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Le défi géographique de la MSH Paris-Saclay

Le 30 juin 2025

Entretien avec Sébastien Oliveau, directeur de la MSH Paris-Saclay

En juin dernier, la MSH Paris-Saclay soufflait sa dixième bougie. Arrivé en mars 2024, son nouveau directeur, le géographe Sébastien Oliveau, nous explique comment cette institution compte se projeter dans les années à venir non sans témoigner aussi de ce qui l’a prédisposé à en prendre les rênes.

- Pour commencer, pouvez-vous rappeler ce qu’est une MSH ?

Sébastien Oliveau : La réponse n’est pas aussi simple qu’elle peut en avoir l’air, car, à chaque MSH, son histoire et ses spécificités, selon sa période de création, son implantation locale, sa taille – variable entre la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme à Aix-Marseille, qui compte plus de 300 chercheurs répartis entre trois bâtiments dédiés, et la nôtre, hébergée, avec ses quelques bureaux, au sein de l’ENS Paris-Saclay – une de ses particularités.
Aucune n’est le fruit du hasard, mais de réflexions menées par des collègues attachés à promouvoir les SHS. À ce propos, je vous renvoie à la collection de témoignages éditée à l’initiative de l’Alliance Athéna et disponible sur Open édition. Ces témoignages éclairent sur les logiques institutionnelles ayant présidé à leur création et que je n’avais pas perçues jusqu’à alors. En cela, cette collection m’a été fort utile pour préparer mon audition !
Par delà leur diversité, les MSH présentent une même caractéristique tout sauf anecdotique, qui tient au fait d’avoir plusieurs tutelles. Mon propos pourra vous paraître encore bien institutionnel, mais c’est une réalité qu’il convient de prendre en considération si on veut comprendre le rôle d’une MSH dans le paysage de la recherche académique. Pour ce qui concerne la nôtre, elle compte neuf tutelles : outre le CNRS – la tutelle commune à toutes les MSH – des universités – les Universités Paris-Saclay, Versailles Saint-Quentin et Évry -, l’ENS Paris-Saclay, enfin quatre autres tutelles « secondaires » – CentraleSupélec, le CEA (une autre particularité de notre MSH), l’Inrae et l’Institut Mines Télécom Business School. Autant de tutelles qui ont fait, en 2015, le choix de se réunir au sein d’un même dispositif institutionnel pour promouvoir et valoriser les sciences humaines et sociales et ce, dans une logique d’interdisciplinarité. Si je m’appesantis de nouveau sur cet aspect institutionnel, c’est que je considère que cela peut éclairer sur les éventuelles « tensions » et dynamiques qui peuvent travailler une MSH.
Rappelons encore qu’il existe désormais 21 MSH à travers la France, la nôtre étant la dernière création en date : elle a fêté cette année son dixième anniversaire.

- Combien de chercheurs votre MSH fédère-t-elle ?

S.O.: La MSH de Paris-Saclay, c’est de l’ordre de 800 chercheurs, sachant que l’écosystème en compte bien plus avec ceux de l’IP de Paris – malheureusement, celui-ci n’a pas souhaité s’associer à notre MSH, ce qui, ne le cachons pas, est une source de frustration.
Nos chercheurs sont répartis entre 39 laboratoires partenaires, eux-mêmes répartis géographiquement entre Évry, Mantes-la-Jolie, Sceaux, le plateau de Saclay, la vallée de l’Yvette, Versailles et Saint-Quentin-en-Yvelines… Une dispersion qui ne facilite pas les rencontres entre nos chercheurs. Un de nos premiers défis est donc de faire en sorte qu’ils se connaissent et travaillent davantage ensemble. C’est précisément l’ambition de nos appels à projets. Pour bénéficier de leur financement, un projet doit être non seulement interdisciplinaire, mais encore impliquer au moins deux centres de recherche/laboratoires relevant de tutelles différentes. Une contrainte particulièrement forte pour nos chercheurs, certains ne manquant pas de le faire savoir. Pour ma part, j’y vois l’opportunité de créer un collectif à même de faire gagner les SHS en visibilité au sein de l’Université Paris-Saclay et, au-delà, de l’écosystème Paris-Saclay.
Ces appels à projets sont d’ailleurs une des particularités de la MSH Paris-Saclay. D’autres MSH en lancent aussi mais aucun n’est financé à la hauteur des nôtres.

