Nous avions déjà eu l’occasion d’interviewer Jean-Louis Frechin, designer et architecte, spécialisé dans le design numérique et l’innovation — il dirige NoDesign, une agence qu’il a cofondée pour produire des « néo-objets » et a récemment publié un ouvrage Le Design à l’heure du numérique (Fyp éditions). Nous en avons eu des nouvelles de manière fortuite, via un réseau social. Aussitôt, nous avons eu envie de recueillir son témoignage sur la crise sanitaire que nous traversons, mais aussi la place occupée par l’Université Paris-Saclay dans l’édition 2020 du classement de Shanghai. Bien nous en a pris…
– Pour commencer, pouvez-vous témoigner de la manière dont vous vivez la crise sanitaire que nous connaissons depuis plus d’un an ?
Dès le premier confinement, au printemps dernier, et passé le temps de la sidération, nous avons voulu, à NoDesign, réagir en lançant pas moins de trois opérations. La première, qui a rencontré un certain succès, avait pour nom « Idées pour demain ». Puisque tout le monde parlait du « Monde d’après », nous avons proposé à tout un chacun de faire part de ses idées, en les déposant sur une plateforme que nous avons créée à cet effet.
– A tout un chacun, designer ou pas ?
Oui, bien sûr. Naturellement, j’ai sollicité mon réseau, mais sans me limiter aux seuls designers et architectes : j’ai aussi invité des artistes, des scientifiques, etc., à partager eux aussi leurs idées. Des personnes qui ont a priori des choses à dire, mais qui curieusement ont une certaine pudeur à intervenir dans les débats publics. La plupart se sont prêtés au jeu, mais en me demandant de leur laisser le temps de la réflexion, ce qui, je trouve, est tout à leur honneur. Nous avons reçu de très nombreuses réponses, de personnes d’horizons disciplinaires et professionnels très divers, de France, mais aussi de plusieurs autres pays européens : d’Italie, du Portugal, d’Espagne, ainsi que d’Allemagne et d’Angleterre…
– Quels premiers enseignements avez-vous pu en tirer ?
Nous avons pris l’engagement de revenir dans un an — nous y sommes bientôt — avec une synthèse des résolutions que nous aurons ainsi collectées. Ce que je peux d’ores et déjà dire, c’est ma surprise à constater à quel point les préoccupations sont différentes d’un pays à l’autre. De manière générale, les Italiens manifestent un sens de l’intérêt général, du bien commun. Les Portugais ont, semble-t-il, plus de pudeur à exprimer des idées personnelles ; beaucoup se sont donc prononcés à travers des poèmes ou des citations, d’où se dégage un souci de l’universel. Quant aux Français, ils ont eu tendance à parler… d’eux-mêmes, sur le mode « Moi, je pense ceci ou cela »… Bien sûr, plusieurs de nos compatriotes ont eu une toute autre posture, mais globalement, on mesure à quel point le triomphe de l’enfant roi tant chéri par Françoise Dolto a pu engendrer une société individualiste où le « je » prime sur le « nous »… En bref, nous avons beau être embarqués dans le même destin européen que les Portugais, les Italiens, etc., nous avons beau partager une culture commune, nous restons encore un peu différents… Cela étant dit, cette opération aura permis d’entendre une majorité silencieuse, des gens qui ont des choses à dire, des initiatives à faire connaître, mais qui, encore une fois, n’osent prendre la parole publiquement. Ce qu’ils ont partagé avec nous a été en tout cas suffisamment riche pour intéresser les organisateurs de Lille Métropole 2020, Capitale Mondiale du Design, qui nous ont proposé de le présenter au travers d’une exposition. Laquelle a pu se tenir juste avant le second confinement non sans donner un tour quasi artistique à cette première opération.
– Et la 2e opération, en quoi a-t-elle consisté ?
A concevoir et produire l’exposition « Designer(s) du Design », pour l’événement Lille Capitale(s) Mondiale du Design. La première expo compatible Covid ! Nous avions une sélection de designers français, dont notamment le Design de la R&D d’EDF, de Dassault Systèmes et de l’Ircam pour illustrer les liens entre design et recherche. Enfin, la 3e opération, appelée GoodNest, a consisté en la réalisation de terrasses mobiles, destinées à permettre aux restaurateurs d’accueillir leur clientèle à l’extérieur dans de bonnes conditions. Des solutions avaient surgi spontanément, à base de palettes, mais à l’initiative d’Éric Pace, un ancien collègue de l’École d’architecture Paris-Villemin, nous avons voulu proposer des terrasses plus esthétiques, dignes d’une ville comme Paris. Autant le reconnaître, nous avons perdu face aux palettes ! Pour autant, nous ne désespérons pas de convaincre les municipalités de les adopter, car je doute que la Capitale puisse durablement se satisfaire de solutions conçues dans l’urgence pour répondre aux impératifs du moment.
