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Science & Culture

La traduction à l’heure de l’IA générative (suite)

Le 30 octobre 2024

Rencontre avec Laurent Barucq, traducteur littéraire

Suite de nos échos à la douzième édition de Vo-Vf, le festival dédié aux traducteurs avec, cette fois, le témoignage de Laurent Barucq, traducteur littéraire de l’anglais, venu en visiteur, et que nous avions eu l’occasion de rencontrer lors d’un colloque de Cerisy…

- Qu’est-ce qui vous a motivé à assister à cette douzième édition de Vo-Vf, même si on peut s’en douter : vous êtes traducteur !

Laurent Barucq : En effet, je suis traducteur littéraire, de l’anglais, et ce, depuis une dizaine d’années. À ce titre, j’assiste régulièrement aux Assises de la traduction littéraire, qui se tiennent chaque année à Arles, et à d’autres événements ayant trait à mon métier. Autant le reconnaître : hormis le festival America qui s’est tenu la semaine passée, il n’y en pas autant que cela, qui soient de surcroît accessibles au grand public. Je me réjouis donc de l’existence de Vo-Vf, qui en est déjà à sa douzième année. J’apprécie d’autant plus ce festival qu’il a été créé à l’initiative de la librairie Liragif, à Gif-sur-Yvette. Il a su atteindre un rayonnement international, comme en atteste la présence de Craig Johnson, un auteur américain de polars, venu du fin fond de son Wyoming.

- Il y a un événement que vous auriez pu citer : le colloque « La traduction dans une société interculturelle »*, qui s’est tenu durant l’été 2020, au Centre culturel international de Cerisy, et qui m’a valu de faire votre connaissance – vous y avez témoigné de votre passion du métier et de ses limites…

L.B. : En effet. J’y avais été invité par une grande amie, Dinah Louda, qui codirigeait ce colloque. Un colloque passionnant, qui abordait la traduction sous ses différents aspects, y compris la langue des signes. C’était cependant plus confidentiel – quelques dizaines de participants, dont quelques auditeurs, universitaires ou pas, en tout cas tous passionnés par le sujet. D’où l’intérêt de manifestations comme ce festival qui, à défaut de drainer encore les foules, parvient à faire salles combles, y compris en proposant plusieurs rendez-vous en parallèle. On y croise aussi bien des professionnels de la traduction que des gens juste passionnés des langues.

- Encore un mot sur ce colloque de Cerisy pour préciser qu’il avait été organisé à l’initiative de votre amie, au titre de ses responsabilités au sein d’une multinationale confrontée à la nécessité de traduire ou d’interpréter à l’attention de salariés de différentes nationalités - de là d’ailleurs l’intitulé du colloque où l’interculturel réfère à une réalité des équipes et des filiales pour des entreprises mondialisées. Face au risque de malentendus, Dinah Louda en appelait à une traduction et un interprétariat de qualité, aujourd’hui plus que jamais à l’heure de l’IA générative, dont on mesure encore les limites dans les domaines de la traduction et de l’interprétariat automatiques.

L.B. : On touche là à la traduction pragmatique, et non à la traduction littéraire proprement dite, que je pratique. Cela étant dit, quoique totalement étranger à ce monde de l’entreprise multinationale, je trouve bien et rassurant de voir que cette exigence de qualité se retrouve dans la manière d’envisager la traduction de documents internes ou de communication. Dinah a probablement dû être confrontée à des traductions mal faites avec toutes les conséquences qu’on peut imaginer sur la réception du message auprès de salariés de différentes cultures… Mais je crains que Dinah ne soit une exception – de nationalité française et américaine, elle a toujours baigné dans une double culture qui l’a rendue sensible aux langues et à leurs nuances. Je crois d’ailleurs me souvenir qu’elle regrettait de voir qu’au sein d’une grande entreprise, les dépenses de traduction ou d’interprétation ne représentaient qu’une ligne dans le budget de la direction de la communication… Dès lors qu’une entreprise et, de façon plus générale, une organisation a les moyens de recourir à des traducteurs et interprètes professionnels, je trouve dommage qu’elle s’en prive. Cela peut éviter des malentendus, sans compter l’évitement des coûts que peuvent engendrer la post-traduction d’un premier jet effectué par une tierce personne non professionnelle ou par de la traduction automatique.

- La traduction automatique, qui était l’objet d’une conférence du festival Vo-Vf…

L.B. : Oui, et je souhaitais y revenir, car elle a été portée par le collectif En Chair et En Os, fondé par des traducteurs et traductrices qui ont considéré que qu’il était temps de faire entendre leur voix face aux risques que l’IA générative faisait peser à l’environnement (on sait le coût que représente l’entrainement des modèles de langage au plan énergétique), mais aussi à notre métier, en considérant qu’il était donc temps aussi que les pouvoirs publics réagissent. À trop vouloir réduire les coûts du travail de traduction, on court le risque de sacrifier toute une profession sinon de réduire les traducteurs à une précarité croissante. La création de ce collectif est donc à saluer et soutenir. En plus de s’inscrire dans une démarche militante, il fait un travail de fond, digne d’enquêtes et d’analyses de chercheurs en sciences humaines et sociales, pour documenter la réalité des conditions de travail des traducteurs, mais aussi de ces personnes exploitées à travers le monde pour assurer le bon fonctionnement de l’IA. Car pour être artificielle, fondée sur des technologies de pointe, cette intelligence n’en repose pas moins sur l’exploitation – il n’y a pas d’autre mot – de ressources humaines, les fameux « digital workers ». En plus d’être une cause de désastre environnemental, l’IA générative l’est donc aussi au plan social, enfin, au regard du résultat final : des textes traduits qui demandent à être repris au prix d’un travail rébarbatif, privant les traducteurs du plaisir qu’ils auraient eu à le traduire directement.

