Suite et fin de nos échos à l’inauguration du centre de design The Design Spot, le 5 décembre dernier, à travers, cette fois, le témoignage de Yo Kaminagai, Délégué à la conception du Département « Maîtrise d’ouvrage des projets » (Head design – project general contracing en anglais), au sein de la RATP.
– Si vous deviez au préalable commencer par nous livrer votre vision du design ?
Pour moi, le design est tout à la fois une discipline, une culture et un état d’esprit. En cela, il est très complémentaire avec les matières que l’on enseigne dans les écoles d’ingénieurs ou de commerce. Il ne suffit pas de solliciter la puissance du calcul pour faire des produits commercialisables. Il faut encore qu’ils puissent être utilisables et que la possibilité d’appropriation par l’usager soit perceptible au premier coup d’œil. Le design permet d’y parvenir en croisant des compétences en amont, dès la conception. Ce faisant il fait gagner du temps et créé de la valeur économique. C’est dire son importance. Mais c’est dire aussi combien il est surprenant qu’on ne découvre cela aussi tardivement, en France du moins.
– Aussi tardivement ? Pourtant, vous-même l’avez promu depuis plusieurs années au sein de la RATP, non sans démontrer au passage que le design pouvait trouver sa place y compris dans une entreprise marquée par une culture d’ingénieur…
Concernant la RATP, le design y a toujours eu une place de choix. Dès le début de l’histoire des transports parisiens, il y eut un intérêt pour celui-ci. En choisissant Hector Guimard pour concevoir les édicules et entourages du métro parisien, le président de la Compagnie du chemins de fer métropolitain de Paris s’était déjà montré très « design manager » dans sa vision de la conception. Certes, ce type de fonction n’existait pas, mais il y avait indéniablement une exigence, qui s’est projetée dans le temps pour s’inscrire dans les gènes de la RATP. Ainsi, on la retrouve jusque dans la conception du RER dans les années 60-70 où il s’agissait alors de renvoyer l’image d’une France moderne. Même chose avec la ligne 14, puis les tramways. De manière générale, il y a toujours eu chez les dirigeants de la RATP l’ambition d’aller au-delà des exigences purement fonctionnelles. Je n’ai donc pas eu de mérite intrinsèque. Tout au plus étais-je the good person at the good place at the good moment pour perpétuer les exigences d’une conception orientée design, tout en la renouvelant. J’ajoute que j’ai eu la chance d’avoir été placé à cette fonction de design manager par Jean-Paul Bailly [PDG de la RATP, de 1994 à 2002], qui avait bien perçu que le design était un enjeu majeur, un champ en plein renouveau, auquel la RATP devait plus que jamais s’intéresser. Grâce à son soutien, j’ai pu construire et développer une fonction de management du design opérationnel, avec une équipe que mes successeurs ont continué à animer avec talent.
De manière générale, force est de constater que le design a percé au sein de nombreuses grandes entreprises. Et on le doit notamment à Anne-Marie Boutin [Présidente-fondatrice de l’Agence pour la Promotion de la Création Industrielle – APCI], décédée le 20 novembre dernier. Ses funérailles ont été, comme souvent en pareilles circonstances, l’occasion d’un exercice d’introspection. Force m’a été de mesurer les transformations qu’avait connues le design en l’espace de vingt ans. Aujourd’hui, je ne l’expliquerais plus de la même façon à mes directeurs ou à mes collègues.
– Comment vous y prendriez-vous ?
En prenant acte du fait – et pour en rester à l’exemple de la RATP – que le design s’y pratique à plusieurs endroits. Au sein de cette seule entreprise, il y a au moins quatre ou cinq lieux où on fait du design et, à chaque fois, selon des approches et avec des visées différentes. Une situation tout problématique : au contraire, elle témoigne de la vitalité du design et de l’intérêt croissant qu’il n’a cessé de susciter. Au lieu de vouloir concentrer les compétences en un seul et même lieu, comme nous avions jugé utile de le faire par souci d’efficacité il y a 25 ans, il faut structurer un réseau d’acteurs concernés : le Département Commercial pour sa pratique du design de services ; le Département Stratégie, Innovation et Développement, pour l’utilisation du design dans les processus d’innovation ; le Département Communication et Marque pour le champ du corporate ; le Département Maîtrise d’ouvrage des projets, où je suis, pour le design management opérationnel au service des projets d’investissements. En bref, l’enjeu au sein d’une entreprise qui assume sa complexité – mais cela vaut aussi pour le Conseil régional d’Ile-de-France (qui a mis en place un Conseil stratégique du design à l’initiative de sa présidente, Valérie Pécresse) -, est d’articuler ce réseau d’acteurs de façon à faire progresser la place du design dans tous les processus de travail, tant au niveau des équipes opérationnelles et de R&D que des équipes de soutien. Tant et si bien qu’on peut s’attendre à ce que des designers finissent par intégrer des fonctions de ressources humaines ou de contrôle de gestion, comme l’ont fait les ingénieurs…
– Dans cette perspective, quelle attente placez-vous dans The Design Spot à l’inauguration duquel vous avez assisté ?
