« Chercher, former et agir pour le développement durable », tel était l’enjeu du colloque scientifique international Réflexions organisé le 7 juin 2019 par l’École polytechnique. A l’occasion de la semaine du développement durable, mais aussi du 225e anniversaire de la prestigieuse école. Nous y étions. En voici notre récit.
Sceptique, sidéré, boosté sinon réconforté et, pourquoi ne pas le dire, ému. C’est par ces différents sentiments que nous sommes passés au cours du colloque scientifique international sur le développement durable organisé le 7 juin dernier à Polytechnique. Sceptique, nous l’étions sur le chemin qui nous menait à son campus. Car nous ne comptons plus les colloques et autres séminaires sur le DD auxquels nous avons assisté sans toujours être en mesure d’en apprécier l’utilité en termes de retombées pratiques, au-delà des discours…
225 années d’avancées scientifiques et d’innovation
Ce colloque-ci avait cependant d’emblée une saveur particulière : en plus d’être programmé durant la Semaine du DD, il s’inscrivait dans le cadre des célébrations du 225e anniversaire de l’école, une forme de durabilité s’il en est. A cet égard, le bref récit historique proposé en introduction par Eric Labaye, président de l’École polytechnique, était tout sauf un exercice de style, mais une démonstration par A + B que depuis sa fondation, il y a 225 ans, donc, l’école n’a cessé de chercher à répondre aux défis de son temps. En 1794, il s’agissait alors de « reconstruire le pays, après plusieurs années de troubles consécutifs à la Révolution, en mobilisant les arts (comprendre : les techniques) et les sciences. Ses pères fondateurs avaient pour noms : Jacques Lamblardie, Gaspart Monge et Lazare Carnot, des personnalités dont la postérité dit assez combien cette école était née sous de bonnes étoiles.
Si changement il y a avec le développement durable, c’est que celui-ci oblige à se projeter au-delà de l’Hexagone, à faire de la planète son « terrain de jeu ». Naturellement, l’école n’a pas attendu ce développement pour s’ouvrir à l’international, mais celui-ci l’y incite plus que jamais. Et le colloque « international » était là pour le rappeler, avec des tables rondes réunissant des personnalités étrangères, en plus de se dérouler en anglais pour certaines d’entre elles.
Des motifs de découragement et de sidération
Sidéré, ensuite. Comment ne pas l’être devant l’ampleur de la tâche et les chiffres que les intervenants se sont ingéniés à rappeler. A commencer par les deux élèves polytechniciens, Margot Besseiche et Benoît Halgand, qui, en quelques chiffres et cartes, ont rappelé la gravité de la situation – eux-mêmes firent part de leur « sidération ». Dans son introduction, Eric Labaye avait pris soin de rappeler la quadrature du cercle qu’il nous faut résoudre : d’un côté une croissance à la fois économique et démographique, qui suscite de nouveaux besoins, de l’autre une planète aux ressources limitées…
Sidéré, donc, et parfois découragé en découvrant que des solutions d’avenir ont beau apparaître et se développer, le problème reste entier. Prenez les EnR : elles progressent, mais dans le même temps la consommation d’énergie ne cesse de croître sous l’effet de la croissance démographique, mais aussi de la transition numérique et de l’explosion des données produites, stockées, traitées… De même, la malnutrition qu’on croyait en recul, a de nouveau progressé suite à la crise de 2008 (plus de 800 millions de personnes sont en situation de sous-nutrition dans le monde, soit 12% de la population mondiale). Dans le même temps, un autre fléau progresse, celui de l’obésité… Dès lors, il ne s’agit plus seulement de produire mieux, mais de consommer mieux, et de faire adopter des régimes. Ce qui n’est pas une mince affaire du fait de la dimension culturelle des pratiques alimentaires.
