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Eye Care ou l’art de faire parler nos rétines avec l’IA.

Le 26 mars 2019

Suite de nos échos à la cérémonie de clôture du prix Design & Science 2019, organisée le 14 mars dernier au Palais de la découverte, à travers le témoignage de Jean Vassoyan (Télécom ParisTech), Louis Billotte (Strate. Ecole de design) et Philippe Martin (ENSTA ParisTech), qui ont conçu Eye Care, une application permettant de valoriser toutes les informations fournies par nos rétines sur notre état de santé.

– Si vous deviez pitcher le concept de Eye Care ?

Jean [au premier plan sur la photo, avec le micro] : Il s’agit de démocratiser le diagnostic ophtalmologique. Nous sommes pour cela parti du constat suivant : notre rétine recèle de nombreuses informations sur notre état de santé. Nous avons donc réfléchi à une solution qui permettrait à des praticiens – nephrologues, traumatologues, etc. – d’analyser en toute simplicité le fond d’œil de leurs patients, sans avoir à passer par des ophtalmologues comme c’est encore le cas, s’ils souhaitent disposer de données complémentaires. Comme on le sait, tous les patients ne disposent pas des moyens ni du temps de se rendre chez un ophtalmologue, soit parce qu’ils sont en situation de handicap, soit parce qu’ils n’ont pas la possibilité de prendre un rendez-vous dans des délais raisonnables. Notre solution vise donc à démocratiser ce diagnostic en contournant le recours à l’ophtalmologue.

IconoDesignScience19eye-care– Comment êtes-vous parvenus à cette solution ?

Jean : Nous avons conçu un algorithme pour traiter des données qu’on peut traiter à partir des images de rétines que le praticien réalise lui-même. Il y a encore quelques années, cela aurait été difficilement envisageable, les équipements étant trop onéreux et sophistiqués. Mais aujourd’hui, différents appareils sont disponibles sur le marché, qui permettent, juste en les clipsant sur un smartphone, de faire des fonds d’œil de très bonne qualité. Notre valeur ajoutée réside donc dans l’algorithme, qui permet de faire l’analyse des images et ainsi d’établir des diagnostics sans avoir à recourir, à ce stade du moins, à une expertise ophtalmologique.

– C’est dire si votre proposition s’inscrivait bien dans la thématique de l’édition 2019 du Prix Design & Science, à savoir l’IA…

Jean : En effet… Mais je me demande si le jury n’est pas en train d’annoncer les résultats…

Sur ce, nous décidons de suspendre l’entretien. Nous ignorons alors que Jean et son équipe seront les lauréats du prix Laval Virtual. Quelques minutes plus, nous revoici avec lui et ses deux acolytes, manifestement heureux de partager ce moment…

– Encore bravo ! Avant d’évoquer la suite, pouvez-vous dire les enseignements que vous tirez de cette aventure ?

Philippe [au second plan, à la droite de Jean] : Ce que j’en retiens d’abord, c’est les compétences acquises dans la conduite d’un projet. Travailler avec des personnes qui n’utilisent pas les mêmes concepts ni les mêmes méthodes, cela a été une expérience enrichissante, qui m’a confronté à une diversité de points de vue et de motivations. J’ai découvert à quel point les designers en particulier sont créatifs – certes, ils sont formés à cela, mais j’ai pu apprécier à quel point ils sont capables d’explorer des champs de possible, d’interagir avec les autres là où nous autres ingénieurs avons peut-être tendance à tout vouloir cadrer. Or, force est d’admettre qu’il n’y a pas a priori de bonnes et de mauvaises solutions, toutes méritent d’êtres explorées, en tirant profit de la complémentarité des compétences des personnes qui composent une équipe. Et c’est justement en jouant à fond cette carte-là, que nous sommes parvenus à une proposition qu’aucun de nous n’aurait pu proposer seul. Il faut savoir laisser au projet le temps d’émerger et ce n’est qu’ensuite, une fois qu’on est d’accord pour le porter, qu’on peut cadrer les choses pour atteindre l’objectif recherché.

– (A Jean) Vous êtes vous-même ingénieur. Vous retrouvez-vous dans cette vision ?

