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Les acteurs de la santé à l’heure de l’IA

Le 31 juillet 2024

Entretien avec Romain Farel, expert en IA

Suite de nos échos à la 9e édition de TEDxSaclay, organisée le samedi 30 juin dernier avec, cette fois, le témoignage de Romain Farel, qui a animé la première table ronde du Village Innovation sur « la digitalisation de la santé ».

- Si vous deviez, pour commencer, retracer votre parcours ?

Romain Farel : Je suis ingénieur de formation, en génie des procédés industriels ; j’ai également fait un master en management, stratégie et gestion des organisations, à Grenoble INP, une formation qui permet de sortir d’une approche strictement « ingénierie » pour prendre en compte l’organisation d’une manière plus systémique. Puis, j’ai eu la chance d’obtenir une bourse doctorale pour une thèse sur l’innovation dans le domaine de la santé. Thèse que j’ai soutenue en 2009, sous la direction de François Villeneuve et Guillaume Thomann, avec le professeur Jérôme Tonetti du CHU de Grenoble – mon terrain d’étude. Je me suis attaché à montrer comment le chirurgien peut être moteur de l’innovation, pour disposer d’instruments plus adaptés à ses besoins, pus performants. Si a priori il ne manque pas d’idées, en revanche, c’est en tout cas le constat que j’ai pu faire au cours de ma thèse, l’écosystème de conception et d’industrialisation des instruments médicaux est loin d’être organisé. Cela dit, je vous parle de la situation d’il y a une quinzaine d’années. Depuis, les choses ont évolué, même si reconnaître le chirurgien comme utilisateur expert au cœur du processus de conception reste encore compliqué.

- Qu’avez-vous fait suite à cette thèse ?

R.F. : J’ai intégré le CNRS pour travailler sur un projet européen relatif là encore à l’innovation, dans la chaine logistique de secteurs aussi différents que l’aéronautique, l’automobile, l’électronique, etc. Soit un tout autre domaine. Entre le moment où le cahier des charges est défini et celui où on entre effectivement en production, il peut s’écouler jusqu’à deux ans. Un laps de temps trop long par rapport au rythme d’évolution de la technologie : quand les pièces arrivent, elles sont déjà tout ou partie dépassées. Un cas de figure qui était encore peu étudié jusque-là. Nous avons donc travaillé à la modélisation de flux logistiques de façon à anticiper les évolutions liées aux innovations, et pour cela envisager des métastructures qui puissent incrémenter des innovations au fil du temps.
Ce projet terminé, j’ai, en 2010, intégré l’École Centrale Paris, qui était déjà engagée dans le projet de l’Université Paris-Saclay. J’y suis resté quelques années, en ayant la chance de travailler sur un projet national autour de l’innovation en écologie industrielle et économie circulaire, avec les groupes industriels comme Renault, Saint-Gobain ou Suez, dans l’objectif de modéliser et d’analyser les scenarii de mise en place d’une filière nationale de recyclage du verre issu des véhicules en fin de vie. En plus de son intérêt industriel, ce travail a débouché sur la publication de plusieurs ouvrages en écologie industrielle avec le professeur Bernard Yannou, devenu le directeur du laboratoire. Pour ce qui me concerne, il m’a permis d’entrer dans le cercle plutôt fermé des conférences de l’ASME (American Society of Mechanical Engineers) et de devenir le Chair de la conférence internationale de l’écologie industrielle.
Pendant toutes ces belles années passées à l’École Centrale, j’ai pu, avec d’autres, travaillé également à la définition d’une nouvelle méthodologie en matière d’innovation. En premier lieu, nous avons rédigé plus de 400 fiches pratiques sur l’usage de l’innovation. Ces fiches ont été publiées en deux volumes sous le titre Déployer l’innovation. Des volumes destinés à aider des ingénieurs engagés dans des processus d’innovation à changer les choses de l’intérieur, dans leurs entreprises respectives.
Par la suite, nous avons cherché à théoriser davantage ces méthodes en suivant Bernard [Yannou] dans des projets, des cours, un encadrement de thèses et de masters, et des publications. Cette recherche en innovation organisationnelle, baptisée plus tard « Radical Innovation Design » et exposée dans un ouvrage de Bernard et François Cluzel, participe participe d’une école de pensée autour du Design Thinking, qui se veut aussi instrumentée que possible, accompagnée par des outils d’analyse et de synthèse.
En 2013, j’ai rejoint l’institut de transition énergétique (ITE) Paris-Saclay Efficacité Énergétique (PS2E), nouvellement créé sur le plateau de Saclay, à l’interface de l’industrie et de l’académique, à l’initiative de TotalÉnergies, d’EDF et d’Air Liquide, coté industriel, et de l’École CentraleSupélec, de l’Université Paris-Saclay, de l’École des Mines et du CEA, côté recherche, pour collaborer autour d’un projet d’écoparc fonctionnant selon les principes de l’écologie industrielle.