- Quelle est la part entre les projets interdisciplinaires qui ont pu émerger d’eux-mêmes en amont de ces appels et ceux que ceux-ci ont rendu possible ?

S.O.: Je ne saurais vous le dire. Sans doute faudrait-il interroger plutôt les chercheurs ayant candidaté, sur leurs motivations initiales – s’ils n’ont fait que saisir une opportunité ou pas, ces deux scénarios devant correspondre à la réalité. Des chercheurs portent d’eux-mêmes des projets interdisciplinaires avec des collègues d’autres institutions en sachant pertinemment que la MSH Paris-Saclay sera là pour donner le coup de pouce nécessaire au plan financier. Est-ce que d’autres, en quête de financements, montent un projet en répondant aux exigences de la MSH, quitte à consentir à s’associer à des collègues d’autres laboratoires ? Oui, certainement et cela ne me pose pas problème : je considère que le chercheur saura mettre cet opportunisme sinon son utilitarisme au service de son projet et, donc, de la recherche. Ce que je veux aussi retenir, c’est qu’il mobilisera un ou d’autres collègues avec le(s)quel(s) il pourra être amené, qui sait, à travailler sur d’autres projets. Après tout, nos appels à projets se veulent incitatifs. Que des chercheurs sachent se saisir de cette opportunité est une bonne chose au regard de notre ambition de créer une communauté des chercheurs SHS de Paris-Saclay.

- Précisons encore qu’en plus de se répartir en différentes catégories, les appels à projets couvrent un large spectre de thématiques… J’invite d’ailleurs le lecteur à se rendre sur le site web de votre MSH pour en prendre la mesure…

S.O. : Depuis les premiers appels à projets lancés en 2017, près de 300 projets ont été financés, d’après le bilan établi à l’occasion de l’évaluation du second mandat. Ces projets couvrent une diversité de propositions entre des séminaires ou des journées de colloque, et ce qu’on appelle les projets « Émergence », « Maturation » et « Excellence » – soit des projets tournés vers ce que le CNRS qualifie d’interdisciplinarité forte (ou étendue) : entre SHS et d’autres sciences – de l’Ingénieur, de la Terre, du Vivant, etc.

- Qu’en est-il des disciplines ? Quel est le profil disciplinaire de vos chercheurs ?

S.O. : Nous comptons de nombreux sociologues et historiens, des chercheurs familiarisés avec l’outil que peut représenter une MSH ; nous comptons aussi des chercheurs en littérature, des musicologues, etc. Parmi nos spécificités : la forte présence du droit, et l’aspiration des juristes à participer à cette vie des SHS saclaysiennes. En revanche, force est de constater une sous-représentation de la géographie – ce que le géographe que je suis ne peux que regretter et ce, d’autant plus que les besoins sont importants compte tenu de l’ambition de l’OIN [Opération d’Intérêt National] dont le territoire est l’objet. Nous comptons aussi relativement peu de philosophes. Pourtant, la philosophie est indispensable à mon sens pour nourrir le dialogue Science & Société ou Science & Art. Heureusement, nous comptons plusieurs historiens et sociologues des sciences, qui poursuivent depuis des années un important travail en épistémologie des sciences au sein notamment de la Faculté d’Orsay.

- Le rôle de la MSH ne pourrait-il pas être justement d’orienter les recrutements en conséquence sinon d’inciter les établissements d’enseignement supérieur et de recherche à suppléer des manques au plan disciplinaire ? Est-ce d’ailleurs dans ses missions ?

S.O.: Votre question est l’occasion de préciser qu’une MSH est dédiée d’abord à la recherche tandis que les recrutements des universités se font d’abord en fonction des besoins en enseignement. Il faudrait donc que l’Université Paris-Saclay s’empare de cet enjeu et mette en place des formations dans ces disciplines « minoritaires ». Cela étant dit, rien ne m’interdit de formuler des suggestions. Qui plus est, ce constat serait tout à fait entendable par mes tutelles. Elles-mêmes ne demandent d’ailleurs qu’à envisager la MSH comme un outil de réflexion aussi bien de l’écosystème que de leur propre institution. De là d’ailleurs le soutien dont nous bénéficions des directions des différents établissements partenaires.