– Et le second confinement, comment l’avez-vous abordé ?
Autant le premier a été pour nous l’occasion d’explorer de nouvelles voies, autant le second a correspondu à un quasi-retour à la normale. Il est vrai qu’entretemps nous avions appris à travailler plus intensément à distance. Nous avons lancé plein d’autres projets, mais plus classiques : outre l’ouvrage issu de l’expo Designer(s) du Design, nous avons remporté un appel à projets Faire 2020 sur l’esthétique ville en train de changer, poursuivi la mise au point de nouveaux environnements logiciels de pilotages augmentés et de visualisation des drones Parrot, ou encore finalisé une lampe sur un principe optique innovant pour l’éditeur DCW. En bref, c’est business as usual.
– Vous avez, dites-vous, appris à travailler plus intensément à distance. Est-ce à dire que vous estimez ne plus avoir besoin d’interagir autant en présentiel, comme on dit aujourd’hui ?
Non, bien sûr. Je ne prétends pas être original autrement qu’en étant dans la mesure ! (Sourire). Il ne faut pas opposer les deux, présentiel et distanciel. Ce dernier ne fait qu’enrichir notre palette d’interactions à distance. Il va nous apprendre si ce n’est déjà fait à corriger les erreurs que nous avons pu commettre avec le e-learning et autres Moocs. Créer de la proximité à distance, cela nécessite des savoir-faire, des « trucs » et de ne surtout pas craindre de perdre son temps à échanger. C’est une erreur de croire que tout le temps qu’on passe en réunion doit être du temps « utile ». Se réunir, c’est aussi l’occasion de parler de tout et de rien. Les deux/trois points hebdomadaires que je fais avec l’équipe de NoDesign se repartissent grosso modo en deux heures : une heure où on échange en étant concentrés sur les sujets à l’ordre du jour, l’autre à papoter, à perdre du temps ensemble. Déjà , quand j’enseignais, je variais toujours les temps de discussion avec mes élèves, entre des temps utiles et d’autres où nous échangions à bâtons rompus. Des temps tout sauf inutiles et, au contraire, précieux.
– Ce que vous dites des échanges apparemment inutiles nous remet en mémoire ce qu’Étienne Klein nous a dit dans un des entretiens accordés à Paris-Saclay Le Média, à savoir le fait d’avoir commencé sa carrière de chercheur avant l’avènement d’internet, de sorte, précisait-il, que beaucoup du temps passé au laboratoire était justement consacré à ce type d’échange, à bâtons rompus, avec ses collègues [pour accéder à cet entretien, cliquer ici]…
J’ignore quel âge à Étienne Klein, mais je présume que nous appartenons à cette même génération bénie, qui a commencé sa carrière avant le triomphe de la micro-informatique. A mes débuts, le design et l’architecture y recouraient encore peu. Loin de moi de dire que c’était mieux avant ! Grâce à l’informatique, le design et l’architecture ont indéniablement gagné en puissance. Mais cela s’est fait au prix d’une perte du sens des proportions. Or, celles de l’être humain n’ont pas autant changé…. La question des proportions demeure donc, et elle ne peut être traitée ou moyen des seuls outils informatiques.
– Comment appréhendez-vous le numérique et les nouvelles perspectives qu’il offre en matière de distanciel ?
Je crois qu’il faut nous garder de le diaboliser a priori. Personnellement, je ne le considère pas comme une simple prothèse, quelque chose appelée à se substituer à des modes « traditionnels » d’interaction, en face à face, mais, au contraire, comme une extension de nos modes d’échanges. Plutôt, donc, que de le dénoncer, de s’en défier, réfléchissons à la manière d’inventer avec lui des proximités nouvelles, entre présentiel et distanciel, à même de procurer ce sentiment de pouvoir passer du temps ensemble et quand bien même on n’aurait pas grand-chose à partager ! Le simple fait de se le dire, c’est important a fortiori quand on est en mode projet : autant s’assurer que ses partenaires potentiels soient effectivement partants ou pas.
