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« La Ville-Forêt, réécriture cartographique d’un mythe à l’ère de l’anthropocène ».

Le 20 mars 2019

C’est l’intitulé du projet que poursuit qu’Axelle Grégoire, « architecte plasticienne », lauréate de la 3e promotion de la Villa Le Nôtre, dans la catégorie « Jean-Baptiste de La Quintinie ». Un projet résolument transdisciplinaire, ainsi qu’elle le précise dans l’entretien qu’elle a bien voulu nous accorder.

– Le projet que vous poursuivez dans le cadre de la résidence la Villa Le Nôtre s’intitule « La Ville-Forêt, réécriture cartographique d’un mythe à l’ère de l’anthropocène ». Pouvez-vous pour commencer par en rappeler l’ambition ?

Elle est de répondre aux défis de l’anthropocène en imaginant, pour les projets urbains, de nouveaux récits et imaginaires au prisme des relations de la ville et de la forêt en allant au-delà des représentations que l’on se fait aujourd’hui des quartiers boisés ou, à l’inverse, de la forêt habitée. L’erreur serait de se limiter aux uns ou aux autres, ou à une simple combinaison des deux. A bien des égards, la piste que j’explore peut paraître utopique. De fait, on a encore peu d’exemples, aujourd’hui, en Occident du moins, de « Ville-Forêt ». En revanche, on compte de nombreux travaux sur la forêt et les imaginaires qui y sont attachés, son rapport au politique ou encore ses usages. On peut distinguer la « forêt machine », la « forêt refuge » ou encore la « forêt en lutte » (cf les engagements ou actions politiques qui se réfèrent explicitement à elle et à ses ressources)… L’imaginaire médiéval m’intéresse particulièrement de ce point de vue, y compris avec son bestiaire composé d’êtres surnaturels.

– Comment appréhendez-vous l’anthropocène ?

J’ai bien conscience des controverses auxquelles cette notion a donné lieu et des diverses interprétations dont elle fait l’objet. Pour ma part, je me garde d’entrer dans les débats relatifs à sa définition et me borne à la considérer comme un défi pour l’écriture de nouveaux récits et imaginaires, reconnaissant les humains aussi bien que les non humains comme faisant partie d’une même communauté. L’anthropocène caractérise pour moi le contexte de réapparition de la notion de Ville-Forêt, de cette quête d’un idéal de cohabitation harmonieuse avec la « Nature ». Cette notion offre par ailleurs l’intérêt d’introduire la dimension éco-systémique dans les projets urbains, de faire de ceux-ci une réponse à des défis qui dépassent le périmètre des territoires dans lesquels ils s’inscrivent.

– Que dites-vous à ceux qui pourraient considérer l’attention portée au récit et à l’imaginaire, en décalage avec les défis technologiques sinon politiques, économiques, sociaux…

Je n’ignore pas la réalité de ces défis. Seulement, l’anthropocène est aussi et peut-être d’abord une crise des récits et des représentations. Je ne suis pas convaincue du fait qu’il faille s’en remettre uniquement à la géo-ingénierie, puisque c’est de cela qu’il s’agit, pour résoudre les problèmes auxquels on fait face. Certes, l’entrée dans l’ère de l’anthropocène requiert des études poussées pour s’assurer de ne pas reproduire (ou perpétuer) des effets irréversibles, contreproductifs, pour apprécier l’impact de chacune de nos actions techniques, en tant qu’homme démiurge. Pour autant, il ne me paraît pas illégitime de réfléchir aussi à la manière de repenser notre position par rapport à l’environnement, charge à chacun d’adopter la posture qui lui convient. D’aucuns songent à partir se refugier dans l’espace. Pour ma part, je préfère continuer à réfléchir à la manière de rester parmi les terriens… Pour cela, je m’inscris dans une démarche qui vise non pas tant à revenir en arrière, qu’à recomposer les systèmes d’acteurs, en prenant au sérieux le rôle moteur de l’imaginaire, des récits qui se développent, dans l’instauration de nouveaux rapports à l’environnement. Sans contester la puissance de la géo-ingénierie, je m’emploie à explorer celle des représentations et des récits. C’est en tout cas ce pourquoi je me sens la plus outillée, de part mon parcours pluridisciplinaire.

AxelleG InsideAG– Comment votre projet a-t-il germé ? Est-ce l’opportunité de la résidence qui l’a suscité ?