- Venons-en à l’enjeu de l’interdisciplinarité….

S.O.: Il s’agit d’un réel défi au vu de la diversité des disciplines que recouvrent les SHS, tant au regard de leur épistémologie, de leur objet, que de leur fonctionnement institutionnel. Au sein d’une même discipline, les chercheurs ont également des approches différentes, plus qualitatives pour les uns, plus quantitatives pour les autres. Un MSH est donc à concevoir d’abord comme un lieu de rencontre, avec cette idée désormais admise que cette interdisciplinarité permet d’éclairer sous de nouveaux angles des thématiques connues, de faire émerger de nouvelles questions. Pour une université comme celle de Paris-Saclay, l’enjeu est d’envisager cette interdisciplinarité bien au-delà des seules SHS : entre elles et les autres sciences : les sciences de l’ingénieur, de la Terre, du Vivant, du Numérique, etc. De fait, les SHS ont des choses à dire sur les crises que traversent nos sociétés y compris au regard du rapport à la science en général. Surtout, il importe de faire reconnaître la scientificité des épistémologies des sciences humaines et sociales.

- Un mot sur l’environnement dans lequel vous êtes inscrit : vous êtes au cœur du quartier de Moulon, qui concentre plusieurs lieux emblématiques de l’écosystème – l’ENS Paris-Saclay qui vous héberge, CentraleSupélec, le Lumen, etc. En quoi est-il favorable au déploiement de votre MSH ?

S.O.: Autant le reconnaître : j’ai plus que des réserves sur les options urbanistiques de l’aménagement du plateau de Saclay. Des options de toute évidence inspirées du modèle du campus à l’américaine, privilégiant le déplacement en véhicule individuel. Alors oui, nous sommes au sein de l’ENS Paris-Saclay et nous mesurons notre chance – les locaux sont magnifiques, les conditions de travail excellentes. CentraleSupélec est juste de l’autre côté de la place. Pour autant, les interactions ne sont pas aussi fortes qu’escomptées. Certes, les choses changent petit à petit. Mais le constat demeure : la métrique sur laquelle est conçu l’écosystème n’est pas propice au déplacement à pied et, donc, à des rencontres et des échanges informels. Le plateau tel qu’il est conçu est-il favorable à la science telle qu’elle se fait aujourd’hui ? Je crains qu’on ait créé une tour d’Ivoire, quelque peu déconnectée des enjeux de société. Pour autant, je ne perds pas totalement espoir : de nouveaux bâtiments sortent encore de terre, qui vont permettre de faire prendre au plateau une autre direction. Des acteurs s’emploient à l’ouvrir, à se projeter au-delà. Je pense en particulier à la Scène de Recherche qui, sous la houlette de son directeur, Ulysse Baratin, propose une riche programmation avec le souci de toucher les habitants aussi bien que les chercheurs, les enseignants et les étudiants du plateau mais aussi de la vallée.
Je fonde par ailleurs beaucoup d’espoir dans l’arrivée du métro de la Ligne 18 du Grand Paris Express : elle va sans nul doute concourir à fluidifier la mobilité. Pour l’heure, il faut encore marcher beaucoup pour aller d’un établissement à l’autre, sinon prendre un vélo. Bref, aux yeux du géographe que je suis, nous ne sommes pas à la bonne échelle.

