Des terres fermement protégées
Créé le 29/09/2025
Mis à jour le 29/09/2025
Entretien avec Martine Debiesse
On ne présente plus Martine Debiesse, à laquelle on doit notamment des ouvrages et un film sur les « terres précieuses » du sud francilien. Elle vient d’en publier un nouveau sur les désormais « Terres protégées du plateau de Saclay » (ex-ZPNAF), fruit d’entretiens avec plusieurs dizaines des parties prenantes de cette zone de protection unique en France.
- Pour commencer, pouvez-vous rappeler quelle a été votre implication dans la création de la ZPNAF sinon la mise en œuvre de ses programmes d’action ?
Martine Debiesse : Mon implication sur le plateau de Saclay a commencé en 2009-10, peu avant, donc, la création de cette zone de protection. Par hasard, j’avais assisté à une journée de Terre et Cité sur les circuits courts. Cette journée m’avait marquée : des personnes étaient venues du Centre de la France pour témoigner de leurs expériences. C’était passionnant. Dans la foulée de cette journée, j’adhérai à Terre et Cité.
J’étais déjà membre de l’Amap « Les Jardins de Cérès ». Mais c’est à cette journée que je situe le début de mon engagement en faveur du maintien d’une agriculture sur le plateau de Saclay, comme d’ailleurs de mon intérêt pour tout ce qui se passait sur ce plateau.
Pour autant, je ne peux prétendre avoir été impliquée ni même avoir suivi la création de la ZPNAF. J’ai commencé à m’intéresser à celle-ci lors de la création du collectif Moulon 2020, qui avait vocation à informer les habitants sur ce qui se tramait sur le plateau : nous nous étions aperçus qu’à Gif-sur-Yvette (dont j’étais conseillère municipale), beaucoup de gens s’intéressaient à peine au projet de cluster lancé sur le plateau de Saclay. Nous souhaitions donc les informer à travers notamment un site web. Mais c’est davantage à travers Terre et Cité, que j’en suis venue à m’impliquer, en tant que membre du CA puis du bureau. Le premier sujet de débat dont j’ai entendu parler porta sur le fameux « Au moins »…
- C’est-à-dire ?
Martine Debiesse : Au moins 2 300 ha de terres agricoles…. Dans une de ses versions initiales, le projet de loi évoquait la préservation d’« environ » 2 300 ha. À l’époque – nous sommes à la fin des années 2000 -, je ne me rendais pas compte de l’importance de ce qui était bien plus qu’une simple nuance sémantique. Mes collègues conseillers municipaux ne manquèrent pas de me dire combien c’était important. Pierre Lasbordes, député, avait déjà réussi à imposer les 2 300 ha dans le projet de texte de loi. Rappelons que la première version du texte ne mentionnait aucun chiffre : il était juste question de protéger une zone naturelle, agricole et forestière. C’est finalement Laurent Béteille, sénateur, qui a su imposer ce « Au moins ». L’adoption de la loi n’était qu’une étape. Entre elle et la publication du décret, il restait encore à décider quelles parcelles composeraient ces 2 300 ha.
- Cela aura-t-il permis de rassurer les plus sceptiques quant à l’intérêt de cette zone de protection ?
Martine Debiesse : Me suis-je moi-même d’emblée rendue compte de l’intérêt de cette ZPNAF ? Je n’en suis pas si sûre. Cela étant dit, petit à petit, j’ai réalisé à quel point ce qui avait été obtenu était majeur. 2 300 ha agricoles interdits à toute urbanisation, ce n’était quand même pas rien.
- Elle devait en outre donner lieu à un programme d’action…
Martine Debiesse : En effet. La loi confiait à l’EPA Paris-Saclay [ex-EPPS] le soin de définir, en concertation avec la Chambre d’agriculture, la Safer, les élus et les agriculteurs, les parcelles préservées. À cet égard, il faut saluer le travail accompli par Antoine du Souich, directeur du développement durable de l’EPA Paris-Saclay.
Car, et c’est un autre mérite de la loi, elle ne se contentait pas de délimiter un périmètre de protection. Elle prévoyait aussi d’animer la zone de protection, à travers des mesures concrètes. Rappelons qu’initialement avait été envisagée la création de simples ZAP [zones agricoles protégées], qui s’en tenaient à délimiter les surfaces concernées, mais sans la moindre animation.
De son côté, Terre et Cité avait sollicité des financements pour organiser la concertation autour du premier programme d’action. À l’époque, cette association n’avait pas encore la notoriété qu’elle a aujourd’hui. Depuis, elle s’est imposée comme un acteur majeur de sorte qu’il était devenu évident qu’elle participerait à la concertation organisée pour le second programme d’actions.
