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J[ud]0, destins parallèles

Le 2 octobre 2024

Chronique d'Olympisme et samouraïs, P. de Coubertin et J. Kano : combattants du sport et de l’éducation, de P. Moreau, L'Harmattan, 2024).

On l’a connu du temps où il était directeur d’IncubAlliance. Philippe Moreau nous revient avec un livre sur les destins parallèles de Pierre de Coubertin et de Jigoro Kano, les inventeurs des jeux olympiques modernes et du judo. Passionnant !

On ne compte plus les ouvrages académiques ou grand public consacrés à l’histoire des JO ou à celle du Judo. En revanche, celui qui a paru l’été dernier sous le titre Olympisme et samouraïs*, est à notre connaissance le premier à se risquer à faire un parallèle entre leurs pères fondateurs respectifs : le français Pierre de Courbertin et le Japonais Jigoro Kano.

Des innovateurs…

Le fait qu’ils aient été contemporains (ils sont nés respectivement en 1863 et 1860 et sont décédés à un an d’intervalle, en 1937 et 1938) justifie pleinement cette entreprise éditoriale. À sa lecture, on se demande même pourquoi personne n’y avait pensé avant. L’effet de surprise vient davantage de l’identité de l’auteur, Philippe Moreau. Nous avons eu l’occasion de le rencontrer à maintes reprises, et même de l’interviewer, mais en ignorant tout de sa double passion pour l’olympisme et le judo. Nous le connaissions d’abord comme directeur d’IncubAlliance, le premier incubateur d’Île-de-France. Ceux qui le connaissent aussi à ce titre, ne manqueront pas de s’amuser comme nous à relever les traces de cette fonction au nombre d’occurrences relatives à l’innovation….
On comprend d’ailleurs très vite son double intérêt pour l’olympisme et le judo car c’est de cela qu’il s’agit en réalité : ce sont des innovations tout à la fois conceptuelles, institutionnelles, politiques,… Leurs pères fondateurs, de Coubertin et Kano, peuvent en cela être reconnus comme de véritables entrepreneurs innovants. Tout au long de leur existence, ils n’auront de cesse d’affiner, perfectionner leur « innovation ».
Auraient-ils été des startuppers s’ils étaient nés un siècle plus tard ? Pas sûr… C’est que, comme le souligne Philippe Moreau, ils ne furent pas mus par une quête d’enrichissement (si tant est que ce soit la motivation première de tout startupper), mais par un défi proprement « civilisationnel ». Ni plus ni moins.
Innovant, novateur, le livre l’est lui-même, quoique publié dans une austère collection d’une tout aussi austère maison d’édition (une austérité qui est au demeurant un gage de rigueur – la collection est dirigée par deux universitaires et la maison d’édition est connue pour publier de nombreux travaux de thèse). Il l’est par le parti pris audacieux de dresser un parallèle entre les deux histoires, celle de l’olympisme moderne et celle du judo, donc, à travers la trajectoire de leurs pères fondateurs respectifs.
Lesquels se croiseront à deux reprises : en 1912, à l’occasion des JO de Stockholm, sans qu’on sache ce que les deux hommes se sont dit alors ; la deuxième fois à l’occasion des JO d’Anvers, organisés au sortir de la Première Guerre mondiale, en 1920.
Deux fois, cela peut paraître bien peu. Gardons cependant à l’esprit que même si les deux sont de grands voyageurs, 15 000 km séparent leurs pays. On apprend au passage qu’à la fin du XIXe siècle, trois mois sont encore nécessaires pour rallier le Japon et l’Europe via Marseille ou encore que, pour se rendre aux JO d’Anvers, Kano aura dû traverser le Pacifique, puis les États-Unis d’Ouest en Est, avant de franchir l’Atlantique et rejoindre Londres…