- Je connais d’autres géographes qui prennent plaisir à arpenter le territoire en ne considérant pas les distances aussi rédhibitoires que vous semblez le dire… Je renvoie à ce sujet à l’entretien que nous a accordé la géographe Marie-Alix Molinié, qui fait même de l’arpentage du territoire un support à son travail de collectes de données sur son patrimoine historique et naturel…

S.O.: Oui, du point de vue de la déambulation, ce territoire est intéressant, et je comprends bien ce que Marie-Alix peut en tirer. Je reprendrais aussi les mots d’un autre géographe, Roger Burnet : la distance est ce qui sépare deux points dans l’espace, mais c’est, ce faisant, ce qui les relie. Nous menons aussi un travail de cet ordre autour du projet « histoires de nature », initié par les muséums d’histoire naturelle de Paris et Berlin. Margaux Nguyn Ngoc Minh, l’ingénieure en humanités numériques a d’ailleurs initié une mission dans ce cadre, intitulées « Vous avez dit Paris-Saclay ? » (pour en savoir plus, cliquer ici), qui convie les acteurs qui font ces territoires à les décrire dans leurs bouleversements récents ou anciens.

- Je me garderai de me faire l’avocat du diable ou à me livrer à une défense et illustration du plateau et de son urbanisme. En revanche, je ne résiste pas à l’envie de convoquer l’économiste André Torre – l’ancien directeur de la MSH Paris-Saclay ! – qui, dans ses travaux sur la proximité, montre que celle-ci ne saurait se réduire à la distance physique, géographique : il existe aussi une proximité organisationnelle, reposant sur le sentiment d’appartenance à une même organisation sinon communauté, de sorte qu’on peut se sentir « proches » quoique éloignés physiquement… De sorte aussi que l’on peut avoir le sentiment de participer à un même écosystème malgré les km séparant les établissements qui le constituent…

S.O.: Le géographe que je suis ne peut s’empêcher de rappeler que des freins à la proximité n’en restent pas moins liés à la distance. Disons qu’ici nous serions dans un entre-deux : nous ne sommes effectivement pas si éloignés les uns des autres et, en même temps, pas assez proches pour favoriser d’aussi intenses interactions comme on est en droit d’en attendre d’un écosystème. Le CEA qui compte de nombreux chercheurs en SHS n’est pas à proprement parler au cœur du plateau. Sans compter les freins liés aux conditions d’accès à plusieurs établissements de recherche ou d’enseignement supérieur : elles sont réduites pour des motifs de sécurité, qu’on peut comprendre au demeurant.
La proximité physique n’empêche pas d’autres freins de jouer, plus institutionnels ceux-là, liés en l’occurrence à la constitution d’un autre pôle académique distinct, l’IP de Paris – des freins d’autant plus forts que le noyau de ce pôle, l’École polytechnique, relève d’une tutelle spécifique, le ministère des Armées…

- Pour en revenir à la MSH, comment parvenez-vous somme toute à faire travailler ensemble vos chercheurs sachant que, comme vous l’avez dit, ils sont répartis sur des campus éloignés les uns des autres.

S.O.: C’est notre défi quotidien. Si je devais visiter chaque site il me faudrait plus d’une semaine du fait des distances à franchir et de leur mauvaise interconnexion en transport. Manifestement, la MSH a pâti de cette situation au cours de ces dix années d’existence et ce n’est pas faute de la part de ses directeurs d’avoir essayé d’animer notre « communauté ». Il nous faut donc imaginer d’autres manières de collaborer, de nous projeter, de créer des liens. Pour l’heure, il m’est beaucoup plus facile d’aller discuter avec un sociologue de l’ENS Paris-Saclay qu’un chercheur en gestion localisé à Mantes-la-Jolie. Pour autant, nous ne baissons pas les bras. Cette année, nous avons lancé des projets avec des équipes parmi les plus éloignées. Par ailleurs, des chercheurs font l’effort de venir jusqu’ici, au siège de notre MSH. Avec Elsa Bansard, ingénieure de recherche, philosophe de formation, nous avons repris une initiative de Pierre Guibentif, mon prédécesseur : un dispositif susceptible de resserrer les liens, fût-ce pour commencer à l’échelle du plateau de Saclay. En bon sociologue du politique, Pierre voulait porter l’attention sur les tensions, les formes de conflictualité, qui travaillent naturellement ce territoire. Ce que dit bien le nom de ce dispositif : « Leurs territoires (au pluriel, notez-le bien) et leur université ». Une formule qui ne pouvait qu’intéresser aussi le géographe que je suis. L’enjeu est bien celui-là : les territoires sont divers et, en même temps, il y a une volonté commune de construire une seule et même université – ce qui ne doit pas empêcher celle-ci d’être multiple dans ses composantes institutionnelles. Concrètement, il s’agit d’identifier les chercheurs de l’Université Paris-Saclay, qui travailleraient sur des sujets proches, mais qui n’auraient pas eu l’occasion de collaborer, de porter un projet en commun.