Deux concertations auxquelles j’ai participé activement. C’est à l’occasion de la deuxième que j’ai perçu un changement d’attitude de la part de l’EPA. Autant, il avait abordé l’élaboration du premier avec des idées précises sur ce qu’il voulait, autant, il avait pris le parti, pour le second, d’être davantage à l’écoute des parties prenantes.
- Est-ce à dire que la ZPNAF a contribué à renforcer les conditions d’un dialogue entre des acteurs qui, quelques années plus tôt, n’adoptaient pas de positions convergentes quant à l’avenir du plateau ?
Martine Debiesse : L’EPA était dans une situation particulière puisque la loi lui avait donné une double mission : celle d’aménager le plateau pour en faire un cluster scientifique et technologique, et celle de définir une vaste zone inconstructible. Autant la première était dans son cœur de métier, autant la seconde était on ne peut plus nouvelle. On peut donc comprendre que ce ne fut pas simple. Toujours est-il qu’il a su remplir cette seconde mission en reconnaissant à Terre et Cité un rôle majeur dans l’organisation de la concertation puis l’élaboration d’un programme d’action.
- Quinze ans plus tard, quel est votre sentiment quant au rôle de la ZPNAF et son avenir ?
Martine Debiesse : La ZPNAF a le mérite d’exister. A priori, elle bénéficie d’un fort niveau de protection, sans équivalent en France. Nulle part ailleurs, des surfaces agricoles ne sont protégées comme elles le sont sur le plateau de Saclay. Le fait qu’elle ait été instituée par un texte de loi lui confère une certaine force.
La création de la ZPNAF aurait donc dû rassurer tous ceux qui sont attachés au maintien d’une agriculture sur le plateau. Force est de constater que ce n’a pas été le cas. En témoignent les points de vue recueillis dans mon livre : si certains se disent rassurés par la création de la ZPNAF, d’autres, plus pessimistes, restent convaincus qu’elle n’est pas faite pour durer. Même ceux, et j’en fais partie, qui considèrent que la ZPNAF fournit de réelles garanties, en appellent à la vigilance. Qui sait si on ne tentera pas de la remettre en cause sous la pression de l’urbanisation, particulièrement forte ici. D’autant que le territoire est traversé par le métro qui, comme on le sait, est un vecteur d’urbanisation. Mais une loi ne peut pas se défaire si facilement.
En 2017, un épisode fâcheux a d’ailleurs témoigné du risque de remise en cause. Je veux parler du projet d’extension du terrain de golf prévu pour la Ryder Cup – le golf de Saint-Quentin-en-Yvelines, était confronté à des eaux stagnantes au bord de ses terrains. Ce qui n’était pas si problématique que cela pour son fonctionnement ordinaire, l’était devenu dans la perspective de la Ryder Cup. Le propriétaire prévoyait de répandre l’eau sur des ha avoisinants. Sauf que ceux-ci étaient inscrits dans le périmètre de la ZPNAF… Terre et Cité a été contrainte de déposer un recours juridique pour stopper les travaux qui avaient déjà été lancés. Elle a obtenu gain de cause. On voit là au passage un des avantages certains de la ZPNAF : elle garantit une protection juridique contre toute tentative d’aménagement du moindre de ses mètres carrés. Il faut aussi saluer le travail de Terre et Cité qui a pris le temps, une fois les travaux arrêtés, de mettre les parties prenantes autour de la table afin de trouver une solution de compromis qui satisfassent et les agriculteurs, et le propriétaire des terrains de golf.
- Avec le recul, ne peut-on parler d’un « effet ZPNAF », positif de surcroît ? À lire votre deuxième livre sur les « Terres précieuses », et à voir le premier film que vous leur avez consacré, force est de constater un regain de dynamisme avec l’arrivée de nouveaux acteurs, la diversification des exploitations agricoles, etc.
Martine Debiesse : On peut effectivement parler d’un « effet ZPNAF ». Charles Monville, éleveur de poulets, le dit très bien : elle permet de se projeter sur le temps long, de lancer des projets, ce qui est important pour les agriculteurs. Le même rappelle que le passage au bio demande du temps ; ceux qui s‘y sont lancés l’aurait-il fait en l’absence de la ZPNAF ? Rien n’est moins sûr. Benoit Dupré, de la Ferme de Viltain, le dit bien aussi : elle permet de ne plus avoir d’épée de Damoclès au-dessus de la tête
De même pour les communes qui ont encouragé l’installation sur le territoire de maraîchers : on peut y voir un autre effet ZPNAF.
