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Campus urbain Gif-sur-Yvette

« L’architecture ou l’art de se jouer des frontières ».

Le 16 septembre 2014

Comme chacun sait, la conception du futur bâtiment de l’ENS Cachan sur le Plateau de Saclay a été confiée à RPBW, l’agence d’architecture de Renzo Piano. Lequel a bien voulu témoigner de son intérêt pour un tel projet.

– En quoi un projet comme celui de l’ENS Cachan vous intéressait-il a priori, au-delà des défis architecturaux qu’il peut représenter ?

Quand j’ai pris connaissance du concours d’architecture pour la conception du futur bâtiment de l’ENS Cachan, j’ai aussitôt voulu y participer. Car tout ce qui touche à l’enseignement, à l’éducation, à la formation, à la recherche m’intéresse depuis toujours. Transmettre à d’autres ce qu’on a appris est quelque chose qui me paraît essentiel. Toute proportion gardée, ma propre agence fonctionne d’ailleurs selon le principe d’une école d’apprentissage, au sens où elle accueille régulièrement des étudiants du monde entier, qui passent pas moins de six mois chez nous. Nous cherchons aussi à inventer et à innover dans le cadre du développement des projets.
A la différence de bien des architectes, je n’enseigne pas dans une école d’architecture. J’en ai toujours éprouvé un sentiment de culpabilité ! Le fait de recevoir ainsi ces étudiants l’atténue un peu. C’est ma manière à moi de transmettre mon expérience aux jeunes générations. Cette importance accordée à la transmission et l’innovation explique aussi sans doute notre intérêt pour la conception d’établissements dédiés à l’enseignement et à la recherche.

– L’ENS Cachan n’est pas le premier que vous réalisez…

Non, en effet. Notre agence est engagée dans plusieurs projets universitaires : le master plan de l’Université de Columbia, à New York ; la rénovation des muséums d’art de l’Université de Harvard ou encore, pour revenir à la France, le réaménagement de la Citadelle d’Amiens.
De tels établissements se doivent d’être appréciables esthétiquement, aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur, car leurs usagers sont appelés à les fréquenter plusieurs années. Dans un opéra ou un théâtre, on ne fait que rester le temps d’un concert ou d’une pièce, de sorte que la qualité de l’acoustique et du siège primera sur la beauté du bâtiment. Dans une université ou une école, on y passe plusieurs années, en étant par conséquent plus sensible à l’esthétique d’ensemble.
J’ajoute un autre motif d’intérêt pour les établissements universitaires : malgré l’enseignement de masse qui y est prodigué, ils forment des êtres qui n’en restent pas moins singuliers. Preuve s’il en était besoin que l’universel n’a pas vocation à gommer les différences, mais juste à produire des valeurs qu’on peut partager en commun, tout en cultivant sa singularité.

– Quelle spécificité trouvez-vous à cette Ecole normale supérieure par rapport à ces établissements d’enseignement supérieur ?

L’ENS Cachan est une école particulière au sens où elle a deux vocations : d’une part, former ceux qui seront appelés à enseigner ; elle est en effet conçue pour apprendre à apprendre aux autres. D’autre part, elle est un vrai centre de recherche multidisciplinaire et cela me touche aussi beaucoup. Je connaissais bien sûr le principe de ces écoles. La ville de Pise en compte une. Mais cette vocation n’en reste pas moins fascinante. Des enseignants y forment ceux qui devront en savoir assez pour prétendre devenir eux-mêmes des enseignants. C’est quand même génial, non ? Mais cette école a encore une particularité qui me laisse tout sauf indifférent : elle enseigne aussi bien la technique, la science (physique, chimie, biologie…) que la philosophie sinon les sciences sociales. Or cette vocation de couvrir l’ensemble des champs du savoir est au cœur de l’humanisme qui sous-tend le projet européen. Un projet auquel je suis très attaché. Tout italien que je sois, je me considère comme Européen, a fortiori quand je voyage en dehors du Vieux continent. Or, au fondement de l’identité européenne, il y a cet humanisme dont l’ENS Cachan offre, à sa façon, un parfait concentré.

– Dans quelle mesure avez-vous cherché à traduire cette particularité sur le plan architectural ?

En concevant un bâtiment qui exprime l’identité de l’ENS, tout en manifestant un esprit d’ouverture. De là son apparence de paquebot (l’école devra tout de même accueillir de l’ordre de 3 000 personnes, personnels compris), mais un paquebot, qui flotte plus qu’il n’en impose. A l’intérieur, un jardin, dont on peut accéder de l’extérieur, et ce que j’appelle les «communs » : des salles polyvalentes, dont la salle dite 500, qui pourront être utilisées par des publics extérieurs. Nous serons bien ainsi dans un lieu d’essence humaniste : à la fois dédié aux savoirs et ouvert aux autres.

