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Agriculture & Alimentation

Des toilettes aux champs, des fertilisants prometteurs

Le 25 octobre 2022

Entretien avec Fabien Esculier autour des premiers résultats de la déclinaison, sur le plateau de Saclay, d'AgrOcapi, un programme de recherche-action de valorisation des urines et matières fécales.

Le sujet n’est pas des plus glamours, mais son enjeu est majeur puisqu’il s’agit de se passer des fertilisants de synthèse au profit de ceux issus de nos urines et matières fécales… Explications de Fabien Esculier, ingénieur des Ponts, des Eaux et des Fôrets, et chercheur au Laboratoire Eau Environnement Systèmes Urbains (LEESU – École des Ponts ParisTech), qui en a fait depuis 2014 son cheval de bataille à travers le programme de recherche-action Ocapi qu’il coordonne. Avec de premiers résultats notables, recueillis sur le plateau de Saclay au travers de sa déclinaison AgrOcapi.

- Pouvez-vous, pour commencer, rappeler ce que recouvre Ocapi ?

Ocapi (pour Organisation des cycles Carbone Azote et Phosphore dans les territoires), est un programme de recherche-action ayant pour objectif d’étudier et d’accompagner les changements dans les modes de gestion des urines et des matières fécales humaines, de façon à valoriser ces matières dans le domaine agricole où elles peuvent servir à la fertilisation des sols. Autant dire qu’au moment de son lancement, en 2014, le sujet paraissait encore très original pour ne pas dire incongru. Huit ans plus tard, il est pris au sérieux, tant du côté du monde agricole que des collectivités et des médias.

- Pourtant, ainsi que vous avez pris soin de le montrer, ce sujet était au centre d’intenses débats, du XIXe siècle jusqu’aux années 1950. Des débats que vous vous êtes employés à rouvrir en en réactualisant les termes pour tenir compte de l’urbanisation intervenue depuis lors…

Exactement. La question du devenir des urines et des matières fécales a été, on l’a oublié, au centre d’intenses débats tant du côté de la science que du monde agricole. Un premier objectif d’Ocapi a donc été effectivement de rouvrir ce débat. Et manifestement, nous y sommes parvenus : le débat est rouvert et vif, ce dont nous ne pouvons que nous réjouir.

- Comment Ocapi s’est-il déployé au fil du temps ?

Nous avons procédé en trois étapes. La première, de 2014 à 2017, a été exploratoire : nous avons commencé à nous documenter sur ce qui se faisait à l’étranger, notamment dans les pays germanophones et scandinaves, pionniers sur ces questions. Nous y avons fait des voyages d’étude pour étudier de près des alternatives possibles à la gestion actuelle des urines et des matières fécales dont on voit aujourd’hui les limites.
Durant la deuxième étape (2018-2021), nous avons mis en place trois projets structurants : un projet porté avec l’Agence de l’eau Seine-Normandie qui visait à recenser les projets de séparation à la source et fédérer les acteurs émergents de ces nouvelles filières au sein de l’association ARCEAU-IDF (pour en savoir plus, cliquer ici) ; le projet « Design » consacré à l’analyse des jeux d’acteurs engagés dans ces projets émergents en milieu urbain et des techniques de séparation à la source qui s’y mettent en place (pour en savoir plus, cliquer ici) ; enfin, le projet Agrocapi, lancé en 2017, tourné plus spécifiquement vers les systèmes agricoles et les défis de la valorisation agronomique des produits issus de l’urine, les urino-fertilisants (pour en savoir plus, cliquer ici).

