Rencontre avec Laurane Charrier, chercheuse au LISTIC – laboratoire de l’Université de Savoie Mont Blanc
Pour être chercheur en sciences exactes, il ne suffit pas d’avoir la tête bien faite, savoir modéliser, développer des algorithmes. Il faut encore parfois avoir des aptitudes physiques… Illustration avec Laurane Charrier qui revient d’une mission au Népal où elle a dû déployer sa capacité à évoluer en montagne afin d’étudier l’évolution de glaciers…
- Pour commencer, pouvez-vous préciser l’objet de vos travaux de recherche ?
Laurane Charrier : Dans le cadre de ma thèse que j’ai soutenue en novembre 2022, sous la double tutelle de l’Onera, à Palaiseau, et du LISTIC, un laboratoire de l’Université de Savoie Mont Blanc, j’ai développé un algorithme permettant d’étudier la vitesse d’écoulement des surfaces de glaciers. J’ai proposé de fusionner différents jeux de données issus de l’exploitation des images satellitaires dans des zones englacées. J’ai poursuivi ces recherches dans le cadre d’un postdoctorat de deux ans avec le CNES et réalisé à l’Institut des Géosciences de l’Environnement à Grenoble. L’enjeu était d’étendre l’application de l’algorithme à une échelle globale et de passer à une phase plus opérationnelle pour qu’il puissse être utilisé par tout un chacun.
- Vous revenez du Népal où vous avez été pour les besoins de vos travaux de recherche. Qu’y avez-vous fait précisément ?
L.C. : En effet, je suis partie fin octobre 2024 et suis revenue à la mi-décembre. Durant la première partie de mon séjour, j’ai participé à la formation d’étudiants avec des collègues. Les étudiants étaient originaires du Népal ou de pays voisins : la Chine, le Bhoutan, le Pakistan et l’Inde. J’ai encadré une formation à la version modifiée de Reactiv, un algorithme développé par Élise Colin sur Google Earth Engine , pour les besoins de l’étude des glaciers.
Ensuite, je suis partie un mois en mission de terrain, dans la vallée qui conduit à l’Everest, pour le compte du service d’observation français de suivi des glaciers « Glacioclim » qui, depuis 2007, suit l’évolution de trois glaciers de la région. Cette mission est effectuée chaque année sous la responsabilité de deux chercheurs glaciologues de l’IRD de Grenoble : Patrick Wagnon et Fanny Brun. J’ai eu l’opportunité d’en faire partie. Nous étions trois Français et un Népalais, Arbindra Khadka. Ce dernier a fait sa thèse à Grenoble et s’est rendu une dizaine de fois sur ces glaciers. Son expertise était précieuse ! Durant une semaine, nous avons réalisé une marche d’approche jusqu’au premier glacier. Au préalable, nous devions relever les données de deux stations hydrologiques et de plusieurs stations météo – des données relatives aux niveaux de précipitation, à l’évolution de la température, etc. Sur place, une mauvaise surprise nous attendait : le 16 août précédent, il y a eu un GLOF – pour Glacial Lake Outburst flood (GLOF). Soit une crue d’envergure provoquée par la vidange brutale d’un lac glaciaire, inondant le cours d’eau en aval, ce qui a occasionné la perte d’une de nos stations hydrologiques…
- C’est dire au passage les risques auxquels les chercheurs s’exposent et s’ils doivent être endurants physiquement… On est loin du chercheur enfermé dans sa tour d’ivoire, si tant est qu’il existe, passant son temps devant un écran d’ordinateur à analyser des chiffres transmis à distance…
L.C. : En réalité, nous n’encourions pas le risque de nous confronter à ce genre d’événement, car ils ont peu de chance de se produire durant la saison où les missions sont menées. Dans cette région, les fortes précipitations interviennent durant l’été, à la période de la mousson. Si risques il y a, ils tiennent davantage au relief et aux risques de chute – un passage que nous avons eu à emprunter était particulièrement abrupt…
Cela dit, nous sommes bien équipés avec des crampons adaptés, un baudrier et des sangles pour nous accrocher à la paroi… Et puis nous avons l’habitude de faire de la montagne. En revanche, pour quelqu’un qui n’en fait qu’occasionnellement, autant ne pas postuler à ce genre de mission ! [Rire]. S’il m’est arrivé d’avoir peur, c’est davantage pour les porteurs qui étaient avec nous. Ils portaient de gros sac à dos…
- Des sherpas ?
L.C.: Je n’utiliserai pas ce mot qui désigne d’abord une ethnie. Si nombre de porteurs en sont issus, ce n’est pas le cas de tous. Toujours est-il que ce sont des professionnels : ils peuvent porter jusqu’à 30/40 kg. Sans eux, la majorité des expéditions seraient impossibles… Ils sont d’une agilité impressionnante mais avec leur charge de matériel, le risque de se blesser est plus grand pour eux en cas de chute.
- Avez-vous été préparée en amont pour affronter les conditions de terrain ? Ou est-ce votre intérêt pour l’alpinisme qui vous a conduite à faire de la recherche sur les glaciers ?