– Des proximités nouvelles, donc, qu’il nous faut encore inventer ?
Pas nécessairement, car je n’ai pas le sentiment que nous partions de rien. Voyez tous ces enseignants qui ont dû apprendre, les uns avec facilité, les autres dans la douleur, à enseigner via des Moocs. Je ne doute pas qu’on ait encore appris des Webinar et autres conférences Zoom ou Teams. Nul doute qu’on ne refera plus les cours à distance de la même façon : on cherchera à y introduire plus d’interactivité tout en les articulant à des cours en présentiel.
– À propos de proximité, je ne résiste pas à l’envie d’aborder la notion de « cluster » qui, au sens d’écosystème, a pour vertu de souligner l’importance des interactions sur un même territoire. Seulement, force est d’admettre que cette notion connote aujourd’hui plus que jamais négativement. Qui dit cluster pense à virus, au Covid-19 en particulier. Faut-il renoncer pour autant à parler de cluster à propos de Paris-Saclay ?
Au risque de paraître un peu provocateur, je me demande s’il y avait lieu d’user de ce terme pour parler de Paris-Saclay, en définir le projet. La langue française est suffisamment riche pour se passer d’anglicismes ! Cela étant dit, le principe de regrouper des établissements d’enseignement supérieur et de recherche, et des lieux d’innovation va dans le bon sens. Tous ceux qui nous annonçaient un échec et patati et patata, doivent se rendre à l’évidence. Paris-Saclay est un succès, qui démontre s’il en était besoin que notre pays peut encore porter des projets ambitieux ! Rendons donc justice à la décision prise il y a un peu plus d’une dizaine d’années par Christian Blanc [alors secrétaire d’État chargé du Développement de la région capitale] de doter le Grand Paris d’un grand pôle scientifique et technologique. Rappelons aussi le rôle du projet Campus initié au même moment par Valérie Pécresse. Certes, le projet de l’Université Paris-Saclay s’est finalement soldé par une scission avec le pôle Polytechnique, mais cela ne diminue en rien la portée du résultat final. Que dire des centres de R&D qui ont rejoint le plateau ! Je pense en particulier à l’EDF Lab que j’ai eu l’occasion de visiter. Comment ne pas être impressionné par cet environnement propice à la recherche et à l’innovation ! Reste à veiller à ce que les lieux de recherche et de formation jouent vraiment le jeu, ne se replient pas chacun dans le périmètre de leurs beaux bâtiments, mais interagissent, apprennent à travailler véritablement ensemble. Démultiplier des fablabs, des incubateurs, c’est bien, mais à condition que ce soit dans une logique de mutualisation. Même chose pour les lieux de vie. Il importe qu’ils soient ouverts. Cela dit, je ne doute pas que la mayonnaise a déjà pris et prendra encore à mesure que la dynamique se renforcera, que l’écosystème gagnera en visibilité à l’international.
– Justement, puisque vous êtes actuellement au Portugal, je ne résiste pas à l’envie de vous demander si, somme toute, l’écosystème Paris-Saclay est visible depuis ce pays…
Comme je savais que vous me poseriez la question, j’ai surfé sur le net. En entrant « Saclay » dans le moteur de recherche, je suis tombé sur le site de l’Université de Lisbonne, lequel revient sur le dernier classement de Shanghai. Il y est rappelé que ce classement consiste à évaluer environ 2 000 universités à travers le monde pour en classer un millier. Certes, les premières sont toujours les mêmes : Harvard, Stanford et autres Cambridge, MIT et Berkeley. Mais on peut aussi lire que, parmi les universités du continent européen, c’est l’Université Paris-Saclay qui apparaît en tête. Pourquoi ne pas nous en réjouir ? Le jugement est d’autant plus appréciable que c’est d’autres Européens qui le soulignent et s’en félicitent ! Et puis, il y a quelque chose de fascinant à voir un projet qui n’était encore qu’une idée se concrétiser enfin. Je me souviens des plans que Christian Blanc nous avait montrés à Alain Cadix [ancien directeur de l’Ensci — Les Ateliers] et moi. A voir maintenant l’Université de Paris-Saclay dans le classement de Shanghai, j’ai juste envie de dire : waouh ! C’est la première fois qu’une université française est aussi bien classée. Pour autant, je n’irai pas jusqu’à dire que