Maître de conférences habilitée à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, Sylvie Catellin est l’auteur d’un passionnant ouvrage sur la sérendipité, que nous avons eu l’occasion de chroniquer sur ce site. Nous avons voulu en savoir plus, sur son parcours, sa rencontre avec cette notion, en quoi elle lui paraissait pertinente dans le contexte de Paris-Saclay. Entretien.
– Dans votre ouvrage sur la sérendipité [ pour accéder à la chronique que nous en avons fait cliquer ici ], vous manifestez un intérêt pour les nouvelles technologies. A quand cet intérêt remonte-t-il ?
Il remonte à un premier séjour effectué aux Etats-Unis, au début des années 1980, pour y poursuivre des études de Lettres. J’étais assistante de français à l’université d’Urbana-Champaign (Illinois), une université à la pointe des nouvelles technologies. En France, on en parlait encore à peine. Très tôt, je me suis intéressée à l’EAO, l’Enseignement Assisté par Ordinateur. Les Etats-Unis étaient pionniers dans ce domaine, avec un premier système baptisé Plato (Platon, en anglais).
J’ai pu l’expérimenter moi-même en suivant des cours de langues. Nous n’avions encore aucun recul. Nous étions avant tout portés par la curiosité. Ce qui me plaisait était la possibilité d’apprendre à son propre rythme. On pouvait s’arrêter à tout instant, revenir en arrière, tester des réponses. C’est également à cette occasion que j’ai pris la mesure du principe des rétroactions, au cœur de cette discipline relativement récente qu’était la cybernétique.
De retour en France, en 1982, j’ai travaillé pour une société américaine qui commercialisait le système Plato. Nous travaillions encore sur des terminaux. L’ordinateur central était localisé à Toulouse ; nous le partagions avec l’Aérospatiale. La micro-informatique était encore à ses balbutiements.
Je programmais des logiciels tutoriels, en collaboration avec des médiateurs. Il nous fallait anticiper les réponses possibles des utilisateurs, leurs réactions face à la machine, sous forme de feedbacks. Tout cela était nouveau et me passionnait. Une autre facette de mon travail consistait aussi à « debugger » des programmes écrits par d’autres. Il fallait analyser et comprendre les causes des anomalies, interpréter des indices. J’avais le sentiment curieux de découvrir un raisonnement. Je dis bien un « raisonnement », car un programme informatique en est un à sa façon.
Puis on m’a proposé de rejoindre le département informatique et audiovisuel du musée de La Villette, qui était encore en construction. Ce fut un tournant dans ma carrière. Je fus en charge de la médiation des audiovisuels interactifs. A ce titre, je travaillais avec des équipes pluridisciplinaires : des chargés d’exposition et des spécialistes des contenus, des réalisateurs, des graphistes, des architectes… A cette époque, le vidéodisque était en vogue. La Cité des Sciences en a pressé un nombre considérable. J’y suis restée jusqu’en 1986.
J’ai ensuite travaillé en free-lance dans la conception de vidéodisques pour des musées et des entreprises privées. Je publiais aussi des articles sur les nouvelles technologies, notamment dans le magazine Archimag.
Au début des années 1990, j’ai commencé à m’intéresser à l’usage qu’on pouvait faire des nouvelles technologies en matière de communication, de culture et dans le domaine des jeux. Au cours de mes expériences professionnelles, j’avais eu l’occasion de rencontrer de nombreuses personnes, qui gravitaient dans ces milieux.
Cela m’a décidée à entreprendre, en 1996, une thèse de doctorat sur les processus socio-cognitifs à l’œuvre dans les démarches d’investigation – un premier pas qui devait me conduire rapidement vers la sérendipité. Je m’intéressais tout particulièrement aux facultés mobilisées par des joueurs engagés dans des jeux conçus selon le principe de l’enquête.
C’est à cette occasion que j’ai découvert le conte des trois princes de Serendip, étudié par Régis Messac dans sa thèse consacrée au roman policier (« Le “detective novel” et l’influence de la pensée scientifique »). La première thèse universitaire sur ce thème, en France. Toujours à cette occasion, j’ai lu l’article de Carlo Ginzburg sur le « paradigme indiciaire », paru dans la revue Le Débat, et les textes d’autres chercheurs qui rapprochaient la notion de sérendipité de l’inférence abductive, telle qu’elle avait été décrite par le philosophe et sémioticien américain Charles S. Peirce.
A peu près au même moment, le mot rencontrait un succès croissant, à la faveur de sa diffusion sur le web. En 2005, on enregistrait déjà pas moins de 12 500 occurrences à partir d’un moteur de recherche [contre 200 000 aujourd’hui].
