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Hi! Paris : un cluster IA qui cultive sa singularité

Le 29 avril 2025

Entretien avec Vincent Rapp, directeur exécutif du Centre interdisciplinaire Hi! PARIS

Titulaire d’un doctorat en IA, il a été successivement, après diverses expériences dans le privé, chargé de mission scientifique à l’ANR (Agence nationale de la recherche) où il a porté la création des Instituts Interdisciplinaires pour l’IA (31A) ; en charge de la stratégie IA pour la Direction de l’Innovation de la BPI, puis conseiller spécial en charge de l’IA auprès du cabinet de Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l’Intelligence Artificielle et du Numérique.
C’est dire si c’est un expert de l’IA, bien plus : de son écosystème français, et s’il avait le profil pour prendre la direction exécutive du Centre interdisciplinaire Hi! PARIS – il a été nommé en février dernier. Il revient ici sur les ambitions de cette structure, labellisée « Cluster IA », qui réunit plusieurs acteurs majeurs d’un autre cluster, celui de Paris-Saclay.

- Au vu de votre parcours, peut-on vous définir comme un expert de l’écosystème français de l’IA ?

Vincent Rapp : Effectivement, mon parcours m’a amené à bien connaître l’écosystème français de l’IA aussi bien dans son versant privé que dans son versant public. Je connais bien aussi les problématiques propres à l’IA pour avoir fait une thèse dans ce domaine, à l’ISIR (Institut des Systèmes Intelligents et de Robotique).

- Si maintenant vous deviez pitcher Hi! PARIS, récemment labellisé « Cluster IA », comment vous y prendriez-vous ?

V.R. : Hi! PARIS a été créé il y a moins de cinq ans, en septembre 2020, avec l’ambition de fédérer des acteurs du plateau de Saclay – Institut Polytechnique de Paris – en partenariat avec HEC autour d’un projet en lien avec l’industrie. Comme vous l’avez rappelé, il a été labellisé cluster IA et le fait qu’il l’ait été récemment témoigne de ce qu’Hi! PARIS soit parvenu à s’imposer rapidement dans l’écosystème français non sans cultiver sa singularité. Là où la plupart des autres clusters IA reposent sur un amorçage en provenance de fonds publics, celui de Hi! PARIS est assuré aussi par des partenaires privés au titre du mécénat. Permettez-moi de citer ces partenaires, ne serait-ce que pour illustrer la diversité des domaines couverts : L’Oréal, Capgemini, TotalEnergies, VINCI et Schneider Electric.
C’est ce qui fait, j’insiste sur ce point, la singularité de Hi! PARIS. Même s’il n’a pas fait partie des 3IA – PR[AI]RIE, MIAI Cluster, ANITI, et autre 3IA Côte d’Azur 2030, il s’est rapidement imposé comme un acteur reconnu de l’écosystème national.

- Un paradoxe – je parle de l’inéligibilité - quand on sait que c’est vous qui avez porté le dispositif 3IA au sein de l’ANR…

V.R. : En effet. Mais à l’époque, une candidature commune avait été soumise avec Dataia, qui n’a pas été retenue, le projet n’étant pas jugé, semble-t-il, encore assez mature. Finalement, deux projets distincts auront été portés, l’un par Dataia, l’autre par Hi! PARIS avec le résultat que l’on sait – les deux ont été labellisés. Avec le recul, ce qui m’apparaît le plus important à souligner, c’est la singularité de Hi! PARIS qui a pris le parti d’opter pour la démarche inverse de celle des autres clusters IA : plutôt que de solliciter des fonds publics pour faire jouer un effet de levier auprès des partenaires privés, nous avons sollicité des partenaires privés, ceux que j’ai mentionnés, ce qui a l’avantage de nous conférer d’emblée une légitimité auprès des investisseurs et financeurs privés.

- Ce parti pris ne découle-t-il pas du fait qu’une école de commerce et non des moindres, HEC, figure parmi les membres fondateurs ?

V.R. : Il est clair que la présence d’HEC constitue un atout ; son réseau d’Alumni s’ajoute à celui des écoles qui constituent l’IP Paris. Cela renforce aussi notre crédibilité aux yeux de nos mécènes.