Le projet sur la Ville-Forêt est né de problématiques rencontrées dans ma pratique en agence. Je notais un grand décalage entre le vocabulaire utilisé et la réalité de certains projets. J’avais aussi l’impression que les outils propres à l’aménagement ne permettaient pas l’entrée du vivant dans la fabrique de la ville. Mais l’orientation de cette recherche, notamment sur la représentation des territoires à l’heure de l’anthropocène, doit beaucoup aux travaux menés avec l’équipe rassemblée autour du philosophe Bruno Latour. J’ai notamment participé à la réalisation d’images (avec Alexandra Arènes) pour sa conférence-spectacle Inside, mise en scène par Frédérique Aït-Touati [en illustration : création visuelle de cette conférence-spectacle].
A partir de ces diverses expériences, j’ai monté deux projets de recherche, l’un que je souhaitais mener en résidence ou dans un dispositif de ce genre, l’autre plus classique pouvant s’inscrire dans un cadre universitaire, sous la forme d’une thèse. Les deux projets procédaient d’un même questionnement : comment passe-t-on de l’aménagement du vivant au vivant dans l’aménagement ? C’est-à-dire comment adapter le cadre du projet urbain aux caractéristiques du vivant : sa temporalité cyclique, l’imbrication d’échelles, les relations écosystémiques, le principe d’adaptation et de recomposition… Un questionnement qui découlait du constat que j’avais pu faire à l’occasion de projets urbains : ceux-ci se heurtaient souvent à des freins, liés pour les uns à la manière dont on se représentait le vivant, pour les autres à la gestion de la maîtrise d’œuvre et ses temporalités.

– Quelle visée opérationnelle pourrait avoir votre projet ?

Mon projet n’a pas à proprement parler de visée opérationnelle. J’essaie d’abord de m’engager dans une réflexion, pouvant, certes, déboucher sur des pistes d’action, mais sans que cela en soit la finalité.
Pour le dire autrement, mon objectif n’est pas de définir des projets d’aménagement concrets, comme ces quartiers boisés, que nous évoquions, mais plutôt de voir comment, en observant les usages et savoir-faire en milieu forestier, et jusqu’à la sylvigenèse, on peut imaginer d’autres récits et, avec eux, des pratiques nouvelles, qui seraient pertinentes pour la vie en ville à l’heure de l’anthropocène. Une forêt, est-il besoin de le rappeler, est rarement vierge de toute présence humaine. Elle a même été parfois densément habitée par des humains (cf la présence de charbonniers et d’une multitude d’autres acteurs notamment au Moyen-Age), mais aussi des communautés de non humains.
Aujourd’hui plus que jamais, c’est un artefact naturel. Elle est aussi urbanisée en ses franges et c’est cette part d’urbanité qui m’intéresse. La notion de quartier forestier qu’on voit émerger dans les projets urbains me paraît, encore une fois, trop restrictive ; elle se borne le plus souvent à planter des arbres supplémentaires, sans réflexion sur les usages qui pourraient être associés à leur présence. En disant cela, je ne récuse pas toute dimension opérationnelle dans ma démarche. J’aspire cependant à pouvoir prendre du recul par rapport aux diverses contraintes dans lesquelles les professionnels – maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre – sont pris malgré eux. Mon intention étant bien sûr de mettre à profit les enseignements de mon projet pour ajuster ma propre pratique professionnelle.

– Qu’est-ce qui justement, dans votre parcours, vous a prédisposée à vous saisir de cette problématique ?