notre système d’enseignement supérieur aurait comblé un retard. Disons plutôt que le classement ne prenait pas suffisamment en compte sa particularité, avec cette claire division entre le monde de l’université et celui des grandes écoles — particularité que l’Université Paris-Saclay contribue justement à effacer. Ajoutons que la recherche produite sur le plateau de Saclay n’a pas attendu le classement de Shanghai pour être déjà de très haut niveau. Seulement, elle ne parvenait pas à être visible, du fait de sa fragmentation entre de nombreux établissements de recherche et centres de R&D, qui interagissaient peu entre eux. Cela étant dit, de l’Université Paris-Saclay, j’attends aussi qu’elle assume de jouer pleinement son rôle dans la restauration de la place de la science dans les débats de société…
– Expliquez-vous…
La crise sanitaire que nous traversons a mis en lumière le discrédit qu’une fraction de la population jette sur la science. Aujourd’hui plus que jamais, à l’heure des réseaux sociaux, on s’autorise à mettre en doute la connaissance scientifique ; c’est le règne des discussions de café de commerce. Voyez ce qui a pu être dit sur le Covid-19 et ses vaccins. J’invite, donc, les scientifiques, non pas tant à se défendre qu’à repartir à la conquête du grand public. Nous avons besoin qu’ils nous aident à décrypter l’actualité de manière rationnelle. Même s’ils ne sont pas toujours d’accord (mais la science progresse aussi grâce aux controverses !), même s’ils se posent des questions, au moins nous éclairent-ils, à partir de connaissances établies et de propos argumentés. Naturellement, il y a toujours eu des gens prompts à véhiculer des contre-vérités, à répandre des rumeurs, mais le phénomène se trouve amplifié par le poids des réseaux sociaux, au point d’alimenter un doute généralisé. Toutes les paroles semblent se valoir. Récemment, un article paru dans Les Echos regrettait qu’on n’entendît pas assez les ingénieurs. Que dire des scientifiques ! Leur parole se perd dans une cacophonie générale. Or, on ne peut pas mettre au même niveau la parole d’un chercheur d’une université classée à la 14e place avec celle de Madame Michu. Certes, il existe des émissions de vulgarisation de grande qualité, à la TV ou à la radio, mais il en faudrait davantage*.
– Je reçois vos propos comme un nouvel satisfecit adressé en creux à l’écosystème Paris-Saclay qui s’emploie justement depuis plusieurs années à promouvoir des formes renouvelées de médiations scientifiques au travers notamment des déclinaisons de la Fête de la science ou d’initiatives de structures spécifiques – S [cube] et La Diagonale Paris-Saclay, qui œuvre en particulier à approfondir le dialogue entre arts et sciences…
Vous avez raison de le rappeler. Ajoutons le Design spot dirigé par mon ami et collègue Vincent Créance. Je serai cependant tenté d’inciter à aller encore plus loin dans ce dialogue Science-Société en démultipliant la production de podcasts, voire en créant un média, une TV et/ou une radio dédiée à la science. En attendant, l’Université Paris-Saclay pourrait parrainer les émissions proposées par des stations de radio ou des chaînes de TV généralistes. C’est essentiel si nous voulons continuer à susciter des vocations scientifiques chez les filles et les garçons.
– Ajoutons que l’écosystème de Paris-Saclay a, comme d’ailleurs tout écosystème, l’avantage d’être ancré dans un territoire au travers de ses établissements d’enseignement supérieur, mais aussi de laboratoires, centres de R&D et autres tiers-lieux, de sorte qu’on peut y voir la recherche scientifique in vivo, à l’occasion notamment de journées portes ouvertes ou de la Fête de la science. N’est-ce pas une carte à valoriser ?
Je ne peux qu’applaudir à ce que vous dites. Je peux d’ailleurs témoigner de cet ancrage territorial pour m’être déjà rendu déjà de nombreuses fois sur le plateau de Saclay. D’ailleurs, je ne saurais trop inviter quiconque à en faire autant : à se rendre sur place, pour se faire une idée exacte de ce qui est en train de s’y inventer, dans l’intérêt du pays !
* Sur cet enjeu, voir la chronique de Jean-Louis Frechin publiée dans Les Echos – pour y accéder, cliquer ici.
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