Jean : Autant le reconnaître : je n’ai jamais eu autant de difficulté à travailler en équipe qu’au cours de ce projet ! Aussi curieux que cela puisse être, ce n’est pas avec le designer que le contact a été le plus compliqué à établir. Avec Louis, les échanges ont toujours été fluides. Alors qu’avec Philippe… (rire). A chaque fois que l’un émettait une idée, l’autre était en désaccord, la trouvait irréalisable. Résultat : au début, nous avions du mal à avancer ensemble. J’ai eu le sentiment de patauger dans des réflexions dont je ne voyais pas sur quoi elles pouvaient bien aboutir. Mais sans doute est-ce cela qui, en nous poussant dans nos ultimes retranchement, nous a permis d’aboutir à quelque chose de solide ! Nous devions juste prendre le temps de nous connaître ! Nous avions beau être des élèves-ingénieurs, nous n’étions pas de la même école ! A mesure que nous avancions, nous nous contredisions moins, même si l’avant veille du projet, nous avons réussi à nous engueuler ! Maintenant, je ne retiens plus qu’une chose : le résultat de ce soir, qui me conforte dans l’idée nous devions sans doute en passer par-là.

– Quel a été l’apport du design ?

Jean : Nous avions bien compris que ce concours était destiné à mieux faire connaître le design à des élèves ingénieurs. La plupart de nos encadrants étaient d’ailleurs des designers professionnels. J’étais donc disposé à saisir l’apport de Louis et à écouter ses propositions. Au final, l’expérience a été très enrichissante : elle nous a ouverts à des méthodes qui n’ont pas grand-chose à voir avec celles qu’on nous enseignent dans nos écoles d’ingénieur. A tel point d’ailleurs que mon premier réflexe a été de penser que le design, c’était du vent ! C’est petit à petit que je me suis rendu compte qu’en réalité et pour peu qu’on joue vraiment le jeu, les méthodes du design sont très efficaces pour explorer d’autres univers, disciplinaires ou professionnels, et déboucher sur de nouvelles idées qu’on était à mille lieues d’imaginer !

– Et faire ainsi l’expérience de la sérendipité ?

Les trois : ?! Sérendipiquoi ?

– C’est un mot qui, en première approche, désigne l’art de trouver ce qu’on n’a pas chercher…

Philippe : C’est exactement ce qui nous est arrivé ! Si je devais retenir autre chose de cette expérience, c’est le côté très professionnel des designers, leur capacité à produire des rendus instantanés, de grande qualité, que ce soit sous forme de maquettes ou de prototypes, au point que j’ai pu me demander parfois si nous n’étions pas déjà passés en phase de commercialisation ! Ce qu’ils sont capables de réaliser est proprement magnifique ! C’est un mix de marketing et de communication de très haut niveau, qui permet d’avancer vite dans un projet. C’est dire si le rôle de Louis a été essentiel dans l’avancement du nôtre.

– A Louis [au premier plan, à gauche] : Comment réagissez vous à de tels compliments ? Quel enseignement tirez-vous vous-même de votre collaboration avec deux élèves-ingénieurs ?

Louis : C’est la première fois que je travaillais avec des élèves d’écoles d’ingénieur. Ce que je retiens de notre collaboration, c’est qu’ils sont formés à des méthodes rigoureuses, qui leur permettent de bien observer et comprendre les process de conception et de production. Nous autres designers sommes peut-être plus enclins à observer l’à-côté, à explorer d’autres pistes sans idées préconçues. Loin de s’opposer, les deux approches sont complémentaires.

– (A Louis) Etiez-vous déjà familiarisé avec l’IA ?

Louis : Non, pas spécialement. Le concours a été une belle opportunité de découvrir ce qu’elle permet de faire en termes d’applications. A cet égard, mon apport, en tant que designer, a été de réfléchir très en amont à la présentation finale de notre propre solution, jusques et y compris le choix des couleurs, de façon à ce que l’utilisateur ait le sentiment de pouvoir se l’approprier facilement. Car il ne s’agissait pas de faire une application pour le plaisir d’en faire une, mais de se préoccuper dès le départ d’en faciliter l’appropriation et l’usage par ceux auxquels elle était destinée, en l’occurrence des praticiens, qui ne sont pas a priori des ophtalmologues, et peuvent donc considérer qu’on touche-là à un domaine, qui n’est pas le leur, qui exige un minimum d’expertise. Il fallait par conséquent réfléchir à rendre l’usage aussi simple que possible, y compris pour un particulier comme vous et moi.

– Je ne résiste pas à l’envie de constater à haute voix que vous portez tous des lunettes… Est-ce vos propres problèmes de vue, qui vous ont inclinés à vous saisir de cet enjeu ?

Nos trois lauréats éclatent de rire.

Philippe : On nous l’a fait souvent remarquer. Nous, nous n’y avions pas porté plus d’attention que cela. Toujours est-il que dans l’hypothèse où notre vision se détériorait, nous aurons contribué à trouver une solution de le diagnostiquer !

– Pouvez-vous en dire plus sur ce professeur qui vous a accompagné et auquel vous avez rendu hommage au moment de recevoir votre prix ?

