Le Plateau de Saclay, ses grandes écoles, ses laboratoires, ses entreprises innovantes, ses champs et… son Abbaye de Limon, des Bénédictines de Saint Louis du Temple. Deux d’entre elles, sœur Marie-Béatrice, Abbesse (à droite), et sœur Claire-Marie, économe, ont bien voulu témoigner de la vie de cette institution toujours aussi active et impliquée sur son territoire.
– Si vous deviez caractériser le lieu où nous sommes, le présenter à des personnes qui ne le connaîtraient pas, comment vous y prendriez-vous ?
Sœur Marie-Béatrice : En leur disant tout simplement « venez et voyez », selon les termes mêmes de l’Evangile ! De loin, elles commenceraient par voir un grand bâtiment, si grand d’ailleurs que des habitants disent l’apercevoir à travers champs, quand ils vont se rendre à leur lieu de travail. Après, libre à chacun de s’en approcher encore d’un peu plus près. Tout dépend de ses aspirations du moment et des circonstances. On peut y venir en randonneur, en pèlerin, seul ou en groupe, à l’occasion de la Journée du Patrimoine, par exemple. On peut y faire une halte, soit pour se rendre au magasin ou encore déposer un livre à relier. On peut encore demander à séjourner à l’hôtellerie, pour une retraite spirituelle ou tout simplement le temps de relire l’épreuve d’un livre, de réviser des cours. Bref, il y a un bâtiment mais une multiplicité d’approches et de motifs de s’y rendre et d’y séjourner. Si on reste à l’extérieur, on peut en percevoir quand même certaines choses. Si on s’aventure dans la première cours, on en voit d’autres, à commencer par le parc.
Sœur Claire-Marie : Des personnes disent venir ici pour renouer, disent-elles, avec le silence. C’est en tout cas ce qu’elles confient à Sœur Anne-Sabine, en charge de l’hôtellerie. Mais certaines ne tiennent pas au-delà de quelques heures ! Elles n’avaient pas forcément idée de ce que représente le silence ici, ce qu’il peut provoquer et faire remonter en soi. Et puis, elles sont déconnectées de leurs réalités quotidiennes, des stimuli de toutes sortes dont elles sont l’objet, sans le savoir, ne serait-ce qu’à travers les médias. Aussi se disent-elles un peu perdues. Paradoxalement, elles se remettent à parler beaucoup ou à écouter de la musique. Le silence, c’est tout un apprentissage !
– Quel est le profil des personnes qui viennent jusqu’à vous ?
Sœur Marie-Béatrice, : Tout un chacun peut venir jusqu’ici, en empruntant de surcroît son propre « chemin ». Nous accueillons donc des personnes très différentes, croyantes ou pas. Comme l’a indiqué Sœur Claire-Marie, certaines d’entre elles ne s’y sentiront pas forcément bien et ne manqueront pas d’ailleurs de le dire. Mais, dans l’ensemble, d’après ce que nous dit Sœur Anne-Sabine, qui les rencontre directement, les personnes qui viennent ici insistent sur le besoin de se poser le temps de mûrir une décision touchant à l’orientation qu’elles souhaitent donner à leur vie. Elles prennent donc le temps de s’arrêter, de poser leurs bagages, d’entrer dans un certain silence. Cette quête d’intériorité est ce qui les rapproche le plus de notre propre expérience.
Sœur Claire-Marie : Cette intériorité incline à faire face à une situation et à mieux l’accepter. En somme, au lieu de se laisser écraser sous le poids de la situation qui nous accable, on prend le temps de la comprendre pour mieux y faire face. C’est déjà un premier pas pour la surmonter.
– Il n’est donc pas demandé d’avoir la foi pour être accueilli ici ?