Autre illustration : la pollution de l’air extérieur est déjà en soi un motif d’inquiétude – ce que devait illustrer l’intervention de Markus Amann, directeur du Programme sur la qualité de l’air et les gaz à effet de serre de l’Institut international des systèmes appliqués (IIASA). Mais Matthieu Coutière, Directeur de la start-up Air Serenity (que nous avons eu l’occasion d’interviewer par le passé – pour accéder à l’entretien, cliquer ici), était là pour rappeler que la pollution est aussi domestique. Les chiffres qu’il avance sont tout particulièrement alarmants : aujourd’hui, par exemple, un tiers des enfants sont sujets à l’asthme, une proportion en constante évolution.
Découragé, on peut l’être aussi en prenant la mesure du fait que les défis ne se posent pas seulement sur la surface du globe ou dans son atmosphère, mais dans l’espace. On pense à la problématique des débris de satellites évoqués par Gérard Mourou (il en existerait de l’ordre d’un million de petite taille – moins de 10 cm – ce qui rend leur destruction d’autant plus difficile).
Promouvoir une culture du risque et du changement
Découragé encore voire un peu tétanisé par les conclusions du dernier rapport du GIEC, sur lequel est revenu longuement Valérie Masson-Delmotte, directrice de recherches CEA au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement de l’Institut Pierre Simon Laplace, et co-présidente du groupe du travail I du GIEC sur les bases physiques du changement climatique (à gauche sur la photo, ci-dessous). Pour mémoire, il étudie l’impact d’une augmentation de 1,5°C de la température d’ici 2100 (objectif obtenu lors de l’Accord de Paris sur le climat). Cette échéance peut paraître bien lointaine, en réalité, les effets se font déjà sentir au quotidien et dans de nombreux secteurs d’activité (pêche, tourisme…)…
Pour maintenir la hausse à moins de 1,5°, il nous faudrait procéder à des changements – ce qu’on savait – mais à tous les étages : au niveau des systèmes de production, des modes de transports et jusqu’à nos comportements. Or, pas si simple quand on sait la difficulté des individus et des organisations à changer… En témoignent les difficultés à mettre en place ne serait-ce qu’une taxe carbone… Au-delà des solutions économique, politiques, techniques, il nous faut acquérir une « culture du risque », mais aussi du changement, non sans rendre la transition désirable. Plus facile à dire qu’à faire.
La complexité est telle que mêmes les bonnes intentions ont leur face d’ombre sinon leurs effets pervers. Ce qu’illustre Jean Tirole, prix Nobel d’Economie 2014, à travers des exemples empruntés à la vie quotidienne : entre des tomates importées d’Espagne ou produites à proximité dans des serres chauffées en hiver, le choix est fait, pense-ton. En réalité, rien de moins simple. Même doute légitime à l’égard de la voiture électrique : tout dépend de la manière dont l’électricité est produite, nous dit encore Jean Tirole. On se dit que si de tels arbitrages sont compliqués pour un prix Nobel d’économie, qu’en est-il du commun des mortels que ces propos ne peuvent que plonger dans un abîme de grande perplexité. Heureusement, il y a une solution : le prix carbone (on y revient plus loin…)
En attendant de le mettre en place, les nouvelles ne sont guère réjouissantes non plus du côté du financement, le nerf de la guerre, même quand il s’agit de faire du développement durable. Pour Benoît Leguet, directeur général d’I4CE, l’Institut de l’économie pour le climat (un think tank dédié à la transition vers une économie bas-carbone et résiliente au changement climatique), « on est loin du compte », quant à l’alignement des flux financiers sur les objectifs qui nous occupent (l’amélioration de la résilience de nos villes et la limitation du réchauffement climatique). Et le même de pointer la trop grande instabilité réglementaire et des investissements publics insuffisants pour réduire les risques financiers des investisseurs privés.
Last but not least, Bettina Laville, qui a activement participé au Sommet de Rio de 1992, ajoute sa contribution aux motifs de désespoir : « Je vis des phénomènes que je ne pensais pas vivre de mon vivant – je m’inquiétais plutôt pour mes enfants voire petits-enfants ».