– Que vous inspire le territoire dans lequel va s’inscrire l’ENS Cachan ?

Vous me demandiez les raisons pour lesquelles ce projet m’avait intéressé. A mesure que nous avançons dans sa conception, j’en découvre toujours de nouvelles ! Parmi elles, il y a justement cette implantation, non pas au centre d’une ville déjà existante, mais à sa périphérie. A dessein, j’ai dit « périphérie » et non banlieue, un mot que je recommanderais de bannir du vocabulaire français, tant il connote une vision péjorative de la réalité. On en parle comme d’un territoire en crise. C’est tout le contraire. C’est dans la périphérie des villes, dans leurs marges, que se trouve l’énergie qui assurera leur renouveau. C’est vrai de la périphérie de Paris, comme de celles de Milan, de Rome… Le cœur de ces villes ne concentre généralement qu’un dixième des habitants. Leur véritable énergie vitale est donc à chercher ailleurs, dans leurs marges justement. Certes, ces marges manquent le plus souvent de ce qui fait l’urbanité. L’enjeu est donc d’y construire des équipements – des écoles, des hôpitaux, des musées – bref, tout ce qui fait la civitas.

– Sauf que le futur bâtiment de l’ENS Cachan s’inscrit dans un territoire qui n’est pas dense, et qui n’a pas vocation à devenir une ville, mais un campus urbain…

Pourquoi parler de campus ? C’est un mot américain, qui, selon moi, sème la confusion. Ce qui se profile sur le Plateau de Saclay est davantage une ville universitaire, au demeurant pas si petite que cela. C’est d’ailleurs pourquoi l’échéance fixée pour la construction du futur métro automatique (2023) me paraît – et je le dis sans esprit polémique – bien lointaine. Du transport en commun est indispensable pour créer de l’urbanité. Une ville, c’est du mélange. Elle ne peut prétendre être belle si elle reste monofonctionnelle. Il lui faut des logements, des bureaux, du commerce, sans oublier les lieux de rencontre, de loisirs et de culture. Même une ville à vocation universitaire ne peut se limiter à des lieux de formation et de recherche. Il lui faut des lieux où on fait l’expérience de l’altérité et donc des civilités. Les mots italiens città et civitas rendent bien la proximité entre le projet urbain et le projet de civilisation.

– C’est dire si vous vous inscrivez dans la longue durée…

Tout projet architectural s’inscrit dans la durée et pas seulement en raison du temps nécessaire à sa conception et sa construction. Un bâtiment a besoin de temps pour être conçu, construit mais aussi reconnu. C’est dire si, nous autres architectes, nous faisons un drôle de métier ! Nous nous devons de faire un bâtiment répondant à des besoins quotidiens immédiats, tout en étant apprécié dans la durée.

– Mais le vôtre est déjà apprécié, puisqu’il a été lauréat d’un concours…

Un concours d’architecture est toujours une épreuve. Il faut avoir l’humilité de se dire qu’on ne sera pas retenu et si on est lauréat, qu’on aurait pu ne pas l’être ! Une fois qu’on est lauréat, les difficultés ne font que commencer !

– Le projet est-il susceptible d’évoluer encore ?

Oui, comme tout projet architectural de cette envergure, mais  il y a un moment où il faut savoir arrêter. Le mieux devient l’ennemi du bien. Les volumes sont, eux, arrêtés. Si évolution il y a, elle ne portera plus que sur les détails. Nous avons un budget à respecter. Je sais bien que des architectes n’ont pas cette préoccupation, mais c’est la nôtre. La moindre des choses est de s’y tenir. C’est un autre motif qui me fait dire que l’on fait décidément un drôle de métier, entre art, technique de construction et business ! C’est aussi ce qui en fait tout le charme. Il vous permet de vivre plusieurs personnalités. A 9 h du matin, je me sens poète, à 10 h, plutôt bâtisseur, à 11 h plus sociologue, à midi un peu banquier, en début de l’après midi, de nouveau un peu poète et ainsi de suite. L’architecture est un art, mais un art à se jouer des frontières…

– L’ENS Cachan s’inscrit dans un projet qui implique d’autres écoles et organismes de recherche. Comment intégrez-vous cette réalité ?

L’ENS s’inscrit en effet dans un vaste projet, celui de Paris-Saclay. Il s’agit donc de penser l’école, dans son rapport à d’autres écoles. Cela ajoute à la complexité tout en ouvrant des perspectives intéressantes.