Des ambitions éducatives et civilisationelles

Les parallèles entre leurs deux trajectoires (destins ?) n’en sautent pas moins aux yeux.
Les deux auront puisé « au sources les plus profondes de leurs civilisations, l’une gréco-latine et chrétienne, l’autre sino-japonaise, pour innover ( !) et fonder deux nouvelles institutions » : l’olympisme (en renouant avec des olympiades que Coubertin prend soin de moderniser) et le judo (inventé à partir du jujistsu que Kano s’évertua à dépouiller de ses oripeaux militaires en proposant une synthèse des diverses méthodes de combat à mains nues et en introduisant l’esprit de compétition promu par le sport moderne). Les deux voyaient en conséquence dans leur innovation « bien plus que du sport ».
Enfants, l’un comme l’autre ont été les témoins des épreuves sinon défis que leur pays dut surmonter. Coubertin avait sept ans lors de la défaite de la France de 1870, un âge assez avancé pour en garder un souvenir indélébile d’autant que la demeure que sa famille possédait en Normandie manqua de peu d’être incendiée par les armées prussiennes…
Kano est, lui, témoin de la modernisation à marche forcée du Japon, imposée par les traités inégaux – des traités commerciaux dictés par les puissances européennes et les Etats-Unis pour contraindre l’archipel à s’ouvrir.
De là cette conviction qu’ils acquirent très tôt : c’est par un enseignement modernisé que leur pays parviendra à retrouver sa grandeur, un enseignement dans lequel l’activité physique devait occuper toute sa place en vertu du principe de « l’esprit sain dans un corps sain ». Une conviction qu’ils défendirent en prenant la plume – Coubertin publia pas moins de neuf ouvrages sur l’éducation ; Kano n’est pas en reste : on lui doit un ouvrage, Enseignement et éducation pour la jeunesse, publié en 1910 – et en agissant, le second poussant son pragmatisme jusqu’à créer plusieurs écoles, dont le Kodokan, qui devait faire très vite référence.

« De Coubertin ne pensait pas que l’olympisme pût arrêter à lui seul la guerre. »

Pour autant, comme prend soin de le préciser l’auteur, nul nationalisme revanchard dans leur démarche. L’un et l’autre sont pétris de valeurs universelles. C’est en voyageant à l’étranger – Coubertin commença par de fréquents allers retours en Angleterre – qu’ils élaborent leur vision de l’éducation et de l’enseignement, la place à y accorder aux activités physiques. Entre autres étonnantes coïncidences, ils se verront chacun confier la même année, en 1889, une mission d’études dans des pays étrangers (par le ministère de l’Instruction publique, dans le cas de Coubertin, le ministère des Affaires impériales dans celui de Kano). Pour l’un comme pour l’autre, le défi est de taille quant on sait la faible pratique du sport en France (il reste longtemps l’affaire de « sportmen », des hommes et des femmes issus pour la plupart de l’aristocratie et de la bourgeoisie) ou le poids prédominant des arts martiaux hérités des samouraïs au Japon.
Ni l’un ni l’autre ne souscrivent non plus à une vision individualiste. Si la promotion de l’activité physique est dans l’intérêt des individus, il l’est aussi et d’abord, à leurs yeux, dans celui de la société : par l’épanouissement des premiers, la pratique de l’activité physique assure la prospérité de la seconde. En cela, le sport était d’abord, pour Coubertin tout autant que pour Kano ; une aussi affaire de morale. Leur approche est de surcroît imprégnée d’égalitarisme, certainement pas d’élitisme.
Les deux n’en sont pas moins lucides. À propos de Coubertin, l’auteur écrit : « [il] n’était pas un utopiste » et s’il « pensait que l’olympisme pouvait seulement contribuer à une compréhension mutuelle des peuples et des cultures, et partant, à une forme d’universalisme et de sagesse (…) il mesurait parfaitement l’importance des enjeux et des forces géopolitiques et il ne pensait pas que l’olympisme pût arrêter à lui seul la guerre. »
Tout sauf conservateurs ou traditionnalistes, lui comme Kano sont soucieux d’adapter, en les modernisant, des pratiques héritées d’une longue histoire : dans le cas de Coubertin, les JO antiques créés au VIIIe avant notre ère et pratiqués jusqu’au IVe siècle de notre ère (avant lui, il y eut plusieurs tentatives de ressusciter ces jeux, dont celle qui vit le jour en Grèce en 1859, avec le soutien du Monarque, mais elles ne firent pas long feu). Dans le cas de Kano, il s’agit, on l’a dit, de faire évoluer les arts martiaux pratiqués depuis des siècles et des siècles.
Nul n’est cependant prophète en son pays et la maxime vaut tout particulièrement pour Coubertin. Course d’obstacles, course d’endurance, marathon,… Ces métaphores sportives ne sont pas exagérées pour rendre compte des difficultés rencontrées dans son parcours, même après les premières olympiades qui auront pourtant rencontré un succès certain (au point qu’Athènes fit des mains et des pieds pour les conserver). Des difficultés qui l’inciteront à s’exiler à Lausanne…
À propos de la genèse du Judo, l’auteur parle plutôt d’une course d’endurance. La période initiale n’en a pas moins été difficile pour Kano : il faut imaginer ses premiers élèves dans des locaux exigus, exposés au froid de l’hiver et financés sur sa cassette personnelle… Si le maître saura rapidement susciter l’adhésion du pouvoir politique, il ne lui faudra pas moins faire preuve de patience… Rappelons encore qu’il ne verra pas de son vivant la reconnaissance du judo comme discipline olympique – il ne sera introduit qu’en 1964, à la faveur des JO de Tokyo…