Boosté et réconforté
Malgré tous ces chiffres inquiétants, ces paroles préoccupantes, c’est boosté et réconforté que nous sommes reparti de cette journée. Plusieurs motifs à cela.
Le premier : la mobilisation de toute une école, et non des moindres, qui semble avoir pris le taureau par les cornes, à travers plusieurs décisions et projets concrets. En matière d’enseignement, d’abord, avec l’instauration de trois jours de formation au DD – cela peut paraître bien court, mais les polytechniciens ont la tête bien faite, et c’est eux qui poussent, en donnant même l’exemple à travers des initiatives sur lesquelles on revient plus loin – et la mise en place d’un certificat spécifique.
A quoi s’ajoutent la création du Centre Energy Climate par le nouvel Institut Polytechnique de Paris ; l’objectif de neutralité carbone pour le campus d’ici premier semestre 2020 (il était temps…) ; enfin, le lancement d’un challenge international ouvert à tous.
Ainsi que le rappelait Eric Labaye dans on introduction, l’école a été depuis sa création à l’origine de nombreuses avancées scientifiques (dans les domaines de la radioactivité – découverte par Becquerel, prix Nobel – des mathématiques, avec Henri Poincaré, de l’optique, avec Augustin Fresnel, etc.) et inventions majeures (le ciment, par Louis Vicat, le béton précontraint, par Eugène Freyssinet…). Nul doute qu’elle saura en susciter d’autres, à travers ses laboratoires et son Drahi-X Novation Center et ce, sur des enjeux aussi majeurs que le climat, la sécurité, le numérique, la santé…
Si nous avons un regret, c’est que ce rappel des ressources apparemment illimitées dont dispose l’école pour « chercher, former, innover » (le tryptique affiché dans l’intitulé de cette journée) n’ait pas été l’occasion de rappeler la chance que représentait aussi son inscription, au delà de l’Institut Polytechnique de Paris, à l’écosystème de Paris-Saclay.
Mais ce regret s’estompe devant la détermination de ses élèves eux-mêmes à agir au-delà du périmètre de leur campus. A cet égard, on ne peut qu’être bluffé et réconforté par les deux susmentionnés, manifestement guère intimidés d’intervenir à la suite du président de leur école et dans un amphithéâtre Henry Poincaré rempli aux trois quarts. « Les plus concernés par les enjeux écologiques, c’est nous », lâcheront-ils. Avant de s’adresser à leurs ainés VIP, assis aux premiers rangs : « En 2050, nous serons à la place que vous occupez actuellement, à l’apogée de nos vies actives. » Les mêmes de prévenir contre le risque de tout tabler sur la technologie : « On nous parle d’innovation disruptive, d’intelligence artificielle, de big data, etc. D’accord ! Mais l’important est de bien vivre ». S’étonnant qu’il n’y ait pas de cours dédiés au développement durable, ils disent aspirer à voir valoriser d’autres modèles économiques, comme ceux incarnés par l’ESS. Ils disent encore préférer la sobriété à l’efficacité.
Loin de se laisser sidérés par les chiffres qu’ils avancent, ils veulent convaincre d’agir. En bons ingénieurs, ils ont passé leur propre campus au crible d’un bilan carbone. On savait qu’il était loin d’être aux normes. On prend la mesure des contradictions d’un système d’enseignement qui s‘internationalise toujours plus : l’un des postes les plus émetteurs de l’école n’est autre que celui représenté par les déplacements en avion, ceux que font les enseignants chercheurs, les dirigeants, mais aussi les étudiants pour les besoins de leurs stages ou leur année à l’étranger… Bilan qui s’est aggravé avec… le prix Nobel de physique décerné à Gérard Mourou, lequel reconnaîtra n’avoir jamais autant pris l’avion depuis son obtention – on n’ose alors imaginer un classement de Shanghai des universités vertes… Autre poste qui contribue négativement au bilan carbone de l’école : la consommation de viande, à la cantine.