- Une chose est sûre, dont témoigne votre deuxième livre sur les Terres précieuses, c’est que le plateau de Saclay est devenu un territoire innovant en matière agricole, maraîchère, de circuits courts, etc. Plusieurs des personnes qui témoignent ne figurent pas dans le premier volume. Mais il y a un autre livre dont j’aimerais parler, c’est bien sûr celui que vous venez de publier : Terres protégées du plateau de Saclay. Récit d’une détermination collective. Un titre qui aurait pu être tout autre puisque sa genèse a débuté avant qu’on ait imaginé de rebaptiser la zone de protection…
Martine Debiesse : Pour autant, le titre que j’ai eu en tête jusqu’au 8 juillet, le jour où a été décidé le nouveau nom, n’évoquait pas explicitement la ZPNAF. Il s’agit de Terres fermes… Une très belle formule que je dois à Jacques de Givry qui s’était livré à un brainstorming en vue du changement de nom de la ZPNAF. Dans la liste qu’il m’avait montrée figurait donc « Terres Fermes ». J’ai trouvé la formule proprement géniale ! Je lui ai aussitôt demandé la permission de la reprendre pour le titre de mon ouvrage. Entretemps, j’appris le nom qui a été finalement retenu pour la ZPNAF. Il était normal de l’adopter à mon tour.
- À quand remonte le projet même du livre ?
Martine Debiesse : L’idée m’en est venue au printemps 2023. Plusieurs motifs justifiaient de consacrer un livre à la ZPNAF. D’abord, mon intérêt pour le plateau de Saclay. Ensuite, les projections-débats autour du film « Terres précieuses » au cours desquelles j’ai pu constater que très peu de personnes, y compris parmi les plus intéressées par les problématiques agricoles du plateau, connaissaient son existence. La ZNPAF avait beau être unique en France, elle était encore méconnue : je trouvais cela proprement incroyable même si, je le reconnais, mon propre film en parlait peu.
- N’était-elle pas victime de cet acronyme pas facile à prononcer ?
Martine Debiesse : Peut-être… Pour ma part, cela fait plus de deux ans que je pense ZPNAF. Forcément, je m’y suis habituée. Comme le dit Renée [Delattre], c’est peut-être compliqué de prime abord, mais à force, on s’y habitue. Cela étant dit, reconnaissons que « Terres protégées » dit bien mieux de quoi il retourne.
Toujours est-il que ce qui m’importait le plus était de mieux faire connaître cette zone. Et le premier moyen dont je disposais pour cela, c’était de lui consacrer un livre. Au début, mon intention était d’en faire un petit, de quelques dizaines de pages, dans un style pédagogique. Qu’aurais-je pu raconter sur la ZPNAF qui aurait justifié un plus gros livre ? Je m’étais dit que cela ne me prendrait donc que quelques mois, qu’en commençant en juin 2023, je pourrais escompter une publication à l’automne de la même année, et qu’il me suffirait d’interviewer quelques personnes [rire].
- Et c’est là que vous prenez la mesure de la grande diversité des parties prenantes…
Martine Debiesse : J’avais commencé à établir une petite liste d’une trentaine de personnes. Mais, petit à petit, j’en suis arrivée à 85…
- Des personnes d’horizons très différents…
Martine Debiesse : Oui, entre les agriculteurs, bien sûr, et les élus, les associatifs, l’EPA Paris-Saclay, les parlementaires qui ont pris part à l’élaboration de la loi, les institutionnels – de la Chambre d’agriculture, de l’Agence des espaces verts (AEV), etc. -, cela faisait beaucoup de monde. Il n’y a pas jusqu’à la commissaire enquêtrice qui a mené l’enquête publique pour les besoins du décret – que je suis parvenue à contacter – j’avais trouvé son email sur Internet et lui ai écrit en tentant ma chance – et à convaincre de livrer son propre témoignage – ce qui n’était pas gagné compte tenu du droit de réserve auquel elle est tenue.
Vous trouverez la liste complète des personnes interrogées sur le premier rabat du livre. Tant qu’à les interviewer, j’ai recueilli auprès d’elles le maximum de ce qu’elles pouvaient dire, je les ai réparties entre les différents chapitres, en fonction du thème abordé.
- Des personnes qui, pour certaines d’entre elles, ont connu le début de l’histoire, pour d’autres, l’ont pris en marche, témoignant ainsi du fait qu’on est bien en présence d’une dynamique qui est parvenue à enrôler des acteurs nouveaux au fil du temps, non sans contribuer à installer durablement la ZPNAF…
Martine Debiesse : En effet, et c’est important de le souligner. Signe que la ZPNAF a suscité l’adhésion, toutes les personnes sollicitées ont très vite répondu à ma sollicitation. Le plus souvent, un simple email a suffi à les convaincre de me consacrer du temps pour un entretien. Ces personnes avaient manifestement envie de partager ce qu’elles avaient vécu à travers la ZPNAF.