De formation et de métier, je suis architecte. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, j’ai été chef de projet au pôle urbanisme et grands territoires d’une agence de paysage, BASE. Pendant cinq ans, j’ai travaillé sur des projets de grande échelle. Tant et si bien que j’ai fini par m’interroger sur mon identité professionnelle : je n’intervenais plus vraiment au titre d’architecte, si ce n’est comme architecte « transfuge ». Si le métier a encore un sens pour moi, c’est en tant qu’il participe à des collectifs d’acteurs, sans même plus prétendre en être le seul chef d’orchestre. En un certain sens, j’aurais tendance à considérer l’architecte comme un connecteur, tourné vers la co-construction de stratégie plutôt que de bâtiments en tant que tels.
Je précise que j’ai aussi une expérience en Design Strategic, à Montréal, ce qui a sans doute influencé ma conception de l’architecture en m’incitant à travailler davantage sur les systèmes d’organisation et de représentation, à travers des ateliers de dessin. Au sein du collectif SOC (pour Société d’objets cartographiques) auquel j’appartiens, j’ai aussi mené des ateliers d’écriture et de cartographie participatifs. Naturellement, c’est une expérience que je compte bien mettre à profit pour, dans le cadre de mon projet de résidence, impliquer aussi bien des experts et chercheurs de différentes disciplines, que des gens ordinaires, pour la co-construction de pistes de réflexion au travers d’un jeu d’écriture cartographique.
En plus de cette expérience et de ma formation d’architecte, je me suis formée à des savoir-faire relevant de l’artisanat : la gravure, que je pratique depuis cinq ans, et l’ébénisterie (j’ai fait un CAP). Des choix qui répondaient à mon besoin de confronter ma réflexion à la matière. Au plan méthodologique, je ne distingue pas le temps de la réflexion/conception de celui de la fabrication/production. Les deux sont liés, pour moi. Pour autant, je me garderai de me poser en experte dans l’un ou l’autre de ces métiers artisanaux. Je ne les ai pas pratiqués suffisamment pour y prétendre. Si l’ébénisterie m’est utile, c’est davantage par les perspectives qu’elle m’ouvre dans mon travail d’architecture, en m’incitant, par exemple, à explorer l’apport de la filière bois ou encore pour concevoir des maquettes et des objets qui me servent de supports dans les ateliers que j’organise.

AxelleGTFextrait2– Vous faites aussi état d’une approche cartographique. Mais de quelle cartographie s’agit-il ?

On me pose souvent la question. De fait, celle que je mobilise n’a guère à voir avec la cartographie ordinaire qu’on enseigne à l’école. Elle recourt davantage à des formes simplifiées, qui s’apparentent parfois plus au diagramme. Alors pourquoi appeler cela de la cartographie, me direz-vous ? Parce que ce mode de représentation n’a cessé de revêtir des formes diverses au cours de l’histoire. Voyez les cartes produites au Moyen-Age et pour lesquelles j’ai une affection particulière : ce sont des cartes dessinées et ainsi porteuses de récit. J’ai eu l’occasion de développer cette réflexion sur l’outil cartographique, à la faveur de Terra Forma, le manuel de cartographies potentielles, co-écrit avec Alexandra Arènes et Frédérique Aït-Touati, avec l’ambition de «repeupler » les cartes. Les tests que nous avons faits suite à ce projet ont été l’occasion d’explorer d’autres formes. Par exemple, au travers d’exercices de « biocartographie » consistant à illustrer la manière dont tout un chacun, dans sa biographie, construit un rapport singulier aux territoires, le dessin étant un moyen de manifester cet ancrage. Ce projet m’a d’ailleurs influencée en m’amenant à faire davantage du dessin un outil de mise en récit [en illustration : extraits du journal du projet Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, écrit par Axelle Grégoire, Alexandra Arènes et Frédérique Aït-Touati – à paraître en avril 2019, aux Editions B42].

– Y a-t-il un rapport avec les cartes mentales ?

Oui, dans la mesure où la biocartographie passe par un exercice d’introspection. Mais l’ambition va au-delà : il s’agit aussi d’ouvrir la possibilité de négocier ensemble pour parvenir à des territoires partagés. C’est dire l’enjeu pour les architectes urbanistes. Cette approche-là de la cartographie a déjà beaucoup fait évoluer mon propre usage des cartes en agence : je les conçois non plus comme de simples représentations, mais comme des supports de co-construction du territoire.

– Qui dit récit, pense aussi à la littérature. Quelle place comptez-vous faire à celle-ci ?

Avant de suivre une formation en architecture, j’avais poursuivi des études de lettres. C’est dire si la littérature est un univers qui m’inspire et que je n’ai cessé d’explorer. Parmi les genres existants, un en particulier s’est révélé particulièrement enrichissant, y compris pour les besoins du projet que je mène actuellement, c’est celui de la science-fiction…

– Comment y êtes-vous venue ?