- Comme vous y prenez-vous ?

S.O.: À l’automne dernier, nous avons organisé une première demi journée à la MSH à laquelle nous avons convié des chercheurs que nous avions identifiés comme étant susceptibles d’avoir des choses à se dire. Y venait, cependant, qui pouvait et qui voulait, pour témoigner de ce qui l’intéressait. Nous avions aussi convié des acteurs extra-académiques, dont des associations, qu’Elsa avait repérés comme étant susceptibles de vouloir travailler avec des chercheurs en SHS.
Plusieurs thématiques de recherche sont ressorties des échanges, que nous avons finalisées par la suite en en distinguant trois : la mobilité, un enjeu majeur s’il en est à l’échelle du plateau, mais également pour l’Université Paris-Saclay ; le patrimoine et la mémoire ; enfin, le développement durable du territoire. À quoi s’est ajoutée une thématique plus transversale : les biens communs. Au cours d’une journée organisée le 13 février dernier, nous nous sommes attachés à échanger sur les définitions possibles de ceux-ci.

- À travers cette démarche, s’agit-il pour vous de vous positionner comme un acteur du territoire ?

S.O.: Il s’agit d’abord de nous inscrire dans la démarche de l’Université Paris-Saclay, engagée dans une dynamique de science « avec et pour la société ». Car, évidemment, les SHS ont beaucoup à dire à ce sujet.

- En aparté, vous faisiez part de vos échanges et même d’une amorce de partenariat avec la Scène de Recherche installée elle aussi à l’ENS Paris-Saclay. Venons-y donc puisqu’elle corrobore ce que vous suggérez, à savoir que des institutions ont d’autant plus de chance d’interagir qu’elles sont proches géographiquement.

S.O.: Quand on a la chance d’avoir un dispositif comme la Scène de Recherche à proximité immédiate – nos bureaux sont voisins -, forcément, on a envie d’en savoir plus… On passe une tête, mieux, on assiste à un spectacle qui s’y produit. On ne demande qu’à en rencontrer le directeur, qu’on croise d’ailleurs sans avoir eu besoin de fixer un rendez-vous !
Ce dispositif est d’autant plus intéressant qu’il s’agit d’un théâtre public situé au sein d’une institution universitaire. Ce n’est pas une exception. D’autres institutions universitaires disposent d’un dispositif semblable – je pense à l’Université de Nanterre, à la MSH Paris-Nord qui, à défaut d’avoir un théâtre, traite de la question du dialogue art & science ; au site d’Aix Provence de l’Université d’Aix-Marseille, qui, lui, dispose de son propre théâtre ; etc. Ici, nous avons donc un théâtre public proposant une programmation à un public interne mais aussi extérieur à l’université. Un parti pris de son directeur Ulysse Baratin, convaincu qu’il est de l’importance de l’Éducation populaire.
Pour tout dire, je suis heureux d’avoir cette scène à disposition en tant que directeur de la MSH, mais aussi du fait, tout simplement, de mes appétences personnelles pour le monde du théâtre et de la littérature, de mes propres engagements en faveur de cette Éducation populaire.

- Cette proximité ajoutée à cette appétence pour les arts s’est-elle déjà traduite par des projets de collaboration ?

S.O.: Ulysse et moi avons très vite pris le temps d’échanger autour de ce que nous pourrions faire ensemble. Au-delà des intérêts institutionnels bien compris, nous partageons une vision du monde, qui nous a très vite rapprochés. Tandis que lui a une sensibilité aux SHS, j’en ai une, comme je l’ai dit, à l’art, particulièrement du théâtre. Notre dialogue s’en est trouvé facilité.