- Arrêtons-nous sur ce projet qui, des trois, concerne le plus directement le plateau de Saclay…

En effet, même si nous ne nous sommes pas limités à ce territoire. Paris-Saclay nous intéressait parce que la question de la séparation à la source s’y est posée avant le lancement d’Ocapi. Dès 2010, avait été posée la question de construire une station de traitement des eaux usées spécifique au développement du plateau de Saclay.
Une réflexion dans laquelle j’avais été impliqué car à l’époque, j’étais Chef du Service Police de l’Eau de la Seine à la DRIEE-IF, et trois options étaient déjà à l’étude : raccorder le plateau de Saclay aux stations d’épuration existantes, en créer une nouvelle ou mettre en place d’autres solutions comme la séparation à la source. Il est rapidement apparu que le plateau de Saclay présentait une configuration territoriale idéale pour cette dernière option compte tenu de la présence d’exploitations agricoles à dominante céréalière et, donc particulièrement consommatrices de fertilisants, de surcroît à proximité de quartiers urbains en construction.
Pour autant, il y avait à cette époque une méconnaissance quasi-totale du sujet, dans le monde urbain comme dans le monde agricole, méconnaissance qui apparaissait encore dans l’enquête menée auprès du monde agricole, en 2018, dans le cadre d’AgrOcapi.

- Au-delà de ce constat, en quoi a consisté AgrOcapi ?

Dans le cadre d’AgrOcapi, nous avons impliqué plusieurs agriculteurs dans des essais d’épandage d’urino-fertilisants, c’est-à-dire de matières fertilisantes issues du traitement d’urine humaine. Outre des comparaisons de parcelles, au regard de l’efficacité des fertilisants utilisés, nous avons aussi évalué les risques de volatilisation, d’antibiorésistance ou de micropolluants et évalué le bilan environnemental de ces filières par une analyse de cycle de vie.
Les résultats ont été présentés à l’occasion d’un colloque de clôture qui s’est tenu en janvier 2022 (pour en savoir plus, cliquer ici). Ils sont plus qu’encourageants, y compris ceux relatifs aux risques. J’ai été agréablement surpris de voir à quel point les participants s’étaient appropriés le sujet. La Chambre d’agriculture d’Île-de-France, par exemple, n’en est plus à s’interroger sur l’intérêt des urino-fertilisants ; elle se demande désormais comment récupérer les urines des Franciliens ! Nos résultats n’expliquent pas tout. Le contexte actuel marqué par la guerre en Ukraine et les tensions sur les approvisionnements en engrais azotés joue aussi clairement en faveur d’une reconnaissance des vertus des urino-fertilisants.

- Paris-Saclay est l’objet d’un programme d’aménagement. Quels ont été vos rapports avec l’EPA Paris-Saclay ?

En 2015, une collaboration formelle a été conclue avec lui, dans le cadre du programme Ocapi. Le territoire de Paris-Saclay nous a paru d’autant plus intéressant que, outre la présence d’exploitations, il devait accueillir de nouvelles constructions, plus à même que l’ancien, à intégrer des toilettes adaptées à la séparation à la source. Sans compter la vocation du territoire à être un écosystème d’innovation. Notre collaboration s’est traduite par une étude menée en 2015-16, avec une équipe d’ingénieurs-élèves des Ponts, sur la faisabilité de projets de séparation à la source (pour en savoir plus, cliquer ici). A la suite de quoi l’EPA Paris-Saclay a entrepris de tester la solution sur un premier bâtiment, en l’occurrence le futur restaurant d’AgroParisTech. Je n’ai pas été directement impliqué dans ce projet en tant que chercheur, mais j’ai continué à interagir avec l’EPA Paris-Saclay sur cette thématique de la valorisation des urines sur le territoire. Un second projet vient d’être monté : il porte sur les micropolluants – un enjeu que nous avions commencé à traiter dans le cadre du projet AgrOcapi. Concrètement, il s’agit d’évaluer l’intérêt de recourir à des traitements spécifiques de ces micropolluants sur le bâtiment de l’école AgroParisTech construit entre-temps, au regard de la valorisation agricole de l’urine. Nous allons tester un traitement par filtre à charbon actif des urines collectées, en les analysant avant et après traitement, de même que les sols sur lesquels elles sont répandues.

