe entrepreneurial avec toute la lucidité requise quant à ce que créer une entreprise implique concrètement, à savoir : avoir une bonne idée, mais aussi savoir bien s’entourer, acquérir des compétences en management et en gestion, savoir élaborer un business plan, etc. – rien ne les empêchant de créer plus tard leur propre entreprise. On constate aujourd’hui que leur trajectoire professionnelle a été favorisée par la maturité qu’ils ont acquise dans le parcours de formation de la FIE.
Deuxième argument : les élèves ingénieurs qui font le choix de la FIE sont sélectionnés par une équipe externe, composée de startuppers, dont des serial entrepreneurs, de conseillers du Commerce extérieur, un représentant d’HEC – une école de commerce prestigieuse s’il en est avec laquelle nous avons conclu des accords. Nous pouvions faire confiance à ce jury et sa capacité à, d’une part, détecter des potentiels parmi les élèves de SupOptique et, d’autre part, établir une liste d’idées de création de start-up, issues des laboratoires académiques ou du monde économique.
Troisième argument : une fois qu’ils ont intégré la FIE, nos élèves ingénieurs ne sont pas abandonnés à eux-mêmes. Ils sont accompagnés par des professionnels, des chercheurs et des entrepreneurs. La FIE ne fait donc qu’accroître leur chance de pouvoir mener à bien un projet, avec d’autres élèves ingénieurs – en principe, les projets sont portés par des équipes de personnes qui auront appris à se connaître dès l’année de tronc commun qui précède les deux années de la FIE.
Quant à la jeunesse de ces entrepreneurs en herbe, elle ne saurait être perçue comme un obstacle. Pour avoir vécu de l’autre côté de l’Atlantique, que ce soit en Californie ou à Boston, je vous prie de croire qu’on ne se préoccupe pas de l’âge du capitaine ! De l’entrepreneur innovant, on attend d’abord qu’il ait une tête bien faite, mais aussi qu’il sache bien s’entourer et qu’il en veuille.
- Qu’est-ce qui vous a motivé à persévérer dans la mise en place de cette nouvelle filière de formation ?
J.-L.M. : S’il y avait un établissement d’enseignement supérieur qui pouvait proposer une formation à l’entrepreneuriat innovant, c’était bien, entre quelques autres exemples, l’Institut d’Optique. Dès ma prise de fonction de directeur général en mars 2006, c’est naturellement là que j’ai voulu la mettre en place. L’Institut d’Optique avait pour lui d’avoir toujours été un vivier d’ingénieurs chercheurs tournés vers la recherche et l’innovation. Je pense bien sûr à Alain Aspect, professeur à l’Institut d’Optique, dont on sait l’intérêt pour les start-up – en particulier dans le domaine quantique -, ou encore à Angénieux, le fondateur de l’entreprise éponyme, ancien de Sup Optique, et à bien d’autres, à l’origine de créations d’entreprises réputées, sinon de découvertes décisives dans le domaine de l’optique.
Il se trouve aussi que j’avais accueilli des diplômés de l’Institut d’Optique dans le Laboratoire d’Optique et Biosciences que j’avais créé à l’École polytechnique (UMR 7645 du CNRS et U 696 de l’INSERM). Venus pour y faire une thèse, ils étaient tout à la fois intéressés par la recherche fondamentale et ses perspectives de valorisation. Je ne suis pas sûr qu’il y avait en 2006 beaucoup d’autres établissements de ce genre en France – je peux encore tout au plus citer l’ESPCI Paris, qui forme depuis le milieu du XIXe siècle des ingénieurs d’innovation. À l’époque, Polytechnique ne s’était pas encore mise à l’heure de l’entrepreneuriat innovant. Il y avait donc une opportunité à saisir en s’appuyant à la fois sur l’histoire et la culture de l’Institut d’Optique, la qualité de ses enseignements et de sa recherche, dans un domaine déjà porteur – la photonique -, qui l’est devenu encore plus aujourd’hui.