Sœur Marie-Béatrice : Non, et la règle de saint Benoît est claire à cet égard : elle nous demande d’accueillir quiconque avec humanité. Nous n’exigeons donc pas des personnes qu’elles s’engagent dans une spiritualité catholique. La dimension spirituelle est propre à chacun, tout comme le chemin d’humanité qu’il emprunte. Naturellement, nous demandons à ce qu’on respecte le fonctionnement de la communauté. Sœur Anne-Sabine prend juste soin de demander aux visiteurs, à l’issue de leur séjour, s’ils ont trouvé ne serait-ce même qu’un peu de ce qu’ils étaient venus chercher. Ce que l’on prétend offrir n’est donc rien d’autre que cela : la possibilité de prendre le temps de se poser pour mieux comprendre ce que l’on vit. Quand des personnes disent qu’elles ont enfin pris le temps de se déconnecter, de lire et plus seulement devant leur écran d’ordinateur, qu’elles se sentent déjà mieux au terme de leur séjour, nous en sommes satisfaites.
Sœur Claire-Marie : A l’occasion de la Journée du Patrimoine, nous ouvrons, exceptionnellement, le cloître, le temps des visites. Les visiteurs peuvent ainsi découvrir les pièces dans lesquelles nous vivons au quotidien. Ils n’en sortent pas comme ils y sont entrés : en silence et parfois même en pleurs.
– L’Abbaye accueille des moniales depuis les années 1950. Quelles sont les évolutions de la société que vous percevez au fil des années, à travers ces personnes que vous accueillez ?
Sœur Marie-Béatrice : D’après Sœur Anne-Sabine, les gens sont de plus en plus en quête de lieux d’échanges et de paroles. Manifestement, il y a de plus en plus de personnes qui se retrouvent seules, et qui ont besoin d’être écoutées, de se confier. Même dans une vie que l’on dit en réseaux, elles n’ont pas autant l’occasion de parler de ce qui les touche au plus profond d’elles-mêmes, de ce qui les inquiète ou de leurs espoirs aussi. Nous sommes donc devant un paradoxe : une abbaye est un lieu de silence et, donc, pas forcément le lieu le plus approprié. Naturellement, nous sommes à leur écoute, autant que nous le pouvons. Autre évolution significative : les intentions de prière qui sont déposées à la chapelle sont beaucoup plus longues qu’autrefois. Avant, elles se résumaient à quelques phrases. Désormais ce sont des textes entiers ! Même les jours où nous n’avons pas l’impression qu’il y ait eu grand monde, nous retrouvons, le soir, des pages remplies d’écritures différentes. Les gens sont de plus en plus nombreux à venir, discrètement, comme pour déposer leur fardeau.
Sœur Claire-Marie : L’autre jour, un ouvrier est venu en bicyclette, il est entré dans la chapelle et il en est ressorti quelques secondes après. Il était juste venu pour déposer ses intentions.
Sœur Marie-Béatrice : Dans le magasin, des visiteurs attendent qu’il n’y ait plus personne pour venir à notre rencontre. Ils achètent une carte postale ou un souvenir, mais le vrai motif de leur visite, c’est de partager leurs soucis quotidiens, qui avec ses petits-enfants, qui, suite à une maladie, etc. La vie est-elle plus dure, oppressante qu’autrefois ? Y a-t-il plus de solitude ? Situations de chômage, maladie, séparation, difficultés familiales,… sont, en tout cas, autant d’épreuves dont les échos nous parviennent par la parole ou par l’écrit, à travers les demandes de prière.
– D’où viennent ces visiteurs : des alentours ou de bien plus loin ?
Sœur Marie-Béatrice : La plupart viennent des environs sinon de la Région parisienne. Certains peuvent venir d’assez loin, de province ou même de l’étranger, seuls, en groupe ou en famille…
Sœur Claire-Marie : Rappelons que l’Abbaye est située à l’écart des transports en commun. Il faut donc disposer d’une voiture ou être un randonneur. Une fois devant l’entrée, des gens n’osent pas toujours entrer. La Journée du Patrimoine permet d’accueillir un public qui ne viendrait pas spontanément.
– Et votre communauté, comment évolue-t-elle elle-même ?
Sœur Claire-Marie : Les personnes qui rejoignent la communauté répondent à un appel. Mais, encore une fois, à chacune son propre cheminement. Chaque sœur pourrait vous dire comment elle est arrivée ici et il n’y aurait pas deux récits semblables. Il n’y a donc pas de mode d’emploi, pas plus d’ailleurs que pour la suite. Même quand on franchit le seuil de l’Abbaye, on réagit différemment. Même si chaque nouvelle sœur est accompagnée par une « ancienne », elle n’en reste pas moins unique.