C’est suite à ma participation à un atelier d’écriture de nouvelles, qui avait été organisé par le comité de Science-fiction au Muséum national d’Histoire naturelle, à l’initiative notamment d’Anne-Caroline Prévot, et encadré par l’auteur Laurent Kloetzer. J’y avais été invitée pour parler du rôle de la science-fiction en architecture et dans des projets urbains. Je suis finalement restée pour participer à l’atelier, avec les étudiants. La nouvelle que j’ai proposée revenait sur un projet urbain auquel j’avais participé – il concernait la Vallée de la chimie. L’exercice avait achevé de me convaincre que la science fiction et les nouvelles étaient des outils pertinents pour explorer des pistes auxquelles on ne pense pas quand on s’en tient à la conception classique d’un projet urbain.
Sur un plan plus théorique, j’ai été également intéressé par les travaux de la biologiste et philosophe des sciences Donna Haraway, dans lesquels la fiction joue un rôle central. Pour elle, il n’y a plus de futur, mais des « configurations spatio-temporelles infinies ». La fiction devient un outil pour penser, mais aussi un levier d’action pour envisager, par exemple, la possibilité de communautés inter-espèces.

– Au vu de votre parcours, on ne peut s’empêcher d’y voir un parfait exemple de transdisciplinarité…

Naturellement, c’est quelque chose que je revendique, mais en restant consciente du fait qu’elle n’est pas toujours simple à mettre en œuvre. Le partage d’un même lexique par des chercheurs de différents champs professionnels ou disciplinaires est souvent difficile. D’une expérience de collaboration avec une historienne des sciences et des architectes (dans le cadre du projet Terra Forma que j’évoquais), je retiens le nécessaire travail de traduction : nous avons dû échanger longuement pour, déjà, commencer à comprendre le sens que chacun mettait dans telle ou telle notion, dont nous pensions avoir la même définition. Sans compter le poids de nos jargons respectifs. Nos échanges ont été d’autant plus fructueux qu’ils portaient aussi sur nos méthodologies.
Cependant, les cadres institutionnels ne sont pas toujours conçus pour faciliter cette transdisciplinarité. J’ai été d’autant plus agréablement surprise qu’une institution comme la Villa Le Nôtre, implantée en plein cœur d’une école du paysage, accueille un projet porté par une architecte de formation et de métier. Depuis que je suis là, j’ai cru aussi comprendre que cette école a justement pour ambition de proposer une formation aussi pluridisciplinaire que possible à ses élèves.

– Qu’est-ce que vous apporte le fait d’être en résidence ? Avez-vous d’ailleurs déjà l’expérience de ce genre de dispositif ?

Non. Et je mesure à quel point c’est une chance pour mener à bien des recherches. Jusqu’alors, je poursuivais mes réflexions au sein du collectif SOC, qui, le le précise, a vocation à permettre des échanges autour d’« objets frontières », de nouveaux médias et de nouvelles modalités de mise en relation de l’environnement naturel. SOC fonctionne comme une plateforme collaborative et d’échange : nous partageons les mêmes thématiques de recherche, mais chaque membre peut poursuivre ses projets personnels tout en les confrontant au regard des autres, à échéance régulière, sans exclure la possibilité de nouer des collaborations avec tel ou tel. Nous sommes ainsi dans une démarche individuelle et collective.

– Quelle réflexion y avez-vous menée ?

C’est au sein de SOC que j’ai pu commencer à réfléchir à la représentation des territoires, leur relecture et la réécriture des mythes à l’ère de l’anthropocène, à travers la cartographie, la modélisation et le prototypage. Mes projets et travaux tournaient autour de trois axes de recherche interconnectés : la fiction comme temps potentiel et le récit comme structure de l’expérience ; l’hybridation des savoir-faire comme principe de fabrication de nouveaux outils et objet territorial ; la question du dés-aménagement comme laboratoire des processus d’intervention dans les paysages en ruine. Il me devenait cependant difficile de concilier cette implication dans un collectif avec les activités classiques de l’agence. J’ai donc réfléchi à d’autres modalités. Naturellement, il y avait la possibilité de mener une thèse. Mais je suis très heureuse de pouvoir commencer par ce temps de résidence qui me laisse une grande liberté dans ma démarche. C’est l’espace-temps économique dont j’avais besoin.

– Un « espace-temps économique » ?