- Preuve au passage qu’il ne suffit pas que sur le papier des institutions soient faites pour travailler ensemble. Encore faut-il qu’elles soient animées par des personnes qui prennent le temps de se parler, de partager des envies communes…

S.O.: En effet ! Tout aussi grand que soit mon intérêt pour les logiques institutionnelles, je n’en perds pas de vue l’importance de cette dimension humaine. Pour l’heure, nos échanges n’ont pas encore débouché sur des projets précis. Disons plutôt qu’il est encore trop tôt pour en parler.

- Vous m’accorderez bien un scoop ?

S.O.: [Rire]. Patience ! Nous vous en dirons plus à la rentrée. Sachez que nous avançons. Après une première étape d’échanges informels, nous sommes entrés dans une seconde phase de coordination d’un certain nombre de dispositifs. Ce que je peux d’ores et déjà vous annoncer, c’est que, dans le cadre de notre dernier appel à projets, nous financerons deux événements – un séminaire et une journée d’études – qui auront lieu avec et à la Scène de Recherche. À cet égard, cet appel à projets constitue une première : jusqu’alors, et sauf erreur de ma part, aucun n’avait inclus aussi nettement la Scène de Recherche. Cette année, nous avons déjà participé ensemble à une journée d’études organisée par Frédéric Lebaron, de l’ENS Paris-Saclay, qui s’est terminée par une représentation théâtrale des Héritiers de Bourdieu. Last but not least, le colloque organisé pour les dix ans de notre MSH s’est clôturé à la Scène de Recherche avec la présentation d’un extrait de « Quand la ville se lève », une pièce écrite et mise en scène par Charlotte Lagrange dans le cadre d’une résidence à la Scène de Recherche – une pièce qui rend compte des conséquences de l’aménagement du plateau de Saclay pour les habitants, à commencer par les agriculteurs.

- Comment envisagez-vous la MSH dans les dix prochaines années ?

S.O.: Difficile de répondre à cette question. J’ai bien sûr des idées, des convictions, mais étant aussi quelqu’un de pragmatique, je ne suis guère enclin à me projeter à trop long terme surtout quant il s’agit d’anticiper l’évolution d’une institution. Une chose me paraît sûre cependant : il est peu probable que l’interdisciplinarité perde de son intérêt et comme c’est la raison d’être des MSH, il n’y a pas de raison que celles-ci disparaissent. Nous serons toujours à nous questionner sur les conditions du dialogue entre les disciplines. J’espère en tout cas que nous aurons avancé sur ce point et convaincu toujours plus de collègues de l’intérêt de cette interdisciplinarité. Pour l’heure, on peut encore déplorer un manque de préparation au cours de la formation des chercheurs, un manque aussi parfois de réflexivité sur la démarche scientifique, le travail disciplinaire dans son rapport à l’interdisciplinarité.

- Comme les lecteurs qui vous liront pourront le percevoir, vous êtes manifestement dans votre élément à la tête de cette MSH Paris-Saclay et on comprend pourquoi. Je pose néanmoins la question : qu’est-ce qui vous à prédisposé à en prendre les rennes ?