- Hormis l’université de Troyes, tous ces établissements sont inscrits géographiquement dans l’écosystème Paris-Saclay qui compte bien d’autres établissements d’enseignement supérieur et de recherche engagés dans l’IA, à commencer par les membres de Dataia que vous avez évoqué. Qu’en est-il de vos interactions formelles et informelles avec ces « voisins » ?

V.R. : Il y a bien évidemment des interactions : les chercheurs d’Hi! PARIS et ceux de l’Institut Dataia Paris-Saclay et de l’Université Paris-Saclay se connaissent et collaborent sur l’IA ou des thématiques ayant à voir avec elle – la santé, l’énergie,… – à travers des projets ANR, de thèses et autres appels à projet. Ou encore des programmes de formation : des professeurs d’IP de Paris enseignent dans le cadre du Master 2 Recherche MVA (Mathématiques, Vision, Apprentissage). Bref, des liens existent. Mais autant le dire, ils gagneraient à être renforcés. L’IA ouvre à cet égard des perspectives très intéressantes. Nous aurions intérêt à avancer ensemble sur certains sujets.

- Précisons que nous faisons l’entretien dans vos locaux de Télécom Paris. Pour nos lecteurs qui ne localiseraient pas cet établissement d’enseignement supérieur et de recherche, membre de l’IP de Paris, il est situé au milieu de nombreux acteurs de l’écosystème Paris-Saclay : EDF Lab, AgroParisTech, et de l’autre côté de la N118, CentraleSupélec, l’ENS Paris-Saclay… Une proximité qui ne peut que favoriser cette recherche multi-partenariale autour de l’IA, à travers des échanges formels et informels, des interactions au quotidien et, oserais-je dire, une intelligence tout à la fois humaine et collective…

V.R. : On touche-là à la finalité du cluster Paris-Saclay tel que voulu par l’État : favoriser les synergies en concentrant la recherche académique et la R&D sur un même territoire, que ce soit sur le quartier de l’École polytechnique où nous sommes, ou sur le quartier de Moulon, situé de l’autre côté de la N118…

- Toute récente qu’elle soit, Hi ! PARIS va fêter sa cinquième année en septembre. Avec le recul dont vous disposez maintenant, quelles avancées voudriez-vous mettre en avant tant sur les plans de la recherche et de l’innovation que sur celui de la formation ?

V.R. : La première avancée, nous l’avons évoquée, mais c’est important d’y revenir, c’est la labellisation IA Cluster. Seuls deux pôles ont été labellisés avec des ambitions mondiales : PR[AI]RIE (autour de l’Université Paris Sciences et Lettres) d’une part, et Hi! PARIS, d’autre part, avec un financement de 70 millions d’euros. Autre point positif : la fidélité de nos mécènes qui ont renouvelé leur engagement financier en 2023 et 2024, ce qui, dans le contexte économique actuel, n’est pas anodin. Et ce, d’autant moins que depuis l’irruption de ChatGPT, la promesse de l’IA est différente de ce qu’elle était en 2020, année de lancement de Hi! PARIS.

- Est-ce à dire que vos mécènes sont convaincus par les premiers résultats obtenus par votre cluster ?

V.R. : Oui. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : 13 projets financés par le Conseil Européen de la Recherche (ERC) ; 300 chercheurs dont 36% d’internationaux, En 2024, nous avons publié pas moins d’une vingtaine de papiers dans les ICML, une quarantaine dans NeurIPS, soit deux parmi les plus importantes conférences du domaine. Depuis 2021, c’est 200 papiers. Bref, en recherche, nous disposons d’une force de frappe qui nous permet de mener à bien de nombreux projets.

- Au passage, notons que la recherche de l’IA se fait aussi ainsi à travers ces papiers scientifiques soumis aux pairs…

V.R. : Vous faites bien de le souligner : la recherche, que ce soit dans le cadre national ou dans le système mondial, procède ainsi, à travers l’évaluation de résultats par les pairs, soit à l’occasion de grandes conférences comme celles que j’ai citées, soit des revues reconnues, à comité de lecture, ces conférences et ces revues étant classées par rang en fonction de leur degré d’exigence…

- Hi! PARIS met de surcroît en avant l’ambition d’une recherche « interdisciplinaire ». Celle-ci est promue depuis des années sans qu’on en voie toujours les résultats - les thèses sont encore le plus souvent soutenues dans le cadre de disciplines. Qu’en est-il pour Hi! PARIS ? L’IA serait-elle un accélérateur d’interdisciplinarité ?