Sœur Marie-Béatrice : Il y a une part de mystère. Les gens nous demandent souvent : « Mais pourquoi êtes-vous entrée dans les ordres ? » La réponse que nous sommes tentées de faire est simple : si nous y sommes entrées, c’est qu’il y a eu un appel. Un appel du Seigneur en l’occurrence, assez fort pour qu’on lui consacre ensuite le reste de notre existence. Personne ne nous y a contrainte. Mais pourquoi ce lieu plutôt qu’un autre, me direz-vous. Je ne saurais vous dire. On y vient par hasard, seule ou accompagnée d’une personne, qui a voulu nous le faire découvrir. Et par on ne sait quel mystère, on s’est dit que c’est là qu’on doit être et nulle part ailleurs. Ce choix n’est pas le fruit d’un raisonnement, mais d’une expérience. On ne se décidera pas en fonction de la qualité du bâtiment, des activités ou d’autres considérations matérielles. Au commencement, il y a une communauté que l’on a approchée puis rejointe.
– Vous soulignez le caractère singulier des parcours, mais comment alors faire communauté avec autant de singularités ?
Sœurs Marie-Béatrice et Claire Marie en chœur : (rire) Mais, c’est toute la question !
Sœur Claire-Marie : La communauté se fait au jour le jour en composant avec les différences ! C’est vrai que nous sommes vêtues de la même façon, que nous avançons deux par deux, que nous nous inclinons ensemble. Mais nous sommes toutes différentes : nous n’avons pas le même parcours, ni la même éduction ; nous avons souvent poursuivi des études différentes…
Sœur Marie-Béatrice : De l’extérieur, les gens nous voient toutes pareilles. En réalité, nous sommes très différentes. Finalement, il en va dans une communauté comme dans un couple : deux personnes ont beau s’être mariées pour faire route ensemble, il reste que la découverte et l’adaptation mutuelles n’est pas simple, l’une et l’autre changeant au fil du temps. Ce qui permet de surmonter les différends ou les malentendus, c’est justement l’échange, la parole. C’est aussi la patience et le fait de se supporter l’un et l’autre dans ses infirmités morales ou physiques (la Règle de saint Benoît le recommande expressément). Après tout, la vie n’est faite que de la rencontre de différences, et c’est ce qui en fait d’ailleurs l’intérêt, y compris au sein d’une abbaye. Si les sœurs étaient toutes pareilles, ce serait bien ennuyeux et inquiétant ! C’est la possibilité de construire quelque chose ensemble, malgré ou avec ses différences, qui est intéressante, qu’on soit deux, comme dans un couple, ou 25, comme dans notre communauté.
Sœur Claire-Marie : La même différence s’observe d’une communauté bénédictine à l’autre. Bref, nous sommes à l’image du Plateau de Saclay : riche de différences, mais qui s’articulent, qui font route ensemble.
– Vous avez évoqué l’appel qui vous a conduites jusque dans cette communauté-ci. Avec le recul, que vous inspire ce lieu ? Correspond-il toujours autant au chemin que vous souhaitiez emprunter ?
Sœur Claire-Marie : Quand je suis entrée dans la communauté, je ne me suis pas posée la moindre question quant au cadre de vie, à son organisation, etc. J’ai eu l’appel avant même de réaliser que c’était bien le lieu où j’aurais voulu être. Il y a cinq ans, j’ai changé d’activité : je suis passée de la cuisine et de la couture à l’économat, avec tout ce que cela représente en termes de charges. Il me faut m’occuper de l’entretien, de la moindre fuite, des choses qui ne marchent pas ou plus… Mais la vie dans le monde est ainsi : il y a des moments où vous avez plus de charge sur les épaules. L’important est de garder une relation avec le Seigneur tout en continuant à vivre des temps de communauté.
Sœur Marie-Béatrice, : Et puis une abbaye n’est pas un produit achevé comme ceux qu’on trouve au supermarché ! Nous avons été appelées ici pour apporter notre pierre à l’édifice, dans tous les sens du terme. A nous aussi de nous adapter à ce qui advient.