Jean : D’autant plus volontiers que notre projet n’aurait pas vu le jour sans son précieux concours. Il s’agit donc du Professeur Michel Paques du Centre hospitalier national d’ophtalmologie des Quinze-Vingts. Il n’a pas seulement été un expert dans son domaine, nous faisant profiter de son savoir, mais encore un véritable mentor : très intéressé par l’apport de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé, il n’a eu de cesse de nous encourager et de nous guider dans nos choix.

– Comment s’est faite la rencontre avec lui ?

Jean : Par l’intermédiaire d’une enseignante-chercheuse de Télécom ParisTech, Isabelle Bloch, que nous souhaitons aussi remercier chaleureusement pour cela.

Louis : Nous remercions également le néphrologue Cédric Rafat, un collègue du Professeur Michel Paques. Ces personnes ont beau être expertes dans leur domaine, elles n’en sont pas moins ouvertes à d’autres champs disciplinaires. Elles savent pertinemment que des maladies sont liées les unes aux autres et que c’est donc dans leur intérêt de croiser les informations. Ce que permet d’ailleurs de faire l’IA en mettant au jour des corrélations. Certes, celles-ci ne valent pas causalité, mais elles permettent de formuler des hypothèses. Nos interlocuteurs ne demandent qu’à faire bouger la médecine, quitte à faire évoluer leur propre pratique. Manifestement, les perspectives offertes par des innovations technologiques les intéressent beaucoup.

Philippe : Ces personnes ont ainsi un regard plus nuancé sur l’IA. Sans ignorer les risques qu’elle fait courir, pour l’emploi et des métiers, elles en perçoivent aussi les potentialités pour leur propre pratique, mais aussi le bien-être de leurs patients. Merci donc à elles de nous avoir transmis cette ouverture d’esprit, de nous avoir autant encouragés dans notre projet, en nous considérant de surcroît comme de vrais interlocuteurs et non comme de simples étudiants.

– Quelle suite entendez-vous donner à votre projet ? Envisagez-vous de créer une start-up ?

Jean : Une start-up ? Oui, pourquoi pas. Reste à nous assurer que d’autres professionnels seront intéressés par notre concept et se verront l’utiliser.

Philippe : A aucun moment, je n’ai eu l’impression que nous nous étions investis dans un simple projet « étudiant ». Si nous nous sommes autant impliqués, c’est que nous avions la conviction sinon la volonté de faire quelque chose qui ait le potentiel d’introduire une innovation majeure dans le domaine médical et d’améliorer par-là même le bien-être des gens. Nous avons donc veillé à être aussi professionnels que possible dans notre démarche. Cela étant dit, pour ce qui concerne la suite, nos chemins ne manqueront pas de diverger, ne serait-ce que du fait des périodes de stage à venir. Mais l’interruption ne sera que temporaire. Nous croyons dans le potentiel de Eye Care. Nous sommes aussi redevables de la confiance qu’on nous a accordée et qu’on vient de renouveler avec la remise de ce prix. Bref, nous ne demandons qu’à reprendre nos travaux dès que possible. Nous ignorons ce sur quoi tout cela va déboucher, mais nous voulons aller au bout de la démarche.

– Quitte à vous fâcher encore ?

Philippe et Jean en chœur : Oui, et avec plaisir !

Jean : D’ailleurs, je pense que nos engueulades vont me manquer !

– En attendant, il y a aura quand même une prochaine étape : Laval Virtual, un salon réputé, durant lequel vous pourrez exposer votre projet avec donc des chances supplémentaires de nouer de précieux contacts pour la suite…

Louis : J’avoue avoir découvert ce salon à l’occasion du concours et ne sais pas encore ce qu’il représente exactement.

Philippe : A force, justement, de nous entendre dire : « Vous rendez-vous compte de ce que représente cet événement ? », j’ai fini par comprendre que nous avions beaucoup de chance d’y aller !

A lire aussi les entretiens avec :

– Philomène Desjonquères (ENSTA ParisTech), Annouk Voisin et Amine (Strate. Ecole de design), qui ont conçu « Prisme », une application qui permet de rendre le lecteur plus actif dans sa lecture de la presse, et lauréats du prix Design & Science (pour y accéder, cliquer ici) ;

– Christian David Rodriguez, élève-ingénieur de Télécom ParisTech, qui a mis au point avec son équipe, « Serge », une application destinée à aider les citadins à mieux vivre la richesse de leur ville, en mettant mieux à profit l’offre multimodale (mise en ligne à venir).

– Vincent Créance, directeur du Design Spot, en charge de l’organisation du Prix Design & Science – entretien accordé en amont de la cérémonie de clôture (cliquer ici).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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