Un espace-temps, au sens où ma démarche de recherche s’inscrirait dans une durée (six mois, en l’occurrence) et un lieu donné. Economique, au sens où elle ne serait pas parasitée par les contraintes de l’activité professionnelle. La résidence, je la vis aussi comme un lieu d’émancipation au sens où je peux y développer un projet qui me soit propre. Bien plus, en me donnant l’opportunité de réfléchir à mon parcours, elle m’encourage à assumer davantage la part d’autobiographique de mon travail. Ce que je n’avais pas pris ou eu le temps de faire jusqu’à présent, en tout cas, aussi profondément. Jusqu’ici je m’inscrivais dans l’histoire d’une agence sinon d’un collectif.

– Rappelons que la Villa Le Nôtre se trouve en plein cœur de l’ENSP…

Ma résidence ici, c’est donc un peu aussi l’histoire d’une entrée en paysage, pour l’architecte que je suis. Ce qui justifiait d’autant plus de disposer de la possibilité d’un travail introspectif.

– Mais compte tenu de la proximité géographique entre votre ancienne école d’architecture et l’école du paysage, on devine que celle-ci vous était déjà familière…

Aussi surprenant que cela puisse vous paraître, j’avais eu très peu d’opportunités de venir à l’ENSP, même du temps de mes études à l’ENSA (hormis des cours d’histoire des jardins) ! Ma résidence aura, en quelques sortes, été ma première occasion d’en franchir vraiment le seuil… Je crains de ne pas faire exception et de ne faire qu’illustrer un réel besoin de décloisonnement entre les disciplines et les établissements de recherche et d’enseignement.

– Comment, justement, l’architecte que vous êtes-vit-elle le fait d’être au milieu de paysagistes…

De fait, je vis au milieu des étudiants, enseignants et chercheurs de l’école. Mes échanges avec eux contribuent à nourrir mon projet. En à peine un mois et demi de présence ici, j’ai déjà pu avoir des échanges stimulants avec plusieurs intervenants, notamment du département d’Ecologie. J’essaie d’appréhender ce riche héritage pédagogique et de m’intégrer à cet écosystème sans cesse renouvelé. Peut-être est-ce précisément le rôle attendu du résident que de favoriser ces interactions, y compris avec l’extérieur.

– A vous entendre, le projet que vous avez proposé est susceptible d’évoluer au fil de la résidence, au-delà de ce que vous avez peut-être vous-même imaginé…

Dès le départ, j’ai conçu ma proposition comme un « projet-processus », au sens où elle était susceptible de déboucher à la fois sur des propositions d’ordre artistique, qui se suffiraient à elles-mêmes – la représentation d’un bestiaire au travers d’une gravure, par exemple – d’autres plus opérationnelles, qui pourraient être reprises, retravaillées en collaboration avec une agence d’architecture ou de paysage, et trouver place dans un ou des projet(s) urbain(s). Parler de projet-processus, c’est aussi pour moi une manière d’introduire la notion de prototypage. J’aime beaucoup tester des idées et voir ce qui se passe, ce que cela donne. Ce prototypage s’entend aussi en un sens métaphorique : j’aime procéder à des déplacements de questionnements et des détournements d’outils, d’un champ à l’autre. Ce voyage entre les disciplines permet d’expérimenter différents mediums, de la conférence-spectacle (Inside) à l’objet-livre (Terra Forma).

– N’est pas cependant au prix d’un renoncement à votre métier d’architecture ?

Non. C’est tout le contraire. Au travers de ma démarche, j’ai l’impression de renouer avec une des vocations premières de l’architecte, qui est aussi de savoir mettre en récit un projet. Car c’est ainsi qu’il parviendra à mobiliser les habitants pour le réaliser. C’est pourquoi, d’ailleurs, on aurait tort de penser que le métier ne serait destiné qu’à des personnes ayant une culture scientifique ou d’ingénieur. On peut y venir tout autant à partir d’études littéraires, comme cela a été mon cas.

– Nous sommes dans l’écosystème de Paris-Saclay. Fait-il sens pour vous ?

Autant le reconnaître, je n’avais pas fait le rapprochement entre le lieu de la résidence et cet écosystème. Les images du château, de son parc et de son potager tendent quelque peu à occulter le reste. Sans compter que j’y ai fait mes études d’architecture. Ma résidence, je l’ai donc vécue aussi comme un retour aux sources de ma formation professionnelle. Cela étant dit, je connais l’écosystème pour avoir notamment travaillé sur le projet de Corbeville, projet dont l’EPA Paris-Saclay est le maître d’ouvrage et qui fut pour moi l’opportunité de découvrir le système de rigoles, conçu au XVIIe siècle, pour alimenter les fontaines du parc du château de Versalles. C’est d’ailleurs à cette occasion que j’ai pris la mesure de la profondeur historique de cet écosystème en même temps que sa cohérence géographique.