– Ce n’est donc pas au cours de votre séjour aux Etats-Unis où la notion est depuis longtemps en usage, comme vous le rappelez dans votre livre, que vous l’avez rencontrée ?
Non, en effet. La notion y est certes d’un usage relativement courant, mais elle sert le plus souvent à désigner la bonne surprise, le hasard heureux. C’est à l’occasion de ma thèse que je l’ai véritablement rencontrée.
J’ai très vite été intriguée par les circonstances de sa naissance : elle est forgée au XVIIIe siècle par l’écrivain anglais Horace Walpole en référence au conte que j’évoquais tout à l’heure. Alors que le hasard ne joue pas un rôle central dans celui-ci, Walpole, au contraire, le met en avant. A peu près au même moment, pourtant, Voltaire publie Zadig, inspiré du même conte : lui ne parle pas de hasard, mais d’un « profond et subtil discernement ».
Au-delà de sa genèse, je me suis intéressée à sa propagation, avec d’autant plus de curiosité qu’elle s’est faite dans plusieurs milieux sociaux, aussi bien scientifiques que littéraires ou artistiques. Rares sont les activités humaines qui ne l’aient intégrée d’une façon ou d’une autre. Pourquoi un tel succès ? Comment expliquer ces allers-retours entre littérature et science, l’intérêt manifesté par d’éminents savants ? Comment d’un nom d’île (Serendip désigne l’ancien nom de l’ïle de Ceylan), en est-elle venue à désigner un concept ? Au-delà de sa signification, le mot ne disait-il pas quelque chose du rapport entre science et littérature ?
Autant de questions qui m’ont amenée, comme je le constatai a posteriori, à pratiquer moi-même la sérendipité, en portant attention à d’apparents détails dans les écrits de chercheurs ou d’écrivains. Je dis « a posteriori », car bien évidemment, on ne peut pas savoir sur le moment pourquoi on est intrigué par quelque chose et comment un effet de surprise va nous conduire sur le chemin d’une découverte. La sérendipité est aussi affaire de réflexivité !
– En ce sens, on s’éloigne de la définition habituellement donnée de la sérendipité…
En effet, on a pris l’habitude de définir la sérendipité comme l’art de trouver ce qu’on n’a pas cherché explicitement. Pour ma part, je propose de la définir comme la faculté de prêter attention à un fait ou une observation surprenante et d’en imaginer une interprétation pertinente.
Cette définition ne fait que rendre justice aux vertus des princes de Serendip qui, au cours de leur pérégrination font preuve d’un sens exceptionnel de l’observation et d’une grande imagination (ils parviennent à décrire les caractéristiques d’un chameau perdu par son propriétaire, à partir d’indices recueillis au cours de leur pérégrination). Surtout, elle rend mieux compte de la manière dont les chercheurs parlent eux-mêmes des circonstances de leurs découvertes. Ils mettent rarement en avant le hasard, mais au contraire, leur subjectivité, leur sens de l’observation qui leur a permis de déceler un détail important qui aura échappé à la sagacité de leurs collègues. Une faculté qui justifie le parallèle entre roman policier et démarche scientifique ou médicale.
– Comme vous le rappelez, sa diffusion en France a été tardive.
Oui. S’il avait retenu l’attention de plusieurs chercheurs ou écrivains, le mot ne s’est véritablement diffusé qu’à la fin des années 1990, à la faveur du web, mais aussi de publications et de colloques, comme celui organisé en juillet 2009 au Centre culturel International de Cerisy, à l’initiative de Danièle Bourcier et Pek Van Andel, et au cours duquel je suis intervenue [ pour accéder au programme de ce colloque, cliquer ici].
Contrairement à ce qu’on peut lire sur internet, l’adjectif français « sérendipien » qui a été retenu est dû au chimiste Jean Jacques, qui l’utilise pour la première fois dans un numéro de la revue Documents pour l’histoire du vocabulaire scientifique, publié en 1983, par le Groupement des Recherches Coordonnées (GRECO) du CNRS – Institut national de la langue française. Je trouve ce choix très heureux, car sérendipien rime avec œdipien : le mythe d’Œdipe participe en effet d’une forme d’investigation.
– Quelle a été la réception de cette notion auprès des chercheurs que vous avez sollicités pour les besoins de votre travail ou que vous côtoyez ?