V.R. : C’est en tout cas l’objectif et il nous faut le tenir. L’IA est un domaine en constante évolution et l’irruption de ChatGPT en a fourni une nouvelle illustration. Il nous faut être plus que jamais interdisciplinaire dans notre approche. On voit d’ailleurs mieux, grâce à ChatGPT, comment y parvenir aussi bien dans l’aide à l’analyse de données que dans les procédés de laboratoire et de recherche. Une fois qu’on a dit cela, la question est de savoir comment on fait concrètement pour mettre des chercheurs de différents horizons disciplinaires, ensemble autour de la table. En France nous pâtissons encore du silotage de la recherche mais aussi d’un financement sur projet qui pousse les chercheurs à consacrer beaucoup de leur temps à soumettre des projets à l’ANR et/ou d’autres guichets pour mener à bien leur recherche ou celle de leur équipe. Mais cela se fait au détriment du temps passé effectivement à faire de la recherche ! Pour notre part, nous procédons différemment : nous nous efforçons de construire les projets collaboratifs à travers des groupes de discussions entre chercheurs, parfois sur la base de problématiques soumises par des acteurs privés, relatifs à des sujets à plus long terme, qui seraient intéressants de tracker, charge à nous ensuite de trouver les financements nécessaires. L’intérêt d’une telle démarche pour les chercheurs : le processus est moins long qu’une démarche classique de demande de financement qu’ils auraient à porter seuls.

- Que recouvre cette interdisciplinarité dans le cas d’Hi! PARIS ? Des disciplines relevant pour l’essentiel des sciences de l’ingénieur, des données, du numérique ? Qu’en est-il des sciences humaines et sociales plus présentes qu’on ne le pense dans l’écosystème comme en témoigne d’ailleurs l’existence de la MSH Paris-Saclay ?

V.R. : C’est un autre point important que vous soulevez là. Nous aurions déjà fort à faire à promouvoir une interdisciplinarité au sein même des sciences de l’ingénieur et des disciplines dites « dures », dans lesquelles l’IA peut ouvrir de nouvelles perspectives d’exploration et de compréhension. Le soutien constant de nos mécènes, comme je l’ai mentionné, nous permettra d’intensifier nos efforts dans ces domaines, avec pour objectif de renforcer les passerelles entre les disciplines.
Mais comment utiliser au mieux cette IA générative dans l’un ou l’autre des domaines de recherche ? Il nous importe de répondre à cette question, qui justifie pleinement une interdisciplinarité élargie aux SHS. Nous ne partons cependant pas de rien : cette interdisciplinarité est déjà à l’œuvre au sein de Hi! PARIS tant du côté de HEC que de l’IP de Paris. Les SHS sont indispensables pour traiter de problèmes posés par les biais inhérents aux algorithmes ; de l’acceptabilité de l’IA ; des problématiques de ses applications à la gestion RH ; et j’ajouterai : de son rôle dans la gouvernance démocratique. On mesure la portée de l’enjeu en observant ce qui se passe outre Atlantique. C’est dire, donc, s’il importe de promouvoir davantage d’interdisciplinarité entre les sciences dites dures et les SHS.

- On mesure à vous entendre à quel point l’IA est un domaine passionnant, tant par les perspectives, les solutions qu’elle est susceptible d’offrir que toutes ces problématiques et défis qu’elle soulève et pour lesquels nous n’avons pas encore toujours de réponse. Hi! PARIS a été créée pour traiter de ces problématiques, relever ces défis, en 2020, c’est-à-dire avant l’irruption de ChatGPT qui suscite beaucoup d’enthousiasme et d’inquiétude. Quel regard posez-vous sur ces nouvelles pages de l’histoire de l’IA en train de s’écrire ?

