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Le Design Spot, sept ans après

Le 15 octobre 2024

Entretien avec Vincent Créance, designer

Le Design Spot ? En 2017, l’année de son inauguration, ce lieu dédié à la promotion du design au sein de l’université Paris-Saclay pouvait encore susciter l’étonnement, sur le mode : Design Spot, Kesako ? Et pour cause, il n’y avait rien d’équivalent. Depuis il s’est imposé dans le paysage de l’écosystème de Paris-Saclay à tel point qu’on n’imagine pas qu’il puisse en disparaître un jour. À sa tête, depuis ses débuts, Vincent Créance vient de faire valoir ses droits à la retraite non sans accepter de se prêter à un dernier entretien (le 7e qu’il nous ait accordé à ce jour). Il revient sur les circonstances de la création du Design Spot et le chemin parcouru sur fond de nouvelles aspirations des jeunes générations.

- Si vous deviez pour commencer par rappeler le projet initial du Design Spot ?

Vincent Créance : Le Design Spot, c’est d’abord le fruit d’une aventure humaine, le résultat de l’intuition de quelques figures de ce qui était encore la Comue Paris-Saclay – la préfiguration de l’actuelle université Paris-Saclay. Des figures qui ont joué un rôle si décisif que je souhaite pouvoir les citer toutes : Gilles Bloch, le président de la Comue ; Claude Chappert, son directeur général ; Hervé Biausser, directeur de CentraleSupélec ; Pierre-Paul Zalio, directeur de l’ENS Paris-Saclay ; Yves Poilane, directeur de Télécom Paris et Philippe Wateau, directeur du CEA List. Ces personnes partageaient une même conviction : dans une université qui se voulait expérimentale, il y avait du sens à se doter d’un dispositif également expérimental dans le domaine du design. Lequel ? Justement, la question restait entière faute d’avoir encore d’exemple précis dont on aurait pu s’inspirer. Alain Cadix, alors directeur de l’Ensci – Les Ateliers, a été missionné pour en dessiner les contours dans le cadre d’un projet de préfiguration. Une fois celui-ci validé, la Comue a procédé au recrutement d’un directeur..

- En l’occurrence, vous…

V.C. : En effet. J’ai été recruté en juin 2017 et le centre de design a été inauguré en décembre de la même année. Les six mois qui se sont écoulés m’ont paru une éternité ! Je n’ai eu de cesse de me dire que je traînais, que je n’avançais décidément pas assez vite…

- Après tout, six mois ce n’est pas beaucoup…

V.C. : C’est ce que j’ai fini par me dire ! Autour de moi, on réagissait plutôt par un « déjà ? » (Rire). Seulement, moi, je fonctionnais encore au rythme du secteur privé où j’avais fait toute ma carrière. C’est plus tard que j’ai compris que le monde académique, des établissements publics d’enseignement supérieur et de la recherche, avaient leur propre rythme, que des projets prennent plus de temps à se réaliser. Non pas que les gens y sont moins efficaces. Mais les contraintes, administratives, de gouvernance ne sont pas les mêmes…

- Encore un mot sur votre carrière car elle avait déjà à voir avec le design…

V.C. : En effet. J’ai passé dix ans (1986-1996) dans une agence de design, une des principales de la place de Paris : Plan Créatif. Suite à quoi j’ai rejoint le groupe Alcatel comme directeur du design puis… « Vice Président Brand », une fonction qui embrassait le design et la communication – une particularité aujourd’hui encore, mais qui se justifiait pleinement si on considère que l’apparence des produits participe à l’image de l’entreprise. J’y suis resté de nouveau une dizaine d’années avant de prendre la direction d’une agence de design, MBD Design, qui existe toujours. Un nouveau challenge pour moi puisqu’elle était spécialisée dans le transport urbain. En 2017, j’ai été recruté comme directeur du Design Spot.

- Design Spot que vous vous apprêtez à quitter en faisant valoir vos droits à la retraite. Comment le projet initial a-t-il évolué au cours de ces sept années ?