Essai d’épandage d’urino-fertilisants sur champ de blé.

- On mesure à vous entendre que vous êtes bien dans de la recherche-action. Que diriez-vous à ceux qui déploreraient que vos expérimentations se limitent encore à deux projets sur le plateau de Saclay ?

C’est vrai, on peut considérer que c’est modeste et que les changements ne sont pas aussi rapides qu’on est en droit de l’espérer. Mais cette apparente lenteur ne concerne pas que la problématique de la séparation à la source. Elle s’observe pour tous les changements que nous devrions mettre en œuvre en réponse à la crise globale, climatique, écologique et sociale, que nous connaissons. Ce n’est pas faute d’avoir été informés. Les premières alarmes remontent au moins aux années 1970 avec notamment le fameux rapport Meadows. Je crains que les freins que rencontre le déploiement de la séparation à la source ne soient les mêmes qui empêchent d’accélérer les transitions qui devraient être menées.
À supposer qu’une technique soit au point, il faut encore un alignement des acteurs concernés. Ce qui n’est pas simple, car l’adoption d’une nouvelle technique oblige à revoir des routines, des cultures professionnelles. Les tenants de la théorie des verrouillages sociotechniques parlent de « régimes sociotechniques » pour désigner le contexte social dans lequel peut se déployer une innovation. Le régime sociotechnique français n’est clairement pas favorable à la mise en œuvre de la séparation à la source.
Force aussi est de constater que des configurations territoriales sont plus ou moins propices à cet alignement et donc favorables au déploiement de la séparation à la source. Cela étant dit, si rien ne se passe sur bon nombre de territoires, d’autres connaissent de réelles avancées. Il y a désormais de plus en plus de territoires en France où sont débattues ou expérimentées d’autres manières de gérer nos excrétions : ce fourmillement est très enthousiasmant ! C’est le cas du plateau de Saclay. La gestation du sujet y est relativement ancienne, comme je l’ai dit. Certes, on y progresse à petite échelle, mais les freins sont en passe d’être levés, les acteurs de s’aligner. À cet égard, il faut saluer le rôle joué par une association comme Terre & Cité, qui réunit une diversité d’acteurs à travers un système de collèges (élus, agriculteurs, associations, société civile et collectivités). Elle s’est fortement impliquée dans le débat et les projets relatifs à la séparation à la source, en assurant la coordination des acteurs du plateau de Saclay.

- Le principe de la séparation à la source des urines et des matières fécales ne pâtit-il pas cependant de freins plus socioculturels liés au statut même de ces matières ?

Nous sommes clairement en France dans un rapport à l’hygiène qui n’incline pas à penser sérieusement le potentiel des urines et matières fécales – a priori, on considère que ces matières relèvent du sale, des déchets. Forcément, cela n’aide pas à susciter l’intérêt et donc l’adhésion au principe de la séparation à la source.

Essai d’épandage sur champ de maïs.

- Vous qui parvenez à nous rendre passionnant le sujet, qu’est-ce qui vous rend optimiste pour l’avenir ?

Pas besoin de se projeter dans l’avenir pour trouver des motifs d’optimisme ! L’année 2022 en offre déjà beaucoup. Ces derniers mois, mon équipe a été sollicitée comme jamais par des journalistes qui voulaient en savoir plus sur les alternatives possibles aux engrais de synthèse On ne compte plus les reportages, documentaires et articles sur le sujet. À l’évidence, les préoccupations autour de notre souveraineté alimentaire menacée par la pénurie en engrais chimique contribuent à braquer les projecteurs sur les urino-fertilisants et la séparation à la source. On peut regretter qu’il ait fallu attendre ce contexte et, de manière générale, que les scénarios catastrophes annoncés dès les années 1970 se réalisent pour qu’on se décide à agir. Mais considérons qu’il n’est pas encore trop tard pour bien faire. Des initiatives se multiplient sur le territoire et le plateau de Saclay en apporte la démonstration.

Publié dans :

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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