- C’est dire si l’ouvrage devrait être bien accueilli sur le Plateau de Saclay et même au-delà, jusqu’aux États-Unis : je dis cela en repensant à l’intérêt que la ZPNAF avait suscité chez une délégation américaine de Santa Clara, dans la Silicon Valley, invitée en 2022 par Terre et Cité.
Martine Debiesse : Justement, le dernier chapitre aborde la question de savoir si la ZPNAF peut s’exporter. Sur ce point, j’ai interviewé Cédric Villani qui avait fait un amendement pour étendre le principe de la ZPNAF au-delà du plateau de Saclay, faire en sorte qu’elle puisse s’appliquer dans d’autres territoires agricoles menacés d’urbanisation. Malheureusement, le projet n’a pas eu de suite, du fait de son départ de la majorité présidentielle d’alors. Pourtant il est clair que la ZPNAF pourrait s’appliquer à bien d’autres contextes. Si le livre peut aider à en convaincre, j’en serais ravie.
Quant à la Silicon Valley, j’y reviens également à travers, cette fois, un entretien avec Marie Jussaume qui a fait une thèse, soutenue le 26 mars 2024 , sur « Les espaces naturels, agricoles et forestiers face aux opérations d’intérêt national » dans une approche comparative avec Santa Clara où une association a mis en place, en accord avec les habitants, un dispositif fiscal, à base de taxes dont les recettes sont fléchées sur le financement d’actions environnementales. Un exemple à suivre sachant que, en sens inverse, la délégation qui était venue sur le plateau s’était montrée très intéressée par le dispositif ZPNAF.
- Je peux en témoigner pour avoir assisté à la journée de visite organisée par Terre et Cité. Puisque nous évoquons la Silicon Valley, je ne peux m’empêcher de pointer un autre point commun : l’existence de nombreuses start-up de la FoodtTech ou de l’AgriTech. Qu’en est-il des relations avec les Terres protégées du plateau de Saclay ? Celles-ci ne pourraient-elles pas être un espace de dialogue avec les agriculteurs, maraîchers, des circuits-cours, qui innovent aussi dans leur domaine…
Martine Debiesse : Je suis depuis longtemps convaincue de l’intérêt à rapprocher ces deux mondes. Paris-Saclay n’a pas vocation à n’être qu’un lieu d’excellence scientifique et technologique : c’est aussi un lieu d’excellence agricole, alimentaire. Les deux ne s’opposant pas : les agriculteurs travaillent déjà de longue date avec des scientifiques. En témoigne le programme Ocapi sur la valorisation des urines, la Labex C-BASC,… De nombreux chercheurs s’impliquent dans des projets agricoles ou alimentaires relatifs au plateau. Il suffit d’ailleurs de constater l’affluence des journées de dialogue organisées par Terre et Cité : ils sont nombreux à y répondre présent.
Puisque la Zone est unique, autant en profiter aussi de ce point de vue. Sans compter le contexte de changement climatique qui rend indispensable le rapprochement entre des mondes qui ne se côtoyent pas ou si peu, alors qu’ils vivent sur le même territoire.
- Comment voyez-vous l’avenir des Terres protégées du plateau de Saclay ?
Martine Debiesse : Elles sont un atout qui gagnerait à être transposé ailleurs, nous ne le répéterons jamais assez. Il faudrait que tout le monde en prenne conscience, y compris l’État, et œuvre à sa réussite pour convaincre d’autant plus de l’intérêt de cette généralisation à d’autres territoires.
Mais pour que cela marche, il faut s’assurer de disposer des financements nécessaires au programme d’action. Malheureusement, la loi n’a pas précisé les modalités de financement – elle ne le pouvait pas ainsi que me l’a précisé la sénatrice Laure Darcos : ce financement devait nécessairement être précisé chaque année, dans le cadre de la loi budgétaire. Cela étant dit, les besoins de financement restent faibles par rapports aux investissements consentis dans la construction de bâtiments et d’infrastructures. Pourquoi ne pas imaginer l’équivalent du 1% artistique ?
Un autre point d’interrogation concerne la gouvernance de la ZPNAF et de son programme d’action : elle repose sur un comité de pilotage qui se réunit à raison de deux fois par an, à l’initiative du préfet – de la préfète en l’occurrence. Il importe de maintenir ce rythme et le principe de comité de suivi. Des améliorations ont été apportées suite à la seconde concertation avec l’entrée d’acteurs plus concernés par les enjeux des Terres protégées du plateau de Saclay – élus, agriculteurs, etc. Ce dont on ne peut que se réjouir.
Journaliste
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