- En quoi consistait votre rôle ?

R.F. : À recruter des thésards et des postdocs pour constituer un noyau dur de recherche d’une quinzaine de personnes, à même de travailler étroitement avec les partenaires industriels sur leurs sites respectifs, d’en valoriser les flux d’énergie et de matière dans cette logique d’écologie industrielle, de travailler sur les process avec les ingénieurs en vue de les modéliser. Nous avons eu des collaborations internationales en accueillant notamment un chercheur canadien, plusieurs mois durant, au sein de l’ITE. De chercheur, je suis devenu directeur de recherche. Malheureusement, cet institut n’a pas perduré, la priorité ayant été donnée à d’autres ITE comme l’IPVF.

- Qu’avez-vous fait suite à cette expérience ? Êtes-vous resté dans l’écosystème de Paris-Saclay ?

R.F. : Oui, j’ai candidaté pour un poste au CEA LIST à Saclay, davantage orienté vers l’IA. Une autre belle aventure professionnelle qui m’a offert l’occasion de continuer à travailler dans de la recherche appliquée, en partant des problèmes soumis par les industriels, et d’y apporter des solutions à partir des technologies développées par les équipes du CEA LIST. J’étais en charge de partenariats industriels, sur les thématiques de l’IA, de la robotique collaborative ou de l’interfaçage intelligent. Soit du transfert technologique, quelque chose qui n’est jamais évident. Pour y parvenir, il faut un alignement des planètes entre le besoin prioritaire de l’industriel, une techno d’un niveau de maturité acceptable, une entente et une relation de confiance entre les partenaires, industriels et académiques. Toujours est-il que ma vie de « business développeur » a été jalonnée de rencontres incroyables, de visites de sites et de production, d’un apprentissage de l’excellence industrielle française. J’ai aussi appris à pitcher les innovations technologiques du CEA LIST, et à travailler avec un correspondant industriel pour construire une offre de collaboration. En plus de cela, j’ai joui de la confiance de mon directeur, François Gaspard, pour diriger un projet européen dans le domaine de la robotique, et en accompagner plusieurs autres, notamment dans celui de la santé.

- Sur quelle problématique en particulier ?

R.F. : La télé-dermatologie ! De prime abord, en cas de problème dermatologique, on pense qu’il suffit d’envoyer une image à son médecin pour avoir son avis. En réalité, elle ne peut suffire à établir un diagnostic rigoureux, faute de pouvoir distinguer des détails importants comme la taille, la couleur, des reliefs, etc. Il se trouve que, quand j’étais à l’École Centrale, j’avais encadré une thèse sur la télé-dermatologie du Docteur Tu-Anh Duong, de l’AP-HP – il est maintenant en dermatologie et vénéréologie au Groupe hospitalo-universitaire (GHU) Paris-Saclay de l’AP-HP où il coordonne le programme de télé-dermatologie TELDERM Saclay.
J’ai donc renoué avec lui pour utiliser la technologie du CEA en imagerie 3D, industrialisé par la start-up Tridimeo. Elle permettra au médecin de se prononcer en toute confiance sur la base d’un télédiagnostic. Une avancée quand on sait qu’faut parfois attendre plusieurs mois pour décrocher un rendez-vous chez un dermatologue, ce qui peut être trop tard. J’ai quitté le CEA à la fin 2019…

- Sans pour autant avoir abandonné le secteur médical…

R.F. : Non, en effet. J’ai rejoint le groupe AVEC, un acteur français du soin et de l’autonomie. Il couvre l’ensemble du parcours patient, de la maternité à l’établissement de soin adapté et l’EHPAD, en passant par la médecine générale en ville, l’hospitalisation, le soin à domicile. J’y ai créé mon propre poste de directeur de programme Data Intelligence, avec l’objectif de valoriser le patrimoine de données patients produites par le groupe AVEC à travers ses diverses activités, en plus de les exploiter pour faciliter le travail de nos collaborateurs – les médecins et les aides soignants. J’ai pour cela constitué une équipe dédiée, rejointe par des développeurs et ingénieurs de logiciels avec l’idée de déboucher sur des applications. Nous travaillons notamment sur des problématiques en cancérologie, à partir de constats simples : un médecin en oncologie doit, avec son/sa assistant-e constituer un dossier pour chacun de ses patients, vérifier s’il y a des antécédents, etc. Un processus chronophage que nous avons cherché à automatiser avec de l’IA sur la base d’un modèle LLM.
Nous avons par ailleurs lancé un projet de codage automatisé, qui lie le soin effectué à la facturation. Jusqu’alors, il fallait lire les résumés établis par les médecins ou leur assistant.e, et apposer le code correspondant. L’IA permet de le faire sans risque – nous ne sommes pas dans du diagnostic. Nous avons également imaginé d’autres applications pour les essais cliniques, par exemple. Un défi quand on sait qu’ils se présentent sous forme de documents variés, relevant de différents registres de langage. Avec le médecin chef de l’institut d’oncologie de la clinique GHM de Grenoble, nous avons travaillé sur cette problématique au niveau à la fois de l’essai clinique et du médicament. Le résultat est une application, par laquelle on peut transférer des résultats sur une base structurée, qui permet ainsi au médecin de trouver un essai clinique compatible avec son patient.