L.C. : [Sourire]. Je pense que c’est mon attirance pour la montagne qui m’a conduite à faire de la recherche dans ce domaine. Pour participer à ce genre de mission, celle à laquelle j’ai participé au Népal, le plus important, c’est quand même la motivation. On vit plusieurs semaines à plus de 5 000 mètres d’altitude. Cela peut être éprouvant : les conditions de vie ne sont pas confortables, c’est le moins qu’on puisse dire. Donc, oui, le plus important, c’est la motivation. Il faut aussi savoir faire preuve d’endurance. Nul besoin pour autant d’être un guide de haute montagne.
- Comme on l’imagine, l’enjeu même de la recherche – la contribution à la connaissance du changement climatique et ses effets sur les glaciers – doit être aussi une source de motivation, en plus du sentiment d’être aux avant-postes…
L.C. : De fait, les glaciers sont les sentinelles du changement climatique. Si j’ai choisi ce sujet de recherche, c’est précisément pour cette raison. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai l’impression de sauver le monde ! Mais si je peux apporter ma petite pierre à l’édifice, j’en serais déjà heureuse. Et puis, de manière générale, je suis passionnée de sciences naturelles. Aller sur le terrain permet de me confronter aux phénomènes que d’ordinaire j’observe à partir d’images satellitaires.
Par ailleurs, en participant à cette mission, je voulais mieux comprendre comment fonctionnait l’écosystème de la recherche au Népal. Il est différent du nôtre en termes de moyens, et peut s’avérer très politisé. Il est crucial de comprendre ces rouages puisque la recherche internationale ne doit pas seulement s’appuyer sur les chercheurs népalais, mais se faire avec eux. Certes, les glaciers du Népal contribuent à l’échelle globale au cycle de l’eau et à d’autres équilibres naturels au plan mondial, on ne peut cependant prétendre faire de la recherche dans un pays sans les chercheurs de ce même pays. Il me paraît important de réfléchir dans une logique non pas d’assistance mais de réciprocité. Il faut savoir que, dans un pays comme celui-ci, l’image du scientifique n’a pas forcément bonne presse car, venant d’Europe ou d’autres pays riches, il peut être soupçonné de participer à une nouvelle forme de colonialisme. Il importe donc de rester humble. Ce à quoi incline d’ailleurs le fait de se retrouver ainsi au pied de ces gigantesques glaciers…
- Nous réalisons l’entretien dans un tout autre contexte, au pied du plateau de Saclay… Qu’est-ce qui vous y amène d’ailleurs ?
L.C. : J’y viens chaque année, depuis quatre ans, pour encadrer des projets étudiants dans le cadre d’enseignements d’exploration à CentraleSupélec, que je co-encadre avec Élise Colin, qui en plus d’être à l’origine de l’algorithme que j’ai évoqué a été ma directrice de thèse !
- Je comprends mieux la connexion avec CentraleSupélec ! En quoi consiste cet enseignement ?
L.C. : Il porte sur l’observation de la Terre appliquée à la cryosphère et se décline en plusieurs thématiques, au choix, qui vont des GLOFs que j’ai évoqués jusqu’aux enjeux géopolitiques que peut susciter le changement climatique… Un exercice que j’apprécie beaucoup, car il nous amène, Élise et moi, à mobiliser différentes techniques de télédétection, à les appliquer à des objets très divers. Voir les élèves s’émerveiller de constater ce qu’ils sont à leur tour en mesure de faire au cours d’une seule semaine, forcément, c’est motivant, d’autant qu’ils nous apportent aussi beaucoup en retour par leurs questionnements.
- Une invitation au passage à ce que les chercheurs continuent à consacrer du temps à l’enseignement…
L.C. : Oui, tout à fait. Étant moi-même encore une jeune chercheuse, j’ai une proximité avec les élèves, qui ajoute au plaisir de l’enseignement. J’aime l’idée de pouvoir assumer de ne pas tout savoir, d’explorer comme eux sans avoir déjà la réponse. Après tout, c’est le principe même de la recherche !
- Quelle vision avez-vous de l’écosystème de Paris-Saclay ? En suivez-vous l’actualité ?
L.C. : J’en connais principalement l’École Centrale-Supélec, l’ONERA et le Sondra [un laboratoire de recherche franco-singapourien porté par une alliance entre l’ONERA, CentraleSupélec, NUS (National University of Singapore) et DSO National Laboratories ]. Mon propre laboratoire de Grenoble a des partenariats avec le CEA dans la recherche sur les carottes de glace et le climat. Cela étant dit, depuis 2019, l’année où j’ai débuté ma thèse, le plateau a bien changé ! Au-delà des nombreuses constructions, il paraît beaucoup plus dynamique. Ce doit être plus agréable à vivre pour les étudiants que du temps, pas si lointain, où j’y ai fait ma thèse, du moins une partie – pour cause de Covid, j’ai dû regagner Grenoble.
- Sans oublier l’arrivée de la Ligne 18 du Grand Paris Express qui facilitera vos allers-retours entre votre laboratoire et CentraleSupélec…
L.C. : Oui, ce qui est une perspective plutôt sympa ! [Rire].
Journaliste
En savoir plus