V.C. : En réalité, le Design Spot actuel n’est guère différent de ce qu’Alain [Cadix] avait imaginé dans son avant-projet. Je tiens d’ailleurs au passage à lui rendre hommage. Ses principales recommandations s’organisaient schématiquement autour de trois grands axes : la promotion du design ; le soutien aux efforts de recherche grâce au design ; des missions d’études. À quoi s’ajoutait la création d’une école, la seule recommandation qui finalement n’a pas été mise en œuvre – j’ai considéré qu’il y avait déjà suffisamment de lieux de formation à Paris, pour ne pas surenchérir dans l’offre.
En revanche, les trois premiers axes me paraissaient prioritaires. Aujourd’hui encore, ils sous-tendent les missions du Design Spot. Tout au plus leurs poids respectifs ont-ils évolué. Au-début, nous étions très orienté vers la promotion du design (le premier axe), et moins dans la réalisation d’études. Depuis, la situation s’est inversée : nous sommes de plus en plus sollicités par des laboratoires de recherche, mais aussi des start-up. Nos efforts de promotion du design ont visiblement porté leur fruit.

- Peut-on dire qu’il y a désormais un « réflexe design » au sein de l’université Paris-Saclay ?

V.C. : Oui, le réflexe se diffuse. Mais progressivement, sans être encore présent partout. Ce qui, d’une certaine manière, est plutôt heureux : si tous les chercheurs de Paris-Saclay avait acquis le réflexe de penser design et de nous solliciter, nous aurions explosé en vol ! Certes, pas moins de sept années se sont écoulées, mais désormais je considère que c’est un laps de temps relativement court au regard de tout ce que nous avons fait ! (Rire). Lorsque le Design Spot a été créé, beaucoup de personnes se grattaient encore la tête en se demandant à quoi pouvait bien servir ce « truc ». Depuis, je pense être en mesure de dire que tout le monde s’accorde sur son utilité et même sa nécessité. A contrario, s’il devait disparaître, cela ne manquerait pas de provoquer un sentiment d’incompréhension.

- Quand vous dites « nous », c’est, comme on s'en doute, en référence à votre équipe. Qu’en est-il de ses effectifs ? Ont-ils progressé pour répondre aux sollicitations croissantes dont le Design Spot a fait l’objet ?

V.C. : Pas tant que cela ! L’équipe s’est constituée en l’espace d’un an et n’aura finalement guère bougé depuis. Elle ne compte que quatre personnes permanentes moi compris. En revanche, le nombre de designers professionnels que nous sollicitons pour la réalisation des études a, lui, fortement augmenté. C’est aujourd’hui un réseau d’une trentaine de personnes, que nous sollicitons en fonction des besoins dans l’une ou l’autre de nos missions. En moyenne, ce sont une dizaine de designers qui sont mobilisés à chaque instant en plus de l’équipe.

- Des designers de Paris-Saclay ou d’ailleurs ?

V.C. : Principalement d’ailleurs…

- Ce qui est une manière de faire rayonner le Design Spot au-delà de l’écosystème de Paris-Saclay…

V.C. : En effet. C’est aussi le cas de beaucoup des personnes qui participent aux ateliers ou aux conférences que nous organisons. Ce qui confirme le fait que le Design Spot a dépassé les frontières de l’Université Paris-Saclay. J’ajoute que j’ai été de temps en temps sollicité par des personnes extérieures à celle-ci pour mener des études de design. Mon terrain de jeu étant d’abord Paris Saclay, je déclinais sauf si la sollicitation avait un lien avec l’université et pouvait donner lieu, par exemple, à une thèse en convention Cifre.

- Dans quelle mesure l’inscription du Design Spot dans l’écosystème Paris-Saclay a-t-il accéléré son déploiement ?

V.C. : Cette inscription dans l’écosystème Paris-Saclay a été une chance. Rappelons que les premières années, nous étions installés sur le site de NanoInnov, un institut du CEA, dans le quartier de l’École polytechnique. Une situation paradoxale dans la mesure où, d’un côté, nous étions isolés, de surcroît dans un site sécurisé qui restreignait les possibilités d’accès des visiteurs, d’un autre côté, nous étions au cœur d’un centre de recherche très dynamique, clairement orienté vers la valorisation de la recherche. Nous étions là où il fallait être pour débuter. Notre proximité géographique nous a permis de travailler étroitement avec des laboratoires du CEA et, ce faisant, de lancer la dynamique du Design Spot. Notre délocalisation, depuis 2023, au Lumen, le learning center de Paris-Saclay, ne nous empêche pas de continuer de collaborer avec eux.
Cette délocalisation n’en inaugure pas moins une seconde phase. Nous sommes désormais dans le cœur battant de l’université Paris-Saclay, à proximité de CentraleSupélec, de l’ENS Paris-Saclay, etc. Au sein même du Lumen, nous cohabitons avec la Direction des Bibliothèques, Information et Science Ouverte, et La Diagonale Paris-Saclay avec lesquels nous avons su déjà créer de belles synergies comme, par exemple, la création d’une Matériauthèque. Et puis le Lumen est un lieu ouvert au public, ce qui change pas mal de choses. Il est encore trop tôt pour savoir ce que notre nouvel environnement va ouvrir encore comme champ de possible. Je ne doute pas cependant que de nouvelles pages vont s’écrire, mais il reviendra à mon successeur d’en dicter le contenu.