Au cours de mes entretiens avec des scientifiques, j’ai pu mesurer leur intérêt pour cette notion, dès lors qu’on ne l’associe pas au hasard. De fait, dans une découverte, ce qui compte est moins le hasard que la réceptivité, le sens de l’observation, la capacité à se laisser surprendre et à y prêter attention. Cela suppose de ne pas être prisonnier d’idées préconçues, de paradigmes, de modèles explicatifs classiques qui précisément peuvent empêcher de percevoir ce qui sort de l’ordinaire. La sérendipité est aussi une question de liberté d’esprit.
Voici un exemple pour illustrer mon propos. Il s’agit d’une expérience en pathologie expérimentale, bien connue des sociologues des sciences. Elle consiste à injecter de la papaïne à des lapins. Deux médecins procédant séparément à cette expérience font la même observation quant aux effets sur le lapin : ses oreilles se mettent à tomber ! Ils n’ont alors qu’une réaction amusée, rien de plus. Ils ne cherchent pas à l’expliquer, tous deux étant persuadés que le cartilage est un tissu inerte et inintéressant. En cela, ils reflètent le point de vue dominant de l’époque. Par ailleurs, ils n’ont ni le temps ni le budget pour pousser plus loin leurs investigations. L’un d’eux est cependant amené, plus tard, à reproduire l’expérience devant ses étudiants, qui, eux, se montrent intrigués. Devant leur réaction, l’enseignant-chercheur éprouve alors le besoin de comprendre. C’est ainsi qu’il a pu faire une découverte importante sur les tissus cartilagineux.
Malheureusement, les chercheurs qui se sont comportés de manière sérendipienne se gardent d’insister sur ce qui a présidé à leurs découvertes : ils escamotent l’incertitude qui a entouré leur investigation jusqu’à ce détail qui les conduira à la découverte.
– Au-delà de votre intérêt pour la manière dont le mot s’est propagé, vous vous intéressez aux implications sur le plan institutionnel, de l’organisation de la recherche et des champs disciplinaires, en mettant en avant la notion d’« indisciplinarité »…
Cette notion d’« indisciplinarité » est due à Laurent Loty, chercheur au CNRS et par ailleurs auteur de la préface de mon livre. Très vite, nous nous sommes aperçus des affinités qu’il y avait entre les deux notions : la sérendipité peut conduire à l’indisciplinarité et celle-ci peut amener à adopter un esprit sérendipien. Si vous êtes suffisamment curieux, vous en viendrez à poursuivre votre investigation en dehors des chemins battus, bref, à vous écarter de votre discipline ; en sens inverse, si vous vous émancipez d’une vision strictement disciplinaire, vous éviterez l’écueil des idées préconçues et serez plus attentif à ce qui sort du cadre.
Naturellement, on fait couramment des découvertes au sein d’une discipline donnée. Mais force nous a été de constater, à Laurent Loty et moi-même, qu’à chaque fois cela suppose à un moment donné un écart, la remise en cause ne serait-ce que d’un micro- paradigme disciplinaire. Loin de nous bien évidemment de remettre en question l’existence même des disciplines. Elles sont nécessaires. C’est en ce sens d’ailleurs qu’on peut parler de paradoxe : pour remettre en question une discipline, il faut avoir été formé dans cette discipline. C’est l’un des enjeux épistémologiques de la sérendipité, qui, comme vous le voyez, est bien plus qu’un mot simplement fait pour distraire.
– Quelles seraient les conditions favorables à la sérendipité ?
Une première condition consiste à faire dialoguer les disciplines, aussi bien les sciences dites dures que les sciences sociales, mais aussi les humanités, la littérature.
De là l’intérêt d’un projet comme celui de Paris-Saclay qui a justement vocation à faire cohabiter les sciences exactes, sociales et humaines, sans oublier les arts (je pense aux actions menées en ce sens par La Diagonale Paris-Saclay). Encore faut-il ensuite que ces personnes se rencontrent, autour d’objets communs, mais pas seulement – sans quoi on se borne à de la pluridisciplinarité ou à de l’interdisciplinarité, dont les résultats ne sont pas toujours probants, car les chercheurs utilisent des mots semblables, sans y mettre la même signification. De là aussi des sources de malentendus. Prenez les sciences cognitives, qui parlent de « module interprétatif » à propos du cerveau, ce qui n’a selon moi guère de sens car cela revient à concevoir la réflexion humaine sur le modèle de l’ordinateur. Autant je pense que la métaphore a eu une valeur heuristique suffisamment puissante pour faire de nouvelles découvertes sur l’esprit humain et son fonctionnement, autant plaquer systématiquement des modèles informatiques sur la réflexion humaine est à mon avis une erreur. Je vous défie d’inculquer la sérendipité à un ordinateur ! C’est une disposition humaine qui fait appel à l’imagination et à l’inconscient, nécessairement tributaire du contexte.