C’est dire si l’objectif affiché dans son introduction par Eric Labaye est plus que nécessaire. Sans attendre, les élèves de Polytechnique agissent, donnent l’exemple, sèment des graines à travers diverses initiatives associatives : la création d’un jardin botanique et agricole (le JAB), comptant quelques poules, d’une épicerie locale, solidaire et éthique (ce qui donne le joli acronyme « Else »), l’installation de ruches (par l’association Apicultix)… Une association dédiée au développement est allée jusqu’à mettre en place un cycle de conférences « ingénieur de demain » (pour en savoir plus, voir l’entretien réalisé avec son président Victor François – pour y accéder, cliquer ici). Conférences, dont nos deux Polytechniciens disent avec une impertinence réjouissante, qu’elles rencontreraient un succès plus grand que certains cours officiels… Tout cela peut paraître bien modeste, mais la détermination est là comme en témoigne le manifeste pour un « réveil écologique », par la lecture duquel nos deux polytechniciens concluront leur discours. C’est à ce moment précis que nous avons été particulièrement ému. Car c’est une chose de lire ce manifeste, c’en est une autre de l’entendre lu, de surcroît par deux de ses signatures. Leur voix ne trompait guère sur l’authenticité de leur engagement !
De là à se dire qu’il suffit de s’en remettre à eux et à leurs camarades de promotion, il n’y a qu’un pas, qu’ils invitent à ne pas franchir. « Nous ne pouvons changer le monde seuls. » Les mêmes : « Il ne faudrait pas se dire que maintenant que les X se mobilisent, le problème est résolu ! Le DD est l’affaire de tous. Face au réchauffement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, des décisions doivent être prises maintenant. » Sous entendu par ceux qui sont au poste de direction ou nous gouvernent… A bon entendeur…
Des motifs d’optimisme
Au vu des témoignages qui ont suivi, ils avaient de quoi être rassurés (et nous avec eux) quant au fait qu’ils ne sont pas seuls, et que leurs ainés savent tracer des voies innovantes sinon prometteuses. Non sans manifester un optimisme à tout épreuve. Ainsi de Michal Kurtyka, secrétaire d’Etat au Ministère polonais de l’environnement (X1994), qui a voulu se montrer confiant quant aux retombées de la COP24, organisée dans son pays et qu’il a présidée. Si de son côté Scott Barrett, Professeur d’économie des ressources naturelles au Centre Lenfest de l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia, parle du réchauffement climatique comme d’un « défi sans précédent », il faut prendre le mot en son sens mobilisateur (challenge). « Rien n’entame ma détermination » confiera-t-il à l’animateur qui s’étonnait qu’il continuât à afficher un visage jovial malgré la gravité de la situation. A ceux qui résistent à l’idée de vivre dans un monde de sobriété, Valérie Masson-Delmotte rappelle utilement que celle-ci reste un choix, à la différence de la pauvreté…
Naturellement, le nerf de la guère reste l’argent, même quand il s’agit de lutter contre le réchauffement climatique – il faut bien financer des innovations et les efforts de recherche, la rénovation thermique de nos bâtiments, l’adoption de mobilité durable, etc.