S.O.: Si vous m’autorisez à me livrer à un exercice d’« égogéographie », je commencerai par rappeler que la première année de DEUG que j’avais faite à l’université de Nanterre – ce qu’on appelait année de propédeutique – était pluridisciplinaire avec des unités d’enseignement (ue) en géographie, en histoire, en sociologie, en anthropologie, en droit, enfin, en économie. Quelque chose d’original qui m’a permis d’aborder ces différentes disciplines. Je m’étais néanmoins inscrit en histoire mention ethnologie avant, finalement, au terme du premier semestre, d’opter pour une autre filière – ce à quoi nous avions droit – en l’occurrence, la géographie. Je n’en suis pas moins resté sensible à l’intérêt de la pluridisciplinarité au point de n’avoir jamais été un chercheur monomaniaque. Même si je me suis spécialisé en géographie, je suis toujours resté ouvert à d’autres sujets que ceux de mes recherches. En 1998, durant mon année de maîtrise, je suis parti en Inde au sein de l’Institut français de Pondichéry. De manière générale, les instituts de recherche installés à l’étranger sont sous la double tutelle du CNRS et du ministère des Affaires étrangères ; ils privilégient donc de facto des thématiques interdisciplinaires fortes. C’est particulièrement le cas de l’Institut français de Pondichéry, puisqu’il compte un département de sciences sociales, dont je relevais, en plus d’un département d’écologie, d’un département d’indologie (spécialisé dans l’étude des textes anciens tamouls et sanskrits) et d’un service de géomatique. C’est à cette occasion que j’ai découvert ce qu’était la recherche.
En bon géographe ruraliste formé à Nanterre, j’étais venu travailler sur les changements culturaux introduits dans les champs. J’ai rencontré à cette occasion Christophe Guilmoto, un démographe, qui dirigeait le département des sciences sociales, et qui m’orienta vers l’étude de la population. C’est précisément sur ce genre de sujet que je voulais, en réalité, travailler. Dans le cadre de mon DEA, je me suis intéressé à la baisse de la fécondité avant de poursuivre en thèse sur les recensements, dans une perspective géo-démographique, sous la direction de Denis Pumain, que j’avais sollicitée sur les conseils de Christophe. Une thèse déjà à cheval sur deux disciplines, la géographie et la démographie, même si statutairement je suis géographe – à ce titre, je m’intéresse au rôle de l’espace sur les dynamiques sociales. Ce qui au demeurant m’inclinait d’autant plus facilement à dialoguer avec des chercheurs d’autres disciplines, mes interlocuteurs pouvant clairement m’identifier sur le plan disciplinaire. Car, insistons sur ce point, l’ancrage dans une discipline n’empêche pas l’ouverture à d’autres disciplines, ni l’interdisciplinarité. C’en est même plutôt une condition.

- Pas plus que la pluri- ou la multi-, l’interdisciplinarité ne signifie donc la dissolution des disciplines…

S.O.: Non, étant entendu que l’interdisciplinarité dépasse néanmoins la pluridisciplinarité en obligeant à partir d’une thématique, d’un sujet ou d’un concept commun à intégrer les approches d’autres disciplines et, donc, à faire plus qu’un pas de côté. Pour ce qui me concerne, tout géographe que je suis, toutes géographiques, spatialistes que soient mes approches, je n’en suis pas moins aussi ancré dans le champs démographique : mes travaux portent sur des populations, prennent en compte leurs structures. Dans ma pratique de la recherche, je me sens donc plus à cheval sur deux disciplines. Avec une collègue démographe de l’Université d’Aix-Marseille, que j’ai rejointe après ma thèse, nous avons monté l’observatoire démographique de la Méditerranée, sans renoncer à nos spécialités disciplinaires respectives, tout en étant dans un dialogue permanent. Pendant ces années, j’ai tenu aussi à défendre des approches quantitatives des SHS, une autre de mes caractéristiques, à laquelle je tiens, tout simplement parce que j’y crois : c’est aussi par ces approches quantitatives que les SHS seront mieux à même de dialoguer avec les autres sciences et les acteurs de la société.
En 2018, cet intérêt pour les approches quantitatives devait m’amener à prendre la direction de l’infrastructure de recherche Progedo (pour Production et Gestion de Données), située dans les locaux de la FMSH, au 54 bd Raspail, à Paris – je quittais donc Aix-Marseille en devant aussi renoncer à l’enseignement et restreindre mes activités de recherche. L’expérience ne m’en a pas moins plu en me permettant de renouer avec cette réflexion sur le rôle des institutions dans la dynamique de recherche – celle-ci ne repose pas que sur des objets et des méthodes, elle est aussi conditionnée par les dispositifs institutionnels dans lesquels elle s’inscrit.

- Je profite de ces propos pour faire part d’une notion qui me trotte dans la tête depuis que je vous écoute, à savoir l’ « indisciplinarité » ? Cette notion fait-elle sens pour vous ? Ne vous intéresserez-vous pas au poids des institutions dans l’idée de vous en soustraire aussi ?