- Je comprends mieux ce qui a pu vous conduire à animer une table ronde du village Innovation sur « la digitalisation de la santé ». Comment vous êtes-vous cependant retrouvé à le faire ?

R.F. : C’est Christian [Van Gysel] qui me l’a proposé. J’ai aussitôt dit oui, parce que c’est évidemment un sujet qui me tient à cœur et sur lequel je travaille depuis des années. Le panel offrait l’intérêt de combiner une scientifique pour parler des données et des méthodologies de traitement ; un industriel pour expliquer comment certifier un dispositif médical ; une startuppeuse, pour témoigner des défis à relever quand on fait de l’innovation dans le domaine de la santé digitale ; enfin, un représentant du corps médical et non des moindres puisqu’il s’agissait de Jérôme Kozlowski, Directeur de l’innovation, de la recherche et de la transformation numérique du nouveau Groupe Hospitalier Nord-Essonne, sur le plateau de Saclay, et avec lequel j’ai eu la chance de travailler autour du dossier patient du temps où j’étais au CEA.

- Quels enseignements tirez-vous des riches échanges avec les quatre intervenants ? Notamment au regard de la manière de préserver une dimension humaine dans la relation médecin et aide soignant / patient ?

R.F. : Quand on prend la peine d’écouter les acteurs de la chaîne de l’innovation, notamment le personnel hospitalier, force est de constater la difficulté qu’ils ont en réalité à s’approprier l’IA. À vrai dire, celle-ci ne leur rapporte rien pour le moment. Certes, des investissements importants sont consentis dans le monde de la recherche et nous pouvons être fiers de compter en France des hôpitaux et des cliniques à la pointe dans ce domaine. Je pense en particulier à l’Institut Gustave Roussy, pour ne citer que lui – il est de renommée mondiale.
Le groupe AVEC compte une douzaine de cliniques. Quand je vais sur le terrain, dans l’une d’elles, que je discute avec le personnel, je découvre de nombreux problèmes opérationnels, organisationnels, qu’on pourrait très bien gérer, résoudre par la digitalisation, à condition cependant de faire preuve de sobriété dans l’usage qu’on fait de l’IA. C’est ainsi que s’agissant du dossier patient, nous avons préféré travailler sur la lettre de liaison – une fiche qui permet de prendre connaissance de l’ensemble des soins effectués sur le patient et de faire un retour à celui-ci. C’est dire si cette lettre est indispensable dans les mois qui suivent l’administration d’un traitement. Or, le sait-on, il aura fallu qu’une personne passe au moins deux heures à la rédiger. L’IA générative permettrait donc d’automatiser le processus.
Certes, on est loin de la découverte de nouvelles molécules, qu’on associe aux perspectives de l’IA, mais dans un cas très pratique qui a au moins le mérite de grandement améliorer les conditions de travail du personnel médical et administratif en lui faisant gagner du temps, en lui permettant de se consacrer davantage aux soins. N’est-ce pas le plus important ?

- Comment s’est faite la connexion avec TEDx-Saclay et son Village Innovation ?

R.F. : Dès que je suis arrivé à l’Institut PS2E, j’ai fait en sorte qu’il soit partenaire de TEDxSaclay. Je connaissais le principe des conférences TED. J’ai été émerveillé de voir qu’un TEDx se créait sur le plateau de Saclay. Deux années après – à l’époque, j’étais au CEA LIST –, j’ai revu Assya et Christian qui m’ont proposé de rejoindre l’équipe des bénévoles, au pôle intervenants. C’est à ce titre que j’ai contribué au choix de plusieurs d’entre eux dont, bien sûr, des chercheurs du CEA. Je me suis aussi impliqué dans le Village Innovation dès l’année de sa création. Malheureusement, accaparé par mes activités professionnelles, je n’ai pas pu m’investir autant que je le voulais, jusqu’à cette année où Christian m’a proposé d’animer la table ronde. Ce dont je suis très heureux.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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