- Pour ma part, j’ai découvert le 503 et sa FIE en 2013. Déjà, ils avaient déjà bonne réputation Je me souviens de premières interviews avec François Balembois ou encore Cécile Schmollgruber, la cofondatrice de Stereolabs dont la technologie a convaincu le cinéaste James Cameron qui l’a utilisée pour la réalisation en image trois D du film Avatar… Finalement, la FIE, mise en place en 2006, avait très rapidement fait la démonstration de sa pertinence… Quant au lieu même…
J.-L.M. : Avec ses 9 000 m2 utiles, à peu près 10 000 au total, le 503 est devenu très vite un lieu emblématique. Construit en 1967, il avait connu une extension deux ans plus tard. Il avait donc toutes les qualités, mais aussi les défauts d’un bâtiment construit durant cette période. Et comme on le sait, le monde de l’enseignement supérieur n’est pas l’endroit où on a le souci et surtout les moyens de maintenir le patrimoine en l’état… En 2006, le 503 était encore dans son jus.
- Ce qui a participé au demeuranti à la réussite du lieu qui n’était pas sans évoquer l’esprit garage des pionniers de la tech…
J.-L.M. : En effet, les jeunes qui y créaient leur start-up disposaient de locaux, qui évoquaient plus des garages que des bureaux dignes de ce nom. Comme en Californie où de jeunes pousses investissent des friches auxquelles elles donnent juste un coup de peinture, en attendant que le succès leur permette de disposer de locaux plus chics. Dans le cas du 503, cela a eu le mérite de susciter une vraie cohésion entre les élèves ingénieurs, les startuppers et même les enseignants chercheurs qui n’ont pas hésité à donner un coup de main pour rafraîchir les locaux. Reste que le bâtiment ne pouvait pas rester en l’état. Il n’apparaissait pas comme le meilleur endroit pour donner une image dynamique des entreprises qui y voyaient le jour, ni à faire visiter à des investisseurs potentiels…
- À quel moment avez-vous entrepris de le rénover ?
J.-L.M. : Dès 2007-08, une rénovation en profondeur avait été envisagée. J’avais présenté un projet en ce sens dans le cadre du prochain contrat plan État-Région. Malheureusement, si ce projet a été présélectionné, il n’a pas été retenu.
- Comment êtes-vous parvenu néanmoins à le mener ? Avec quels financements ?
J.-L.M. : Nous avions obtenu de premiers financements auprès du Conseil général de l’Essonne, alors présidé par Thierry Mandon – ce qui ne manque pas de surprendre quand on sait que l’enseignement supérieur ne fait pas partie du champ de compétences de ce genre de collectivité territoriale. Ce sont ajoutés ensuite des financements du Conseil régional d’Île-de-France, à l’initiative de Valérie Pécresse elle-même, qui témoignait ainsi une nouvelle fois de son engagement en faveur du campus Paris-Saclay. Si ces financements nous ont permis de mandater un architecte, en revanche, ils ne permettaient pas de couvrir l’ensemble des travaux. Il en fut ainsi jusqu’à ce que survienne la crise sanitaire liée au Covid.
- Qui a bloqué l’avancement du projet ?
J.-L.M. : Non, au contraire ! Elle aura permis de disposer des financements complémentaires, dont nous avions besoin.
- Expliquez-vous…
J.-L.M. : Souvenez-vous : en réponse à la crise sanitaire, le gouvernement de l’époque a lancé son plan de relance intégrant notamment le programme France 2030. Or, nous avions déjà un dossier de demande de financements, que nous nous apprêtions à soumettre au nouveau contrat plan État-Région en nous attendant cependant à n’être, une nouvelle fois, que présélectionnés. Sauf qu’entretemps, la FIE avait engendré de nombreuses réussites : StereoLab, déjà cité, Effilux, et bien d’autres encore. Heureusement ces success stories étaient arrivées aux oreilles de politiques, en responsabilité. En 2020, Simone Bonnafous, nommée rectrice déléguée pour l’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation de la région académique Île-de-France, avait fait une visite du 503. Est-ce de la sérendipité ? Toujours est-il qu’elle eut l’heureuse idée de nous suggérer de déposer un dossier de candidature pour un financement dans le cadre du plan de relance. Ce que nous n’avons pas manqué de faire. C’est ainsi que nous avons obtenu le complément nécessaire à la réhabilitation totale du bâtiment, et déposer un permis de construire dès mars 2021 avec le résultat que vous pouvez voir aujourd’hui. Au total, la réhabilitation a été possible grâce aux contributions successives du département de l’Essonne, de la Région Île-de-France et de l’État. Notre autre chance est d’avoir sélectionné une équipe de maîtrise d’œuvre de grande qualité, composée de trois entreprises basées en région parisienne, avec comme pilote Richard Colin, architecte, du cabinet RCA&A ; les bureaux d’études P.CE TECH et BET BUCHET. Une équipe qui a su conserver l’esprit de ce centre de recherche et d’enseignement – Sup Optique, ainsi qu’on le surnomme encore chez les ingénieurs ; l’Institut d’Optique, comme on l’appelle dans le monde de la recherche -, théâtre de nombreuses expériences. Rappelons que c’est là, au deuxième sous-sol, pour les préserver de tout risque de vibration, qu’Alain Aspect a mené les siennes – les « expériences d’Orsay », aujourd’hui les « expériences Alain Aspect – qui devaient lui valoir son prix Nobel quarante ans plus tard.