S.O.: Non seulement elle fait sens, mais encore c’est une autre de mes caractéristiques. Certes, ce n’est pas un gage d’avancement dans sa carrière [rire], mais que voulez-vous, elle ne se décrète pas ni ne se maîtrise : je ne peux pas m’empêcher d’être parfois un peu, non pas tant indiscipliné, qu’indisciplinaire. Pour autant, mon intérêt pour les logiques institutionnelles n’a guère à voir avec une volonté d’émancipation. J’éprouve un réel plaisir intellectuel à comprendre comment un collectif se construit institutionnellement, comment on y associe des individualités, et, au-delà, comment les politiques publiques s’élaborent, comment sont prises des décisions en la matière. De là l’intérêt de se retrouver à la tête d’une institution, d’une infrastructure de recherche : cela vous fait changer d’échelle dans votre capacité d’action. À la tête de Progedo, pour en revenir à elle, j’étais en contact avec l’ensemble des MSH de France. Une position nationale, qui en plus de m’impliquer dans des dispositifs de coordination européens, me plaçait au cœur des processus de structuration des SHS, mais aussi des rapports de force avec les autres sciences et de leurs institutions respectives. C’est dire si c’est le genre d’endroit où il faut être aussi si on veut œuvrer à la reconnaissance des SHS.

- Avec le recul, on comprend que cette expérience vous disposait à prendre la direction d’une MSH… Est-ce ce à quoi vous aspiriez ?

S.O.: La MSH Paris-Saclay proposait un poste à temps plein – une particularité par rapport aux autres MSH qui proposent d’ordinaire un poste à temps partiel pour permettre aux professeurs intéressés de continuer à enseigner. Étant arrivé au terme de mon mandat en décembre 2023 à Progedo, et le poste à la MSH s’ouvrant en mars 2024, j’ai postulé. J’aimais bien ce que je faisais à Progedo, qui relevait déjà de l’interdisciplinarité quand bien même se limitait-elle aux sciences sociales quantitatives, mais une MSH offrait l’opportunité de couvrir bien plus de disciplines, en plus de revenir sur le « terrain ». Et puis, quand on s’intéresse au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, l’Université Paris-Saclay s’impose comme une référence on ne peut plus attractive. Son ancienne présidente, Sylvie Retailleau, est devenue ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation ; elle a fait le choix de revenir enseigner dans cette même université. Bref, ici, on touche du doigt les leviers de transformation de notre système d’enseignement supérieur et de recherche. Mon mandat se terminera au plus tard en 2030, ce qui laisse encore du temps pour mener à bien des projets. Indépendamment de cela, je n’ai cessé d’être mobile depuis le début de ma carrière. Le fait de savoir que je repartirais d’ici en 2030 ne me préoccupe donc pas plus que cela. On s’enrichit toujours à aller voir ailleurs ; ainsi, on ne se laisse pas gagner par des routines !

- Précisons que nous réalisons l’entretien au Plato, le nouveau lieu de restauration de la Table de Cana, installé au pied du Lumen. Il m’a fait éprouver une des promesses du cluster de Paris-Saclay, à savoir des expériences de sérendipité : des rencontres heureuses, au sens où elles n’étaient planifiées quoiqu’utiles pour faire avancer un projet, reprendre une discussion, etc. Précisons que la Table de Cana est une entreprise d’insertion par l’activité économique, de personnes éloignées du marché de l’emploi. En cela, elle rappelle utilement l’enjeu social de ce même cluster, un enjeu qu’on a tendance à oublier en ne mettant l’accent que sur la science et l’innovation technologique.

S.O.: Quand je suis arrivé sur le plateau de Saclay, la première chose qui m’ait marqué, c’est l’absence de lieux, évidents, de sociabilité informelle, hormis une brasserie ou La Ruche, un restaurant géré par le Crous, où on peut être certain de retrouver des collèges à l’heure du repas. Le Plato apporte autre chose : c’est, comme vous l’avez dit, une entreprise d’insertion. Au-delà, il est disposé au rez-de-chaussée du Lumen, un autre lieu de rencontres des sciences à travers des bibliothèques mutualisées – celles en l’occurrence de l’Université Paris-Saclay, de l’ENS Paris-Saclay et de CentraleSupélec. Nous sommes par ailleurs à proximité de la future station de métro de la Ligne 18. De plus en plus de personnes seront donc amenées à passer devant, s’y arrêter et y faire des rencontres fortuites et néanmoins heureuses.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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