Concernant l’évolution de la Communauté elle-même, c’est, encore une fois, comme dans un couple où il s’agira de s’adapter aux enfants qui arrivent, aux difficultés relationnelles, aux incidents, aux maladies qui surviennent. On ne peut pas demander à sa famille de correspondre exactement à ce à quoi on avait rêvé.
Le bonheur, oui, cela existe et il peut durer, mais à condition d’admettre qu’il évolue avec le temps et au gré des rencontres. Grandir, c’est savoir s’adapter, parcourir un chemin. Si on attend d’une personne, d’un lieu ou d’un produit qu’il/elle corresponde exactement à ses attentes, on risque de s’exposer à des désillusions. Ce n’est pas parce qu’on ne trouve pas ce à quoi on s’attendait qu’il faut rebrousser chemin. Et cela vaut pour tout un chacun, y compris les personnes qui ne trouveraient pas ici l’idée qu’elles se sont faites de la vie en communauté. L’appel est le point de départ d’un chemin qui mène au bonheur par un travail d’adaptation aux lieux et à ceux qui l’habitent. Qu’est-ce que l’autre peut m’apporter dans sa différence ? C’est la question qu’il faut se poser en se tenant prêt à se déplacer soi-même pour aller à sa rencontre.
– Quel regard posez-vous sur les projets de Paris-Saclay, dont celui de cluster consistant, comme votre communauté, à faire vivre ensemble des acteurs différents ?
Sœur Claire-Marie : Pour commencer, je rappellerai que, depuis que notre communauté est installée ici, on nous annonce régulièrement des projets d’aménagement sur le Plateau de Saclay. Nous avons donc participé à de nombreuses réunions publiques. Cela étant dit, les choses se sont précisées pour nous ces toutes dernières années, avec le projet de cluster. Naturellement, nous nous y sommes intéressées. Après tout, notre communauté est présente sur le territoire. Si elle accueille, elle sait aussi aller à la rencontre de ceux qui y vivent et y travaillent. Pour prendre part au projet, nous nous sommes rapprochées de l’association Terre et Cité, dont nous avions entendu dire qu’elle était un vrai lieu d’échange, organisé autour de quatre collèges, et que nous-mêmes pouvions prendre place dans l’un d’eux (celui de la société civile en l’occurrence).
Sœur Claire-Marie : Nous avons bien perçu que, cette fois, un important projet allait être lancé et que si nous n’en étions pas partie prenante, nous allions le subir. Il nous fallait donc instaurer une relation constructive.
– Comment viviez-vous cet apparent décalage entre votre communauté et ce cluster en gestation, a priori tourné vers l’innovation technologique (même si le mot même de cluster réfère à l’univers monastique – il partage la même racine que le mot cloître…) ? Comment en être des acteurs alors que vous incarnez un tout autre univers ?
Sœur Marie-Béatrice : Technologique ou pas, ce projet touche fondamentalement à l’humain et nous concerne donc tout autant que les autres acteurs du Plateau. Et puis, les abbayes comme les monastères ont toujours entretenu des relations avec leur voisinage. Ce ne sont pas des lieux hermétiques. Il y a d’ailleurs des monastères dont les frères font partie du conseil municipal de leur commune. Peut-être était-ce moins fréquent du côté des sœurs, qui en avons tout simplement moins l’habitude.
Pour notre part, nous nous tenons informées de ce qui s’y passe, par le truchement de nos voisins et en participant aux réunions publiques. Naturellement, nous ne pouvons pas assister à toutes. Il nous faut donc faire un choix en fonction de leur importance, pas seulement pour notre communauté, mais pour le territoire lui-même.
– Et, en sens inverse, comment la population a-t-elle perçu votre implication dans les débats ?
Sœur Claire-Marie : Il est clair que nous ne passons pas inaperçues, mais les gens ne nous ont pas découvertes à cette occasion. Ils ont l’habitude de nous croiser sur les routes ou lors de leurs visites à l’Abbaye. C’est d’ailleurs parfois eux qui nous informent de la tenue d’une réunion.