De ce point de vue, les participants de la table ronde suivante donnent des raisons d’espérer. A commencer par Jean Tirole (en photo), en donnant des arguments de poids en faveur de l’instauration d’un prix carbone. Il aurait un double avantage : il serait incitatif (en orientant la consommation vers les biens et services les moins émetteurs de CO2) et informatif (il donnerait l’information dont on a besoin sur les coûts d’un produit ou d’un service : coûts de productions, mais aussi pour l’environnement…). L’animateur ne peut s’empêcher d’évoquer le mouvement de la France des ronds points, qui montre ce qu’il en coûte d’augmenter le prix du carburant. Alors y ajouter des taxes…
Notre prix Nobel reconnaît que tout taxe a un effet redistributif dans un pays comme entre pays. « Il y a des perdants et parfois ce sont les pauvres. » Mais si elle suscite encore autant de résistance de la part de plusieurs catégories de la population, c’est, estime-t-il, qu’en réalité elle n’est pas équitablement répartie (plusieurs catégories professionnelles en sont exemptées). La solution résiderait dans l’instauration d’une seule et même taxe, complétée par un système de compensations pour les catégories de population les plus fragilisées. Lequel système doit nécessairement être forfaitaire (pour ne pas dissuader les consommateurs à changer de comportement).
Anna Creti, Professeure d’économie à l’université Paris Dauphine, montre de son côté le chemin parcouru par les ingénieurs auprès desquels elle enseigne : « Au début, ils ne savaient pas en quoi pouvait consister le prix de l’énergie ou même le champs d’étude de l’économie de l’énergie…. »
A entendre Jean-Marc Jancovici, fondateur et président du groupe de réflexion The Shit Project, membre du Haut conseil pour le climat auprès du Premier ministre, l’enjeu de la réduction des émissions apparaîtrait plus à notre portée pour peu qu’on sache s’attaquer aux principales sources d’émission de CO2, en l’occurrence, à l’échelle de l’Europe (une échelle qu’il juge plus pertinente que l’échelle nationale, du fait des compétences de l’Union en matière de lutte contre le réchauffement climatique) : les centrales à charbon (20% du CO2 émis en Europe), la voiture (10%), la production de matériaux de base (15%), l’élevage de cheptel bovin (6%),… Sur la base de ce diagnostic, il distingue jusqu’à neuf enjeux à résoudre prioritairement dont certains sont en voie de l’être. La fermeture des centrales de charbon, par exemple, est acquise dans les trente ans qui viennent (un défi qui n’en reste pas moins social quand on sait que de l’ordre de 100 000 personnes travaillent dans ce secteur rien qu’en Pologne). Concernant le prix du carburant, il ne désespère pas d’en voir poursuivi la hausse, moyennant une planification de celle-ci.
Le propos est convaincant. On le suit d’autant plus volontiers sauf dans la manière expéditive avec laquelle il clôt toute tentative de débat sur la place du nucléaire, au prétexte que « nous avons déjà un milliard de problèmes à traiter »…
Une recherche mobilisée
Reste un autre motif d’espoir : la forte mobilisation de la recherche illustrée par la table ronde suivante, au travers de quatre séries d’exemples plus passionnants les uns que les autres, par autant de chercheurs ou responsables de laboratoires de l’X. Qu’on en juge encore une fois.
A tout seigneur tout honneur, c’est à Gérard Mourou que revenait d’exposer les perspectives offertes par ses recherches sur les lasers non sans commencer par frapper notre imagination en rappelant la puissance des lasers qu’il parvient à produire en concentrant une toute petite quantité d’énergie en un laps de temps infinitésimal (une puissance qui se mesure en petawatt…). Au prix, il est vrai, d’équipements « coûteux et encombrants », mais aux applications prometteuses, assure-t-il. La première consiste ni plus ni moins à transmuter les déchets nucléaires ; la seconde à éliminer les débris spatiaux susmentionnés… Quant à savoir à quelle échéance nous pourrions voir les premiers résultats de ces applications (question du public)… Notre prix Nobel devait admettre que cela prendrait du temps, beaucoup de temps. Aussi, n’avons-nous pu nous empêcher de nous demander si les investissements colossaux requis ne pourraient pas servir à d’autres domaines de recherche tout aussi prioritaires… A peine en étions-nous à ces considérations, que Philippe Drobinski, directeur du Laboratoire de météorologie dynamique de l’Institut Pierre Simon Laplace, présente le programme TREND-X, qu’il coordonne. Un programme mobilisant pas moins de dix laboratoires de l’X, croisant sciences sociales et sciences exactes ou de l’ingénieur, autour de la transition énergétique, dans une logique partenariale avec des industriels. « C’est que, pas plus que nous prétendons avoir de solutions globales sur étagère – pour faire face au défi du réchauffement climatique – pas plus, nous souhaitons laisser nos découvertes sur étagères. »
De son coté, Bérengère Lebental, physicienne, directrice de recherche à l’IFSTTAR et au Laboratoire de phyisque des interfaces et couches minces (LPICM) de l’X et du CNRS, rend compte de ses recherche sur des capteurs conçus à base de nanomatériaux. L’objectif : exploiter le potentiel des nonocapteurs dans les applications urbaines et environnementales (la pollution de l’air, la qualité de l’eau et la durabilité des infrastructures).