Les questions qui fâchent

Tout admiratif qu’il soit (et comment ne pas l’être ?), l’auteur n’hésite pas à aborder les questions qui fâchent, susceptibles d’écorner l’image des deux hommes.
La première concerne le statut des femmes. Pierre de Coubertin se montra particulièrement hostile à leur participation aux jeux. Dans une archive radiophonique de 1935, on peut ainsi l’entendre dire : « Je n’approuve pas personnellement la participation des femmes à des concours publics, ce qui ne signifie pas qu’elles doivent s’abstenir de pratiquer un grand nombre de sports, mais sans se donner en spectacle. » Et le même de se croire obliger d’ajouter : « Aux jeux olympiques, leur rôle devrait être surtout, comme aux anciens tournois, de couronner les vainqueurs ». Heureusement, Coubertin ne sera pas suivi dans ses recommandations. Aucune charte ni session du CIO n’interdit la participant de représentantes de la seconde moitié de l’humanité dans les compétitions olympiques. Dès les Jeux de Paris de 1900, des femmes (une vingtaine…) furent conviées à prendre part aux compétitions.
L’auteur croit utile de réagir en mettant en garde contre le regard rétrospectif : après tout, Coubertin était un homme de son temps… Un peu court y compris au regard de la longueur du développement consacré à cette question : une page et demie ! Tout au plus y revient-il en conclusion, mais subrepticement en invoquant le fait que le statut des femmes est aussi affaire de culture : « la parité, idéal occidental gagné de haute lutte ou en passe de l’être, n’a pas la même valeur ailleurs, ne nous en déplaise ». Les Afghanes et les Iraniennes, pour ne citer qu’elles, apprécieront…
De son côté, c’est une différence à souligner, Kano avait, dès la fin du XIXe siècle, admit des pionnières au Kodokan. En 1923, il y créa une section spécifiquement féminine dans le souci de préserver leur intégrité physique.
Passons à l’autre question qui fâche : celle de l’attitude de Coubertin et de Kano, cette fois face à la montée du nazisme et du nationalisme japonais alors que se profilaient les jeux de Berlin (en 1936) et le projet de ceux de Tokyo (en 1940). Les propos que le premier tiendra en 1934 à propos d’Hitler dans un courrier adressé au délégué suédois sidèrent : « Je n’ai pas d’admiration pour Mussolini ; en revanche j’admire intensément Hitler. Il est en train de devenir le chef de la nouvelle Europe et bientôt peut-être le chef du Nouveau Monde qui se lève »… Quoique plus à la manœuvre (il n’est plus que président d‘honneur du comité olympique), il milite pour la tenue des jeux à Berlin…

« Malgré tout, force est de constater que leurs créations respectives auront survécu en ne cessant de gagner en ampleur et en audience. »