Et puis, nous avions par le passé un centre de soins, qui a largement contribué à créer un lien avec la population locale. Beaucoup des habitants s’en souviennent d’ailleurs encore. Puis nous nous sommes impliquées à travers l’exploitation des terres dont nous disposions. La Ferme de Viltain nous a beaucoup aidées, depuis le temps de Monsieur Dupré, en nous prodiguant conseils ou en mettant du matériel à notre disposition. Même si nous sommes en retrait, nous avons établi progressivement des liens et manifesté un intérêt pour le territoire. Cette implication s’est accentuée depuis notre intégration au sein de Terre et Cité.
– Dans quelle mesure vous intéressez-vous aux enjeux technologiques et scientifiques du projet ?
Sœur Marie-Béatrice : Pendant quelques années, un diacre permanent organisait ici-même, le temps de la pause de midi, des rencontres, au cours desquelles des scientifiques qui travaillaient sur le Plateau pouvaient venir partager les résultats de leur recherche, sur un sujet donné. Une sœur y assistait. Naturellement, nous ne pouvions prétendre avoir une parole pertinente sur le fond. Mais le lien était noué avec la communauté scientifique.
Sœur Claire-Marie : Aujourd’hui encore, des personnes, dont des scientifiques, viennent faire des conférences sur ce qu’elles vivent sur le plateau.
– Quelles relations entretenez-vous avec les entreprises ?
Sœur Claire-Marie : Certaines organisent ici des séminaires. Au-delà de cela, la règle de saint Benoît n’est pas sans susciter l’intérêt des managers et est même une source d’inspiration dans le monde de l’entreprise…
– Le hasard veut que nous ayons interviewé récemment Pierre Musso [pour accéder à l’entretien, cliquer ici], qui, dans un prochain ouvrage, s’intéresse précisément à l’influence de la règle de saint Benoît dans les approches managériales. Mais en quoi est-elle encore contemporaine pour ne pas dire moderne ?
Sœur Marie-Béatrice : La règle de saint Benoît a pour première vertu de respecter l’intégrité des personnes. Elle stipule que le père Abbé veillera à donner à chacun des frères un travail à même de bien l’occuper, mais sans l’écraser, et prenant en compte ses forces et faiblesses. Bref, chacun doit pouvoir trouver sa place, pour son bien mais aussi celui de la communauté. Comment cela ne vaudrait-il pas dans le monde de l’entreprise ? Les gens travaillent d’autant mieux qu’ils se sentent bien dans leur vie et parmi leurs collègues de travail.
Sœur Claire-Marie : Une sœur peut dire si une tâche lui convient ou pas. Un dialogue doit donc nécessairement s’instaurer avec l’Abbesse. Certes, la sœur veillera à tenir ses engagements, à se dépasser s’il le faut, mais dans la limite du raisonnable. Elle a le droit, mieux, le devoir de dire ce qui ne va pas et l’Abbesse est aussi là pour l’écouter.
– Un mot sur l’ambition de faire travailler ensemble des institutions très diverses, que ce soit dans le cadre de la nouvelle Université ou du cluster : n’y a-t-il pas une analogie avec la difficulté que vous évoquiez de faire communauté avec des singularités ? Si vous deviez prodiguer des conseils quant à la manière de s’y prendre au regard de votre propre expérience…
Sœur Marie-Béatrice : Je mettrais en avant l’importance de la rencontre et de l’écoute. Sans exclusive. A propos de la manière d’appeler les frères en conseil, saint Benoît énonce la règle suivante : solliciter tous les frères, y compris les plus jeunes. Et ce, au nom du principe que l’Esprit Saint peut révéler le meilleur chez tout un chacun, quelle que soit son ancienneté ! L’Abbé soumettra donc sa question, en en explicitant éventuellement le sens, puis invitera chaque frère à livrer son point de vue. A la fin, c’est l’Abbé qui arrête la décision.
Ecouter sans porter de jugement, sans s’interrompre, cela n’est pas simple, y compris dans un tel lieu. Mais nous nous y efforçons. La communauté a tout à y gagner tout comme n’importe quelle autre organisation, y compris une entreprise. De là, encore une fois, l’intérêt manifesté par les managers pour la règle de saint Benoît. Si des entreprises sont confrontées à des difficultés, c’est probablement parce qu’il n’y a pas assez d’échanges interpersonnels, ni d’écoute, en leur sein. Or, comment peut-on construire du commun si on méconnait le point de vue des uns et des autres ?