- Ce dont le public venu au festival est a priori convaincu ! Pour avoir pu entendre ne serait-ce qu’une fois un traducteur parler de son métier, on saisit que le résultat de son travail n’a guère avoir avec celui d’une traduction automatique, et vice versa…

L.B. : Le fait est que le public de la table ronde dont nous parlons était composé pour l’essentiel de confrères et consœurs ou de personnes qui gravitent autour de la traduction. Mais tout comme moi, vous avez pu entendre une personne intervenir lors des questions de la salle, qui invitait à ne pas avoir un regard exclusivement critique en considérant ce que la traduction automatique pouvait aussi apporter de bon aux traducteurs, à savoir l’exploration d’alternatives auxquelles ils n’auraient pas pensé. La même avait pris note de ce qui avait été dit sur le désastre écologique, mais pour mieux nous inviter à en faire abstraction le temps de reconnaître des avantages à cette traduction automatique. Or, cette abstraction est impossible. Sans compter que les bienfaits que cette personne attribuait à l’IA générative n’en relevaient pas vraiment. Manifestement, elle s’est laissé, comme bien d’autre, illusionner par ce que des médias grand public peuvent dire de l’IA générative, en vantant ses mérites tout en escamotant les risques qu’elle fait courir. J’ajoute que les textes traduits par de l’IA générative finissent par « rejoindre » le fond de données, qui sert à entraîner les modèles de langage, ce qui fait courir un autre risque, celui d’un nivellement par le bas.

- Et vous-même, avez-vous essayé des logiciels de traduction automatique ?

L.B. : Oui, j’ai notamment essayé DeepL Translate, mais pour me rendre compte très vite que je perdais plus de temps, ne serait-ce qu’à comprendre ce que la machine avait bien voulu dire – si je puis m’exprimer ainsi, en lui prêtant des intentions.
À partir du moment où on commence à considérer que les textes traduits par de l’IA ne sont pas dépourvus d’intérêt, qu’ils tiennent la route, que c’est déjà pas si mal qu’un robot parvienne à ça, je crains qu’on ne fasse que laisser libre cours à la « médiocrité ». Si des textes médiocres passent pour acceptables, qu’en sera-t-il des textes que les générations futures obtiendront de la traduction automatique ? Des textes de plus en plus médiocres !

- Pour en revenir à cette personne intervenue au cours de l’échange avec la salle, je note que le public a réagi avec bienveillance, dans une réelle écoute, tout en abondant dans le sens des intervenantes et du vôtre. De sorte que je n’ai pas eu le sentiment d’assister à une nouvelle querelle des Anciens (attachés en l’occurrence à une traduction « humaines ») et les Modernes (convaincus des progrès introduits par l’IA générative). Comment réagissez vous à ma perception de la tonalité du débat que cette personne aura permis d’enclencher, non sans laisser s’exprimer une forme d’intelligence humaine collective…

L.B. : Pour ma part, j’ai eu le sentiment que le public a surtout voulu pointer le fait que son propos était un peu hors-sujet, car ce n’est évidemment pas des opportunités de l’IA générative dont, nous, les traducteurs cherchons à nous prémunir. Aucun d’entre nous n’est technophobe ni particulièrement attaché à l’image d’Epinal du traducteur le nez plongé dans son dictionnaire, une clope à la main… Que l’IA puisse nous aider dans nos recherches, très bien. Mais l’IA, ce sont aussi des risques de désastres dont cette personne ne semblait pas prendre la mesure alors que les intervenantes avaient pris soin d’en rappeler l’ampleur. Ne nous laissons pas illusionner par les discours des GAFAM qui, à travers l’IA générative, imposent leur propre vision de ce que devrait être la traduction et le métier de traducteur.

- Est-ce à dire qu’il faut remettre son ouvrage sur le métier et espérer que le festival Vo-VF continue à ménager un temps de débats autour de l’IA ?

L.B. : Oui, bien sûr. J’espère que d’ici là le collectif En Chair et En Os se sera fait encore mieux connaître, qu’il aura recueilli de nouveaux signataires. J’ai juste peu d’espoir que les pouvoirs publics fassent volte-face, car ils peuvent toujours invoquer le fait qu’il y a des enjeux de société autrement plus urgents. Or, loin de moi l’idée de défendre une position corporatiste. J’estime juste que le public est en droit de lire des traductions de qualité et que les traducteurs doivent pouvoir continuer à traduire dans des conditions de travail dignes de ce nom.

* Pour en savoir plus sur ce colloque et les actes qui en sont issus, cliquer ici.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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