– Dans quelle mesure le principe de mutualisation a inspiré votre projet ? Est-ce d’ailleurs un mot que vous faites vôtre ?

Je préfèrerais parler de partage. Dans le cadre du projet de l’ENS Cachan, cette valeur s’incarne dans plusieurs éléments, à commencer par le jardin. En principe, un jardin est un espace clos. Le nôtre, quoique limité – il fera 200 m de long sur 70 m de large – sera ouvert. En dehors du jardin, plusieurs endroits pourront être partagés : en plus de l’amphithéâtre de 500 places, conçu conjointement avec l’Ecole Centrale Paris-Supéléc et l’Université Paris-Sud, il y aura une petite salle de spectacle de 180 places, en forme de cube. Sans oublier, au rez-de-chaussée, le restaurant, un bar et le Learning Center. Autant d’éléments destinés à créer de l’urbanité.
L’affection que l’on éprouvera pour cette école sera proportionnée à sa capacité à accueillir au-delà des élèves, des enseignants, des chercheurs et du personnel administratif. Car, de manière générale, ce qui fait qu’on apprécie un bâtiment ne tient pas seulement à son attrait esthétique. Cela tient aussi au sentiment de familiarité qu’on entretient avec lui, du fait, justement, de pouvoir y entrer et en sortir, à sa guise.

– Dans quelle mesure le critère esthétique intervient-il ? 

Le bâtiment se doit d’être beau, mais, attention, pas au sens ordinaire du terme. La beauté, je l’entends en son sens étymologique grec : ce qui est beau est aussi de l’ordre du bon. Peut-être que ce rapprochement vous surprendra-t-il. Pourtant, il existe nombre de cultures et pas seulement en Europe – je pense à des cultures africaines – où le mot de beauté est aussi synonyme de bonté. Est jugé beau ce qui est bon, et vice versa. Une équivalence dont le monde universitaire a d’ailleurs gardé la trace : ne parle-t-on pas de l’université comme d’une alma mater (mère nourricière, en latin) ?

– Quel serait le plus beau compliment qu’un futur étudiant puisse vous faire ?

Qu’il ait été marqué par son séjour dans son école ! Comme ses camarades, il y aura passé plusieurs années. Au-delà du bon souvenir, j’apprécierais que le bâtiment entretienne l’étincelle de la curiosité dans son regard, précisément en le plongeant dans un environnement beau et bon.

– Un mot justement sur ces étudiants qui sont formés aux sciences, aux techniques et aux sciences sociales. Dans quelle mesure pourriez-vous les impliquer dans la conception de leur école ?

Les élèves de l’ENS Cachan sont naturellement au centre de nos préoccupations. Après tout, ils seront les principaux usagers de ce que nous sommes en train de concevoir. Il nous faut donc être attentif à leurs besoins. De là à les solliciter tous, ce ne serait pas utile ni simple à organiser. Au-delà, ceux qui le souhaitent pourraient faire un stage chez nous. Comme je l’ai dit, nous accueillons déjà des étudiants du monde entier. Dans notre esprit, ce n’est pas seulement pour leur apprendre quelque chose, c’est aussi pour apprendre d’eux. Nul doute que nous aurions à apprendre aux contacts de ces élèves de l’ENS Cachan, précisément du fait de leur vocation à être à l’interface des sciences, des techniques et de la philosophie.

– Ne sont-ce pas d’autres affinités entre cette école et votre approche de l’architecture : dans vos réalisations, on retrouve en permanence le souci de résoudre des défis techniques, à travers notamment la quête de nouveaux matériaux, etc.

Fils d’un constructeur, j’ai toujours été passionné par les matériaux de construction et aimé relever des défis, trouver des solutions innovantes. L’architecte tel que je le conçois est d’abord un constructeur mu par un sens civique : il ne construit pas pour le seul plaisir de construire, mais en réponse à des besoins de la société. De là sans doute l’influence qu’a eue sur moi une figure comme Jean Prouvé. Il faut se préoccuper des usages. Mais la technique toute seule ne sert à rien. Il faut avoir une vision esthétique des choses. La beauté est ce qui va sauver le monde. J’en suis intimement convaincu. Une beauté bonne, qui jaillit de la connaissance et de l’intelligence.

Crédit : Agence VBNB (photo illustrant cet article) ; Moreno Maggi (portrait de Renzo Piano, en Une petit format) ; Renzo Piano Building Workshop (coupe du futur bâtiment, en Une grand format).

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Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

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