Sœur Claire-Marie : Il y a un temps d’écoute et un temps de la décision. Et il importe que chacun sache distinguer le premier du second. Il ne s’agit pas de livrer son point de vue pour peser sur la décision, mais de l’exprimer pour la faire connaître, en prenant le temps d’écouter celui des autres. Le temps de la décision ne viendra qu’après. Chacun doit d’abord être assuré que sa parole a été entendue, sans qu’une décision ait été déjà prise.
Sœur Marie-Béatrice : Certes, la décision finale n’ira pas forcément dans le sens de son intérêt personnel, mais dès lors qu’elle va dans celui de la communauté, elle peut être jugée bonne. Et c’est précisément l’écoute des points de vue des uns et des autres qui permettra de s’en convaincre. Au final, c’est à un dépassement de son point de vue personnel que le frère ou la sœur est invité-e à opérer.
Sœur Claire-Marie : Ainsi, il y a des décisions que, de moi-même, je n’aurais pas prises, mais que j’accepte au final car elles vont dans l’intérêt de la communauté, ce que l’écoute des autres points de vue m’aura aidée à comprendre, davantage que je ne sais quel sens du devoir.
Sœur Marie-Béatrice : Même s’il n’y a pas de décision à prendre, le temps de l’écoute est indispensable, car il contribue à créer du lien, à faire toute sa place à l’humain. Il permet de savoir ce qu’on a ou qu’on peut mettre en commun. Cela vaut aussi pour des entreprises par ailleurs concurrentes. Quels sont les objectifs des uns et des autres ? Comment les combiner pour que chacun les atteigne ou vive tout simplement mieux ? Autant de questions essentielles et que la règle de saint Benoit invite justement à se poser.
– Mais l’application de cette règle de saint Benoît, au delà des communautés bénédictines, ne se heurte-t-elle pas à la peur qui peut régir les comportements individuels au point d’empêcher une réelle écoute mutuelle ?
Sœur Claire-Marie : C’est vrai. La peur est inscrite en chaque être humain et peut donc contrarier sa capacité à livrer son point de vue. On hésite à tout dire de crainte de voir ses paroles déformées.
Sœur Marie-Béatrice : La peur est effectivement bien présente dans les relations humaines. Dire une parole qui engage, c’est s’exposer à être mal compris, contredit voire moqué. Sans compter cette peur de voir sa parole instrumentalisée.
– Y compris chez des sœurs bénédictines ?
Sœur Marie-Béatrice : Y compris chez des sœurs bénédictines ! Il peut arriver qu’on se sente trahie, qu’on en soupçonne une de ne pas dire le fond de sa pensée. Comment s’en étonner ? Le soupçon est aussi un sentiment largement partagé ! Il est même mentionné dans les premières pages de la Bible qui évoquent celui manifesté à l’égard de la parole de Dieu. Il est inscrit en nous. Le tout est de le savoir, pour ne pas reproduire un schéma. Comme dans un couple, la confiance entre sœurs devra se construire dans le temps.
Ces sentiments sont inhérents à notre cheminement personnel et communautaire. En ce sens, l’abbaye est un observatoire de la condition humaine. Certes, il n’y a pas d’enjeux financiers entre sœurs, ni de concurrence. Nous n’en sommes pas moins concernées par tout ce qui traverse le cœur de l’humain. C’est d’ailleurs pourquoi nous ne sommes pas là pour juger, encore moins condamner. Nous ne regardons pas les humains de haut, en nous tenant au-dessus de la mêlée. Nous faisons partie de l’humanité ! Nous vivons selon une manière particulière qui peut donner l’impression que nous nous retirons du combat de la vie. En réalité, nous sommes au cœur de ce combat et nous l’acceptons.
Sœur Claire-Marie : Il m’est arrivé d’écrire à des personnes qui m’avaient témoigné de leur vie, en précisant que la lettre que je leur adressais, je pouvais aussi bien en être la destinataire. Pour être sœurs, nous n’en sommes pas moins femmes. Nous pouvons aussi éprouver des sentiments de peur face à l’avenir.
Suite de notre découverte de l’Abbaye de Limon, à travers le témoignage de Sœur Claire-Marie (pour y accéder, cliquer ici).
Journaliste
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