L’ultime exemple, exposé par Camille Duprat, professeur assistant à l’École polytechnique, membre du Laboratoire d’hydrodynamique de l’École polytechnique, témoigne tout à la fois du dynamisme de la recherche poursuivie sur le campus, mais encore de la diversité des problématiques traitées : ses recherches portent sur… les filets à brouillard utilisant la déformation des fibres afin d’optimiser la collecte de liquide et ce, en vue de répondre aux besoins de population mais aussi des sols. Des solutions existent déjà, reconnaît-elle, mais elles sont coûteuses et pas aussi efficaces qu’on le souhaiterait. Avec son équipe de chercheurs, elle a donc cherché à comprendre préalablement les mécanismes de formation du brouillard. La solution a ensuite résidé en un changement de structure du filet. Une belle illustration de ce sur quoi peut déboucher de la recherche théorique sur l’interaction eau/filet. Camille Duprat n’oublie pas le verbe « former » du triptyque affiché dans l’intitulé du colloque, en faisant état d’une collaboration avec des artistes en vue de sensibiliser un plus large public. Effet waouh garanti…
Une interdisciplinarité plus que jamais à l’ordre du jour
Par delà leurs spécificités, toutes ces pistes de recherche manifestent une volonté d’inter- ou de pluridisciplinarité, sans doute les mots clés de la journée tant ils ont été prononcés Et à prendre en leur sens fort puisqu’il s’agit de faire dialoguer davantage des sciences qui ont tendance à se regarder en chien de faïence : celles de l’ingénieur, d’une part, les sciences sociales et humaines, d’autre part, pour une meilleure prise en compte des usages, mais aussi des enjeux culturels du développement durable. Ce qu’illustra bien à sa manière la table ronde « Respirer et se nourrir : des enjeux sanitaires prioritaires ». Le premier à intervenir est Shenggen Fan, directeur général de l’Institut international de recherche sur la politique alimentaire (IFRI) et membre du comité directeur du Mouvement pour l’amélioration de la nutrition. D’emblée, il pointe la nécessité d’encourager des régimes alimentaires plus appropriés, quitte à devoir recourir à des mesures coercitives. Conseillère d’Etat en service extraordinaire, membre du Haut conseil pour le climat auprès du Premier ministre, Marion Guillou juge, de son côté, utile de rappeler non seulement les différences culturelles, mais aussi les facteurs cognitifs en jeu. En guise d’illustration, elle rappelle qu’une grande et une petite assiettes ont beau contenir une quantité identique, la première suscitera un sentiment de manque. Histoire d’enfoncer le clou quant à la nécessité de ne pas s’enfermer dans des modèles explicatifs tout faits, la même invite à prendre en considération les évolutions rapides des modes alimentaires.
Comme on le sait, les entrepreneurs ne sont pas en reste et fourmillent d’idées, qu’ils parviennent à traduire en innovations. Ainsi de Matthieu Coutière, Directeur de la start-up Air Serenity, que l’on cite de nouveau, ne serait-ce que pour rappeler que sa start-up propose une technologie de purification de l’air, d’autant plus prometteuse qu’elle évite l’écueil rencontré par ses concurrents, grâce à la mise au point d’un plasma de nouvelle génération, qui évite des effets secondaires nuisibles à la santé.