J’ai participé à la réunion de travail à laquelle Vincent Créance avait convié une vingtaine de personnes concernées par le design. Je me devais donc d’être présent. D’autant plus que Vincent est un professionnel que j’ai la chance de connaître depuis une vingtaine d’années. Il a participé à de nombreux projets pour le compte de la RATP, d’abord comme directeur du design au sein de l’agence Plan Créatif puis comme directeur de l’agence MBD Design. J’ai donc pu apprécier ses qualités humaines en plus de son professionnalisme. Quand j’ai appris qu’il avait rejoint l’Université Paris-Saclay pour piloter le projet de ce qui ne s’appelait pas encore The Design Spot, je me suis dit que quelque chose d’intéressant allait se passer à Paris-Saclay, qu’il convenait de soutenir. D’autant que depuis la fermeture du Lieu du Design en Ile-de-France, nous avions perdu un « lieu » pour croiser les approches et développer des recherches dans ce domaine. C’est Vincent Créance, qui, ensuite, m’a sollicité pour participer à une première réunion de travail. J’avoue que la perspective de le faire avec une vingtaine de personnes occupant des positions très diverses – en entreprises, au sein d’agences ou en indépendants – de surcroît dans la perspective de créer un autre lieu, ne pouvait se refuser. Entre-temps, la disparition d’Anne-Marie Boutin avait soulevé des interrogations quant à l’avenir du design en France, compte tenu du rôle qu’elle avait joué dans sa promotion. Notre réunion de travail aura permis de nous projeter dans l’avenir en explorant la manière dont nous pouvions en faire avancer ensemble la cause.
– Quel regard posez-vous sur l’écosystème de Paris-Saclay ?
Cet écosystème est reconnu pour son excellence dans de nombreux domaines, scientifiques et technologiques, mais pas encore en matière de design. Nul doute que The Design Spot contribuera à fertiliser le terrain et à porter haut l’excellence française en la matière. Charge maintenant à Vincent et à son équipe de détecter les potentiels tout en capitalisant sur l’existant car, bien sûr, on ne part pas de rien.
– Que vous inspire le fait que The Design Spot ne soit encore qu’un lieu de préfiguration ?
C’est évidemment une bonne chose. On ne saurait définir à l’avance ce que sera ici le design. A chaque écosystème son approche et sa culture du design. Il n’en va pas autrement que pour les collectivités et les autres organisations.
Quand la présidente de la Région Ile-de-France avait demandé au Conseil stratégique du design, ce qu’il fallait mettre en place en la manière, la meilleure réponse que nous pouvions lui faire et que nous lui avons faite, était d’auditer préalablement les directions du Conseil régional pour en connaître les cultures et le degré de prédisposition à intégrer une démarche design. Les grandes entreprises comme la RATP, Décathlon, Carrefour, SNCF ou Renault ont progressivement enrichi leurs organisations respectives en y intégrant des fonctions de design, mais d’une façon adaptée à chaque culture.
De manière générale, il importe d’avoir un minimum d’empathie avec l’organisation, la collectivité ou l’écosystème dans laquelle/lequel on évolue. Pour ma part, j’ai toujours dit que ma fonction consistait en un travail de traduction : à un mainteneur, je me dois de parler un langage de maintenance, à un économiste, un langage d’économiste, etc. Et ce, de manière à intéresser chacun de mes interlocuteurs au design, en évitant de lui donner l’impression de parler une langue étrangère, mais au contraire, en lui montrant que je peux lui être utile, sans chercher à remettre en cause son métier et contester ses compétences. Non pas que le design n’aurait aucune consistance. Par cet effort de traduction, je m’emploie juste à être un peu tactique. L’erreur serait de croire que le design s’imposerait de lui-même comme le ferait une mode. Ce qu’il n’est certainement pas.
Pour en revenir à Vincent et à son équipe, ils devront donc apprécier l’appétence des différents acteurs de l’écosystème de Paris-Saclay. Que tous ne soient pas convaincus ne serait pas en soi un problème. Il suffit de commencer par les plus motivés, sans désespérer que les autres prennent le train en marche. Tous les intervenants qui se sont succédé lors de la cérémonie d’inauguration l’ont dit à leur façon : il y a nécessité à se montrer aussi adaptif que possible tout en assumant des convictions. Ce que permet le fait d’être encore dans une structure de préfiguration, ajouterai-je pour répondre pleinement à votre question.
A lire aussi les entretiens avec Jean-Louis Frechin, de l’agence Nodesign.net (pour y accéder, cliquer ici) et Ellen Tongzhou Devigon-Zhao, de l’agence BURO-GDS (cliquer ici).
Journaliste
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