V.R. : Je trouve que nous vivons une période proprement fascinante et je le dis en assumant une vision qui pourra paraître par trop optimiste. Je pense sincèrement que nous avons de la chance de vivre ce moment-là. Oui, c’est vrai, nous pouvons avoir aussi de bonnes raisons de craindre cette IA générative et toutes ces visions dystopiques qu’elle inspire. Rappelons que toute pertinentes que puissent être les productions de l’IA génerative, celle-ci ne pense pas à proprement parlé, n’a pas conscience de ce qu’elle dit ou exécute, à la différence de l’intelligence humaine. Toute techno que puisse être ma vision, j’entends les inquiétudes des citoyens quant au risque de voir leur métier, leur travail remplacé à plus ou moins longue échéance par de l’IA. Nous sommes bien au cœur d’une nouvelle révolution, qui, comme toutes celles que nous avons vécues, va entraîner des changements profonds dans nos matières de travailler. Il nous faudra donc apprendre à vivre avec, accompagner les populations les plus exposées. Ce qui passe par un effort en matière de formation initiale mais aussi continue, un autre des axes de développement de Hi! PARIS. Former en l’occurrence à la recherche, mais aussi à l’utilisation, pour une intégration optimale dans les process de production, les modèles d’affaires. Ce à quoi nous nous attelons en proposant des modules de formation à des cadres et dirigeants d’entreprise. C’est ainsi que nous parviendrons à convaincre le plus grand nombre du potentiel de cette technologie IA, ne serait-ce que parce qu’elle nous dégagera du temps pour se consacrer à notre cœur de métier, créer de la valeur.

- Vous avez lâché un mot clé : la formation, un enjeu qu’on a tendance à escamoter au profit de la recherche et de l’innovation, mais dont vous vous êtes saisi avec l’ambition de former jusqu’à 20 000 étudiants…

V.R. : Il importe en effet de former les étudiants à la compréhension des technologies de l’IA, qui, faut-il le rappeler, existent depuis plusieurs décennies, ce que l’engouement actuel autour de l’IA générative tend parfois à faire oublier.. Si changement majeur il y a, il tient au fait que l’IA créé le sentiment d’un usage plus démocratique. De là à penser que tout le monde peut l’utiliser, en déjouer les biais, il n’y a qu’un pas qu’on ne peut malheureusement pas franchir avec certitude. Il importe d’avoir une compréhension du fonctionnement de la technologue, pour en faire un bon usage, mais aussi contribuer aux développements ultérieurs. Notre ambition est que la France se positionne sur l’IA de demain.
De là, donc, notre l’ambition de former 20 000 étudiants d’ici 2030, à la fois aux sciences de l’IA et à des applications dans différents secteurs industriels. Nous mutualisons pour cela des masters existants, proposés par les différentes écoles de notre cluster, et créons des parcours adaptés à chaque profil de personnes souhaitant se former à l’IA.

- En administrant la preuve que l’IA serait finalement un vecteur d’approfondissement d’intelligences humaines et collectives…

V.R. : Oui, à condition, j’insiste sur ce point, d’en faire un bon usage et qu’on se montre vigilant, car je vois poindre un risque si nous ne gardons pas la main sur l’IA et ses développements : celui de s’en remettre à elle, en perdant tout sens critique, voire notre capacité de réflexion et, donc, de recherche et d’innovation.

- Je ne peux clore cet entretien sans évoquer le Sommet pour l’action sur l’IA qui s’est tenu les 11 et 12 février dernier, d’autant que vous n’en avez pas été un simple observateur… Avec le recul dont on dispose, quel regard posez-vous sur cet événement ?

V.R. : L’ambition de ce Sommet était de positionner la France au centre de l’échiquier mondial en matière d’IA. À cet égard, on peut considérer que ce fut un succès. Le Grand Palais a accueilli les plus grands acteurs mondiaux de la Tech ; pas moins de 109 milliards d’investissements ont été annoncés, notamment dans le domaine des data centers. Preuve s’il en était besoin que le pays reste attractif. Auparavant, le plateau de Saclay avait accueilli les 6 et 7 février un événement d’importance, organisé à l’École polytechnique, avec le soutien d’Hi! PARIS. Des journées incroyables de par le haut niveau des intervenants et des échanges. De nombreuses « stars » n’ont pas hésité à faire le déplacement. Quand on songe au contexte géopolitique, à ce qui se passe de l’autre côté de l’océan Atlantique, on mesure à quel point l’attractivité est un enjeu majeur. La France doit se tenir prête à accueillir des chercheurs qui souhaiteraient quitter les États-Unis. Ce à quoi Hi! PARIS entend prendre sa part. Nous prévoyons de créer une cinquantaine de postes pour des enseignants-chercheurs. Je profite de cet entretien pour faire passer le message : nous sommes disposés à œuvrer dans une démarche collective, avec les autres IA clusters. Ce serait à mon sens une erreur que d’agir chacun dans son coin.

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Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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