- Dans quel état d’esprit quittez-vous le Design Spot ? Avec le sentiment du devoir accompli ? Le regret de ne pas vivre le campus à l’heure de la Ligne 18 du Grand Paris-Saclay dont l’une des stations est en construction tout près de là ?

V.C. : (Rire). Est-ce que je pars avec le sentiment du devoir accompli ? C’est une idée qui m’a longtemps été étrangère. Car au fil des sept années que j’ai consacrées à développer le design dans un écosystème comme celui de Paris-Saclay, j’ai plutôt passé mon temps à me reprocher de ne pas avoir fait ceci ou cela, de ne pas avoir été bon à tel ou tel moment, etc. Mais à l’approche d’un départ, on commence à lever le nez du guidon. C’est alors qu’on mesure, en toute modestie, le chemin parcouru. C’est aussi le moment où vos interlocuteurs, sachant que vous vous apprêtez à partir, commencent à se confier sur leur perception de ce qui a été fait. Du regard autocritique, du sentiment qu’on aurait pu en faire davantage, on passe à l’étonnement en découvrant tout ce qui a été fait, l’air de rien. Donc, oui, pour répondre à votre question, je pars avec le sentiment du devoir accompli même si – que voulez-vous, on ne se refait pas ! – c’est toujours avec cet autre sentiment que j’aurais pu en faire encore plus.

- Partez-vous avec le souvenir de moments en particulier ?

V.C. : Oui, je me souviens notamment de la surprise qui fut la mienne en découvrant que le système universitaire était orienté d’abord vers la dépense, et administré en conséquence, non pour le plaisir de dépenser l’argent, je m’empresse de le dire, mais pour financer les missions qui lui incombent : l’enseignement, la recherche, la médiation. À l’inverse, il se révélait peu efficace pour en gagner. Or, moi, qui venait du privé, j’étais d’abord préoccupé de rentabiliser le moindre des projets que nous pouvions lancer, de générer du revenu, de dégager le maximum de ressources propres. Autant vous dire que les débuts ont été difficiles, car ce n’était tout simplement pas dans la culture de mes interlocuteurs. Finalement, j’ai obtenu de pouvoir dégager deux lignes budgétaires : une ligne de dépenses et une lignes de recettes. Nous avons ainsi une vision claire de ce que le Design Spot coûte, mais aussi de ce qu’il rapporte. Au vu du contexte dont je partais, je m’étais dit que si nous parvenions à 30% d’autofinancement, ce serait déjà bien. Finalement, nous avons dépassé les 50%. Je ne cacherai donc pas ma satisfaction de partir en laissant une structure qui ne grève pas les comptes de l’université, loin de là !

- Au-delà de cette vision comptable, dans quelle mesure ces sept années ont fait évoluer votre vision du design ? Le Design Spot s’est-il fait la caisse de résonance d’une autre conception du design ?