– Comment traduire concrètement cette sérendipité / indisciplinarité ?
J’encouragerais une démarche de projet, dans la mesure où elle incite à croiser librement les savoirs disciplinarisés. La liberté est, avec la réflexivité et l’indisciplinarité, un ingrédient essentiel de la sérendipité. Réflexivité, sérendipité et indisciplinarité : ce triptyque pourrait définir la démarche scientifique propice aux découvertes.
Ce qui est vrai pour la recherche vaut aussi pour l’enseignement. L’objet de mon prochain livre portera sur les conséquences du cloisonnement entre les sciences et les humanités, à partir d’une enquête que je mène en France et à l’étranger. Ce cloisonnement est dommageable car il entretient chez les étudiants une certaine schizophrénie, en les obligeant à choisir entre une formation scientifique ou une formation « littéraire ». Pourtant, beaucoup sont très bons dans les deux domaines et ne comprennent donc pas pourquoi s’engager dans les sciences doit leur faire renoncer à un cursus littéraire, ou l’inverse. Je conçois que l’enseignement en mathématiques puisse être important et valorisé. Mais pourquoi délaisser pour autant l’enseignement de la littérature ou des arts en général ? Nos grands savants, comme Poincaré, ne faisaient pas cette distinction. C’était des esprits aussi bien scientifiques que littéraires. Cette séparation est historiquement datée : elle remonte en bonne partie au XIXe siècle, et dans les cursus d’enseignement on la doit à Hippolyte Fortoul, ministre de l’instruction publique sous le second Empire. On y est tellement habitué qu’on n’en interroge plus la pertinence. Or, il est probable que cela ait des conséquences fâcheuses. C’est du moins ce que je veux étudier dans une approche comparative entre la France et d’autres pays où cette coupure n’est pas aussi prononcée.
– Au-delà d’une indisciplinarité, que préconiseriez-vous encore pour favoriser la sérendipité dans le contexte de Paris-Saclay ?
Robert Merton, le sociologue américain des sciences auquel on doit la diffusion de la notion de sérendipité dans le champ des sciences sociales, préconisait l’idée de « centres de sérendipité institutionnalisés » ou de « micro-environnements socio-cognitifs », libres espaces de rencontre et de dialogue entre chercheurs. A nous d’imaginer la forme qu’ils pourraient revêtir aujourd’hui. Laurent Loty et moi avons été contactés par des chercheurs pour engager une réflexion à ce sujet. Je pense qu’elle pourrait être menée aussi dans le cadre de Paris-Saclay.
Les récits de découverte sont parmi les plus belles histoires. Or le patrimoine scientifique de Paris-Saclay recèle nombre d’équipements et d’instruments ayant contribué à de précieuses découvertes. Sa mise en valeur ne saurait se limiter à des expositions d’objets. Il faut les faire parler, raconter leur histoire. Cela permettrait de mieux donner à comprendre les circonstances qui président à des découvertes et de stimuler, en conséquence, les environnements socio-cognitifs dont parle Merton.
Autre proposition pour cultiver un esprit sérendipien sur le Plateau de Saclay : impulser des rencontres et autres séminaires mobilisant les communautés de recherche dans leur diversité. Ce qui suppose des lieux mutualisés.
Tout cela ne fonctionnera que si on s’inscrit dans la durée, car la capacité à dialoguer ne se décrète pas, elle suppose un effort d’acculturation et de compréhension des notions utilisées par différents chercheurs. Souvent, un même concept revêt des significations variables d’une science à l’autre. Il faut donc prendre le temps de la discussion pour démêler les malentendus possibles. Discussions auxquelles il faudrait convier le public, car il peut, par ses interrogations profanes, favoriser cette convergence entre les scientifiques eux-mêmes.
Je constate que l’on fait très peu de grandes découvertes depuis quelque temps. On innove, certes, mais où sont les grandes découvertes qui permettent de mieux comprendre le monde, et de mieux se comprendre ? Cette question justifierait à elle seule qu’on s’interroge sur les conditions actuelles de la recherche…
– Et quid des conditions architecturales ? Cela aurait-il un sens d’envisager une architecture propice à la sérendipité ?
Oui, bien sûr. Il faut imaginer des lieux propices aux rencontres, qui évitent les cloisonnements disciplinaires, avec d’un côté la bibliothèque des sciences, de l’autre, celle des sciences sociales et humaines.
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