Et le numérique ?
On ne pouvait pas débattre plus longtemps de développement durable sans traiter du numérique. Si ce dernier est a priori un facteur aggravant de dégradation de l’environnement (du fait du coût énergétique du moindre email qu’on adresse et plus globalement du caractère énergivore du big data), il reste un possible levier pour un tel développement, moyennant une plus grande sobriété dans l’usage des données – comme dans le laser, on assiste à un changement d’échelle où celles-ci se comptent désormais en petaoctet (soit l’équivalent d’un million de gigaoctets, l’ordre de grandeur des capacités de nos ordinateurs…), mais aussi le développement de plateformes à même d’en agréger de différentes provenance. C’est précisément ce dont traitait l’ultime table ronde de la journée. Parmi les intervenants : un entrepreneur (Grégory Labrousse, Président et fondateur de la société nam.R, qui a vocation à produire des données originales et actionnables sur des plateformes publiques-privées mises à la disposition des décideurs et des acteurs de la transition écologique) ; un chercheur (Emmanuel Bacry, directeur de recherche au CNRS à l’Université Paris-Dauphine, directeur scientifique du Health Data Hub), enfin, une spécialiste des enjeux internationaux du développement (Bettina Laville, déjà citée).
Les entrepreneurs ont décidément un talent pour faire parler les chiffres : citant le fondateur de BlaBlaCar, Grégory Labrousse commence par rappeler que la mobilité automobile coûte, en France, de l’ordre de 220 milliards d’euros tout compris (la production des véhicules, leur entretien, les infrastructures, les assurances…). Or, un véhicule reste le plus souvent… immobile (non sans occuper de l’espace). On pourrait multiplier les exemples de situations aussi aberrantes, illustrant a contrario l’intérêt du numérique pour un usage optimisé. A commencer dans le secteur de la construction où la mise en commun de données permettrait d’optimiser la conception de nos bâtiments dans le sens d’une plus grande durabilité. Justement, Grégory Labrousse conçoit des plateformes dans différents domaines, dont le bâtiment et plus largement l’urbanisme en croisant des bases de données.
Il travaille pour cela avec… Emmanuel Bacry – une nouvelle illustration au passage de la nécessaire collaboration entre le monde de la recherche et des secteurs professionnels, a fortiori quand on travaille sur des données, car cela requiert, ainsi que le précise Emmanuel Bacry, de pouvoir les interpréter au mieux. Le défi est à la fois quantitatif (il faut agréger le plus de données) et qualitatif (disposer de données fiables, mais aussi d’algorithmes qui n’introduisent pas de biais dans leur traitement…). A défaut d’illustrer son propos par les applications dans le domaine de la construction, notre spécialiste de la date montre les perspectives qui se présentent dans le domaine de la santé. Et le même de nous apprendre qu’en la matière, la France est assis sur un gisement de données de premier choix : celles de la Carte vitale, détenue par l’ensemble de la population et sans équivalent dans le monde, et qui, croisées avec celles de l’APHP, « permettraient de constituer la plus belle base de données au monde dans le domaine de la santé » (sous réserve de savoir, admet Emmanuel Bacry, où en est précisément l’Asie, et la Chine en particulier).