V.C. : Ah ! Vos questions sont l’occasion de témoigner d’une prise de conscience qui s’est faite de manière progressive, si je puis dire. Et je crois que c’est lié au fait d’avoir été en relation avec les jeunes, que ce soit au Lumen ou à NanoInnov.
Jusqu’alors, au cours de ma carrière professionnelle, j’étais enclin à inscrire le design dans une optique de valorisation économique, d’en faire quelque chose au service de mon entreprise. Aujourd’hui, je me rends compte que ce discours tient difficilement la route auprès des jeunes, qui aspirent à autre chose : faire du design un moyen de répondre aux défis environnementaux, mais aussi de nouvelles pratiques économiques, de nouvelles matières à penser notre monde. J’en suis ainsi venu à évoluer moi-même, progressivement, dans mon approche, sans forcément m’en rendre compte. Aujourd’hui, je mesure de nouveau le chemin parcouru. Je me surprends à me poser des questions d’ordre éthique que je ne me posais pas au début de ma carrière professionnelle. Le développement durable a longtemps été loin des préoccupations des gens de ma génération, autant le reconnaître. À part chez quelques visionnaires, ce n’était pas dans l’air du temps. Non que nous n’en comprenions pas les enjeux, mais c’est une chose de le faire sur un plan strictement intellectuel, c’en est une autre de les ressentir pleinement en soi, d’en faire le moteur de son engagement dans le design ou tout autre domaine. C’est probablement cette prise de conscience qui m’a conduit aussi à faire le choix de passer la main, de laisser la place à ces jeunes qui ont le design chevillé au corps, ont envie d’en faire un outil pour répondre aux problématiques de leur temps, avec leur tête bien faite, mais aussi toute cette énergie dont ils sont capables. Je vous prie de croire que je ne suis pas dans une posture : il s’agit bien de ce qui m’a motivé à ne pas aller au-delà de ma 7e année.

- Avec néanmoins l’ambition de continuer à servir la cause du design sous une forme ou une autre ?

V.C. : Si on me sollicite pour des projets intéressants, pourquoi pas ? Mais je ne me fais guère d’illusion. Une fois que vous vous mettez en retrait – que vous êtes retraité devrais-je dire –, vous risquez très vite de ne plus être vraiment dans le bain, au fait des évolutions les plus récentes. Et puis ce n’est pas les projets qui me manquent, y compris en dehors du design !

- Est-ce aussi un départ de l’écosystème Paris-Saclay ?

V.C. : Non, je continuerai à circuler dans le secteur et, donc, à suivre les évolutions de l’écosystème.

- Et à revenir au Design Spot…

V.C. : (Rire). Forcément, c’est un lieu auquel je resterai attaché. Sept ans après, je continue à trouver que le Design Spot est un dispositif très singulier. En regardant autour de moi, je ne vois rien d’équivalent. Le monde du design compte bien d’autres lieux singuliers, originaux, novateurs, mais rien qui ressemble au Design Spot. Je reste persuadé cependant que le modèle continuera à faire son chemin. Pourquoi donc ne pas le dire ? J’en suis quand même un peu fier ! Au point d’ailleurs de me dire qu’il devrait essaimer ailleurs, tout unique qu’il soit.

- Un lieu unique susceptible d’être fréquenté, de surcroît par des étudiants venus des quatre coins du monde. Dans quelle mesure s’est-il aussi enrichi de cette diversité de cultures du design dont les étudiants étrangers sont porteurs ? Pour le dire autrement, le Design Spot a-t-il aussi été le lieu d’un dialogue interculturel autour du design ?

V.C. : Au cours de ma carrière professionnelle, j’ai été toujours baigné dans des environnements tournés vers l’international. De ce point de vue, le milieu de l’université n’a donc pas constitué un changement majeur pour moi. Me retrouver au milieu d’étudiants étrangers avait quelque chose de naturel. En revanche, ce que j’ai pu observer ici, ce dont j’ai pu prendre la mesure, c’est la succession de générations différentes d’étudiants. Celles d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec elles du temps où je l’étais moi-même. Elles sont, on l’a dit, plus préoccupées encore par les défis environnementaux, mais aussi de pouvoir faire un métier en pleine adéquation avec leurs valeurs. Et ce n’est pas une tendance propre aux étudiants français ou européens, mais qu’on peut observer chez la plupart des étudiants, d’où qu’ils viennent. Ce qui donne une dimension internationale à leur génération et ne sera donc pas sans poser un problème aux entreprises qui pensent encore pouvoir s’en sortir en délocalisant leurs activités ! Par ailleurs, je me désolidarise de plus en plus d’une approche trop abstraite du design, en prétendant qu’il serait « La » solution à tous nos problèmes. Je n’en suis pas sûr : le design ne saurait prétendre servir à tout. Au terme de quarante ans d’expérience, j’ai acquis la conviction que le designer gagne à commencer par juste bien faire ce que les autres ne savent pas faire.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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