Si aucune trace d’admiration déplacée n’a été exhumée dans le cas de Kano, celui-ci assistera aux jeux de Berlin de 1936, après avoir rencontré Hitler quelques mois à peine après son arrivée au pouvoir, en 1933… Une attitude plus qu’ambiguë quoi qu’en dise l’auteur dans une drôle de circonvolution : « Le jeune et ambitieux Kano des années 1880 ne cherchait peut-être pas à entrer dans l’histoire, mais l’histoire est allée le chercher à la fin de sa vie »… Précisons que le même Kano ne comptera pas son énergie pour obtenir et organiser les JO à Tokyo, sans que la montée du nationalisme ne l’en dissuade. Finalement, il décèdera deux ans avant leur annulation…
Malgré les zones d’ombres de leur trajectoire personnelle, malgré les vicissitudes des relations internationales – les Guerres mondiales qui empêchèrent le déroulement de plusieurs éditions, les boycott de ceux de Moscou (1980), puis de Los Angeles (1984), l’interdiction faite aux sportifs russes et biélorusses de concourir à Paris sous la bannière de leur pays (2024),… -, force est de constater que leurs créations respectives auront survécu en ne cessant de gagner en ampleur et en audience. « Coubertin et Kano ont pris grand soin de bâtir autour de leurs projets des organisations solides et indépendantes qui sont restées pérennes malgré les soubresauts de l’histoire » surenchérit l’auteur. Et le même de rappeler que les deux étaient autant des théoriciens et intellectuels que des hommes d’action.

Sportification, marchandisation, professionnalisation…

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La première édition, organisée à Athènes, en 1896, compta 241 athlètes, 43 épreuves pour 10 disciplines ; à Paris 2024, pas moins de 10 500 athlètes ont été accueillis, 330 épreuves organisées pour 28 disciplines officielles ; 60 000 spectateurs avaient assisté à ceux d’Athènes contre des centaines de millions 128 ans plus tard, en virtuel ou en présentiel. Le judo n’est pas en reste : de quelques centaines de pratiquants recensés en 1889, il est passé à plusieurs millions de licenciés dans le monde, dont un demi rien qu’en France (parmi lesquels l’auteur…).
Mais à quel prix ? Celui d’une professionnalisation et d’une marchandisation, d’une soumission aux contraintes de la retransmission télévisée, de dévoiements dans un cas comme dans l’autre, sans compter une « sportification » privilégiant la compétition sur le beau geste. Il n’est pas jusqu’à l’introduction des catégories de poids dans l’épreuve du judo qui fait question. L’auteur y voit une illustration d’une tendance du sport en général à s’aseptiser. Rappelons également l’attachement de Coubertin à introduire des concours artistiques, une idée jetée aux oubliettes… Que dire encore de la course aux investissements dans des équipements en forme d’« éléphants blancs », du moins jusqu’aux JO de Paris ?

La religion du XXIe siècle ?

Et nos deux pères fondateurs, qu’en auraient-ils pensé ? Pour l’auteur, il ne fait aucun doute qu’ « ils n’y reconnaîtraient pas leur petit tant ces derniers se sont éloignés des projets originels, avec une volonté légitime d’adaptation. » Sans doute Coubertin aurait-il regretté que la question de l’amateurisme, vieux serpent de mer (elle est à l’ordre du jour dès le congrès international qui se tient en 1894 à la Sorbonne), ait été tranchée une fois pour toutes, en 1981, au profit des sportifs professionnels après, il est vrai, des décennies de « tricherie et d’ « hypocrisie ». L’argent, on l’a dit, ne fut clairement pas sa motivation ni celle de Kano.
L’auteur ne cache pas son propre scepticisme. Dans le contexte de mondialisation, de perte de repères, il veut encore croire dans les vertus de l’olympisme, du judo et du sport en général, en y voyant même une « religion » à même de suppléer la perte de croyance dans le progrès. Les instances dirigeantes semblent abonder dans son sens à en juger par les préfaces dont se sont fendus les présidents du Comité National Olympique et Sportif Français, et de la Fédération Internationale de Judo.
Dans quelle mesure les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris-2024 augurent-ils selon eux et l’auteur des évolutions prometteuses ? On l’ignore, le livre étant paru avant leur tenue. On guettera donc une réédition augmentée en espérant qu’elle intervienne avant les JO de Los Angeles…

* Olympisme et samouraïs, Pierre de Coubertin et Jigoro Kano : combattants du sport et de l’éducation, de Philippe Moreau, L’Harmattan, 2024, 372 p.

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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