- Preuve s’il en était besoin que pour innover il faut savoir se projeter dans l’avenir, mais en sachant d’où on vient, s’inscrire dans les pas de chercheurs, d’entrepreneurs qui nous ont précédés…
J.-L.M. : Vous mettez là le doigt sur un autre enjeu : la transmission intergénérationnelle. C’est quelque chose que j’ai ressentie fortement aux États-Unis où cette transmission fait partie intégrante de la culture entrepreneuriale. Elle se fait naturellement, sans avoir besoin d’être encouragée. Un autre point important est ce continuum entre la recherche, de haut niveau, et la valorisation économique, sans a priori. C’est précisément ce que l’Institut d’Optique parvient à faire, à travers la FIE en particulier, et en s’appuyant, j’y reviens, sur l’histoire de l’école dont les chercheurs ont été aussi des entrepreneurs dans l’âme. Gardons à l’esprit que la recherche fondamentale exige des équipements de pointe, et c’est précisément leur conception qui concourt aussi à faire de nouvelles découvertes.
- Qu’est-ce qui vous a prédisposé à vous investir autant dans l’Institut d’Optique ?
J.-L.M. : La question se pose d’autant plus que je ne fais pas partie de la communauté alumni de SupOptique : je suis de formation hybride physique-biologie, avec une activité d’enseignement et de recherche à l’Inserm (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale). C’est Alain Aspect, qui m’a convaincu d’en prendre la direction générale. À l’époque, en plus de diriger le laboratoire que j’avais créé avec Polytechnique, j’enseignais à Polytechnique et présidais le conseil scientifique de l’Inserm. Autant de responsabilités qui m’occupaient bien et auxquelles je ne voulais pas renoncer. Ce à quoi Alain Aspect m’a répondu qu’il me suffisait de consacrer 30% à l’Institut. Si finalement, j’ai accepté, c’est parce que j’ai appris que lui-même, que je connaissais bien – il enseignait aussi à Polytechnique – avait décidé de revenir à l’Institut, considérant que c’était un lieu propice pour effectuer une recherche de qualité. Et puis cette école me paraissait, de par son articulation entre la recherche et l’innovation, proche de l’ambiance que j’avais pu ressentir en Californie ou à Harvard. Je me souviens en particulier d’un jeune thésard de l’Université de Californie à San Diego, qui avait sur son bureau un exemplaire de sa thèse fraîchement soutenue et, juste à côté, le business plan de la boîte qu’il venait de créer dans la foulée… Mon propre président de jury de thèse de doctorat ès Sciences, Martin Karplus, professeur à Harvard, qui devait recevoir le prix Nobel, avait lui-même créé des sociétés spécialisées dans la modélisation moléculaire visant à la conception rationnelle de molécules-médicaments. Cette percolation entre la recherche et l’entrepreneuriat innovant m’avait marqué au point d’avoir envie de transmettre cette culture-là.
C’est aussi en souvenir de ce que j’avais pu observer aux États-Unis, et dans le souci de faire gagner l’institut d’Optique en visibilité au plan international, que j’ai jugé bon d’ajouter Graduate School à son nom. Ce qui m’a valu d’autres objections. Mais ça, c’est une autre histoire (sourire).
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