– Avec une couverture forestière préservée dans le cadre de la ZPNAF… Que vous inspire d’ailleurs ce rapport sur le mode de la « protection » ?

Ce que je note d’abord, c’est que cette protection s’étend aux espaces naturels et agricoles. C’est en soi une bonne chose, car la recherche d’équilibre entre ville, forêt et agriculture qu’elle exprime est au cœur d’une vision héritée de l’Antiquité. En effet, le paradigme du partage antique sylvae/villae/urb considère l’intégration du patrimoine boisé comme nécessaire à l’équilibre de la civilisation, la survivance d’une agriculture productive et nourricière. Cette ZPNAF est d’autant plus importante, qu’elle n’empêche pas d’imaginer des espaces paysagers hybrides comme, par exemple, des paysages alimentaires et des paysages forestiers, en milieu urbain. Manière de dire qu’au-delà des zones de protection, il y a matière à imaginer une ville qui laisse davantage place au vivant, comme source de biodiversité, mais aussi de nouvelles pratiques alimentaires, en circuits courts.

– Quelle forme devrait prendre la restitution de votre projet ?

Cette année, les lauréats de la Ville Le Nôtre sont invités à participer à la Biennale d’Architecture et de Paysage, qui aura lieu à Versailles, en mai prochain. Des cartes blanches seront proposées à cette occasion. J’interviendrai probablement dans ce cadre pour commencer. J’imagine par ailleurs quelque chose qui serait davantage une exposition entrecoupée de séances d’ateliers et de performances cartographiques.

Echange entre une conteuse et une architecte plasticienne

La discussion se poursuit avec la conteuse Sylvie Mombo, qui, intéressée par la problématique de la forêt, assistait à l’entretien…

Sylvie Mombo : Beaucoup de contes se déroulent dans des forêts, la mettent en scène comme lieu de passage, lieu de transgression, source de peur… Personnellement, j’éprouve un grand besoin de me retrouver en forêt, pour m’y balader ou pour le simple plaisir d’y toucher les arbres…

Axelle Grégoire : Quelles forêts fréquentez-vous ?

Sylvie Mombo : Pour l’essentiel, des forêts périurbaines…

Axelle Grégoire : A Palaiseau, il y a une forêt dont j’ai appris qu’elle avait été plantée il y a quarante ans…

Sylvie Mombo : Je la connais très bien pour être moi-même Palaisienne. Elle a été plantée à l’initiative d’habitants qui voulaient résister à un projet de construction d’une ville nouvelle sur le plateau. Quand je suis arrivée, elle avait à peine vingt ans et les arbres étaient encore peu développés. Autant dire qu’elle n’avait guère de charme. Plus jeune, j’avais fréquenté la forêt de Fontainebleau, qui me paraissait avoir plus fière allure. Depuis, le temps a passé. La forêt de Palaiseau est devenue un poumon pour moi, où j’aime me rendre. J’ai la chance de pouvoir y accéder à pied, quand je veux.

Axelle Grégoire : En êtes-vous vous venue jusqu’à écrire des contes « forestiers » ?

Sylvie Mombo : J’ai écrit des contes, mais aussi curieux que cela puisse paraître, pas sur la forêt spécifiquement. Pour les besoins de mes racontées, je puise dans le répertoire existant, traditionnel de tout pays. Beaucoup se déroulent dans la forêt. Je me laisse traverser comme si ces histoires venaient à moi… [ Sylvie s’interrompt ]… Comme c’est drôle : juste dernière vous, il y a un livre dont le titre s’intitule Voyager dans nos forêts [l’entretien est réalisé au centre de documentation de l’ENSP].

Axelle Grégoire : Oui, je l’avais aussi repéré. Je compte bien m’y plonger.

L’entretien s’achève sur le constat de cette belle synchronicité !

En illustration  sur le carrousel du site : détail d’une estampe d’Axelle Grégoire extraite de l’exposition : Sol. Ciel. Horizon. L’invention cartographique, présentée à l’Espace Chaillot – Ecole d’architecture de Paris Malaquais (28 févr. 2018 | 24 mars 2018) – Scénographie par Yulia Donetskaya et coordination par Yann Rocher.

 

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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