Mais ce qui est vrai pour la santé ne l’est pas forcément dans d’autres secteurs. Et Gabriel Labrousse de se livrer à un coup de gueule en constatant la perte de souveraineté sur bien de nos données exploitées par… les GAFA. Ce qu’Emmanuel Lacry confirme en concluant la table ronde par un « c’est par la gouvernance des données qu’on pourra faire face à ces derniers ». A bon entendeur, bis repetita…
Etant entendu… qu’on touche-là à des enjeux dont on peut se demander si les décideurs sont parfaitement au fait. Bettina Laville aura reconnu pour sa part ne pas être une experte des plateformes numériques (elle en a en tout cas assez bien saisi les enjeux pour militer pour leur application au domaine viticole…). Sa présence à cette table ronde n’en avait pas moins une portée symbolique. Rappelons que c’est elle qui a coordonné la participation française au Sommet de Rio de 1992, qui devait populariser la notion de développement durable et inspirer les Agendas 21. A l’époque, on parlait encore très peu de plateformes numériques, comme d’internet et même de réchauffement climatique. N’empêche, son engagement constant en faveur du développement durable témoigne de l’importance de l’inscription de cet engagement dans la durée pour en incarner comme une mémoire vivante, plus qu’utile à une remise en perspective historique des enjeux actuels.
La même devait nuancer le pessimiste qu’elle avait pu laisser paraître et dont nous nous sommes fait l’écho plus haut. Evoquant des travaux en sciences sociales, elle rappelle qu’il suffirait que 25% d’une population soient mobilisés autour d’un enjeu pour qu’une bascule se produise en faveur de son traitement. « Au début des années 90, on était à peine de 5% de la population mobilisés autour du développement durable. Aujourd’hui, on approche des 25%.» Et la même d’ajouter : « On assiste en définitive à une double accélération, celle de l’effondrement que d’aucuns annoncent et dans lequel nous sommes déjà ; celle des initiatives à même de nous aider à surmonter les défis du changement climatique. »
En plus d’être pragmatique, mesurément optimistes, les intervenants auront donc été réalistes. Est-ce une explication à l’ambiance qui a régné au cours de la journée ? Toujours est-il que si le public pouvait intervenir, c’était par le truchement d’une application digitale. Reconnaissons que cela aura eu le double mérite d’obliger à la concision et d’atténuer les risques d’intervenir sous le coup de l’émotion voire dans un excès de catastrophisme. De là à renoncer à toute intervention directe de la salle, il n’y a qu’un pas que nous ne franchirons pas nécessairement.
Retenons cependant un autre signe encourageant : la présence de femmes aux tables rondes. A défaut d’une réelle parité, celles-ci étaient plus représentées que de coutume. Sans compter l’invitation faite par Gérard Mourou de « peupler davantage les laboratoires de jeunes chercheuses », en rappelant le rôle majeur de son ancienne étudiante (aujourd’hui la 3e femme à s’être vu décerner le prix Nobel de physique).
Confiance en l’avenir et passage de témoin
C’est au Directeur adjoint de l’enseignement et de la recherche de l’École polytechnique, Benoît Deveaud, que revenait le privilège (ou le difficile exercice) de conclure la journée. Malgré la densité du programme auquel on venait d’assister, il sut capter l’attention en se livrant à un subtil verbatim, que nous nous garderons de reproduire ici (en revanche, nous ne saurions trop inviter l’École polytechnique à le reproduire voire à en dispatcher les citations sur les murs du campus, tant elles brillaient par leur concision et leur puissance de conviction). Il n’y eut pas jusqu’aux inévitables (et légitimes) remerciements qui n’eurent une saveur particulière. A l’endroit de l’épatant animateur, des intervenants et de l’équipe organisatrice, dont étaient mises en exergue deux personnes en particulier : deux jeunes femmes en charge de la coordination de l’événement. La première n’avait pu y assister, mais pour un motif qui était en lui-même un message d’espoir sinon de confiance dans l’avenir : elle devait mettre au monde un enfant… La seconde, bien présente elle, et s’est vu remettre un bouquet de fleurs par ce même Benoît Deveaud. Comme un symbole, cette fois, d’un passage de témoin entre deux générations…
A lire aussi l’entretien avec Victor François, le président de l’association Développement Durable à l’X (DDX) – pour y accéder, cliquer ici.
Crédit photo : École polytechnique – J. Barande.
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