Toutes nos publications
Transitions

Des perspectives emballantes

Le 6 septembre 2024

Entretien avec Sandra Domenek et Ejsi Hasanbelliu, de la Chaire CoPack

On ne peut s’en passer et, pourtant, c’est l’une des principales sources de pollution, a fortiori dans les pays qui ne disposent pas d’infrastructures de recyclage. C’est fort de ce constat que Sandra Domenek – Professeure et chercheure en sciences des matériaux – a eu l’idée de créer la Chaire CoPack, la première chaire partenariale de mécénat à faire travailler ensemble, pour une durée de cinq ans (2021-2026), les différents acteurs de la filière emballage alimentaire – industriels, start-up, agences publiques, académiques, représentants de la société civile – en vue d’en diminuer l’empreinte environnementale. Elle nous en dit plus dans cet entretien aux côtés de la personne en charge de la coordination des partenaires, un défi s’il en est.

- Qu’est-ce qui vous a prédisposée à vous engager dans la réduction de l’empreinte environnementale de la filière emballage – l’ambition de la Chaire CoPack que vous dirigez ?

Sandra Domenek : Je suis chercheuse en Sciences des matériaux, à commencer par les polymères, qui entrent dans la composition des emballages plastiques. Très tôt, j’ai été frappée par la place occupée par ces derniers dans l’industrie agro-alimentaire. J’ai entamé mes études supérieures à l’Université technique de Graz, en Autriche, mon pays d’origine. J’y ai fait un master en Biotechnologies – un domaine dans lequel cette université était pionnière – avec le souci que mon métier serve à quelque chose.
Dans les années 1990, on commençait à parler de chimie verte. Dans ce contexte, j’ai été très vite convaincue que l’emballage était un débouché prometteur pour les agriculteurs, un débouché à même de leur assurer des retombées économiques concrètes. J’en ai donc fait mon sujet de thèse, soutenue en 2003, à l’Institut Agro Montpellier.
Avec le recul, force est de constater l’existence de deux stratégies pour le développement de matériaux nouveaux dans le contexte de la bioéconomie. D’une part, celle de la bioraffinerie, empruntée par l’industrie agroalimentaire : elle cherche à concevoir des emballages à base de molécules naturelles – l’amidon et la cellulose. C’est la voie que j’ai empruntée en travaillant sur le potentiel du gluten de blé – une option que j’ai abandonnée par la suite, considérant qu’elle rentrait en partie en concurrence avec son usage alimentaire.
D’autre part, la voie de l’industrie chimique et pétrochimique dont le plastique constitue le troisième débouché en volume, après le carburant et l’énergie ; elle consiste à utiliser des ressources agricoles et forestières pour fabriquer des matériaux de synthèse comme le polylactide – ou acide polylactique (PLA) -, un polymère emblématique obtenu à partir d’un dérivé de biomasse par la fermentation des molécules.

- Dans quelle mesure les sciences des matériaux dont vous venez vous arment-elles pour innover ?

Sandra Domenek : Paradoxalement, alors même qu’elles s’intéressent aux polymères, ces sciences placent le plastique en bas de la hiérarchie de leur priorité. Un emballage innovant conçu à partir de polymères suscitera moins d’intérêt qu’une aile d’avion conçue à partir de ce même type de molécule. Il est vrai que rien ne paraît plus banal que l’emballage : il fait partie de notre quotidien. Or, justement, si on veut préserver la planète, c’est en agissant sur ce quotidien, en transformant nos modes d’emballage qu’on pourra espérer produire des effets massifs dans le sens de la transition écologique et énergétique.
Ce qu’il y a d’intéressant avec l’emballage, c’est que cela concerne tout le monde, de sorte que tout un chacun peut agir en privilégiant un type d’emballage plutôt qu’un autre. Cela étant dit, il nous faut aussi agir au plan institutionnel et politique. Car les choix du consommateur restent limités, par rapport à ce qu’on lui propose.

- Je perçois à vous entendre une possibilité d’aller au-delà des écogestes, en tout cas d’en décupler la portée. Car à vous entendre, l’emballage est un levier qui permettrait d’agir en cascade sur de nombreuses filières… Pour en revenir à la vôtre, on comprend que son enjeu est de faire se rencontrer des acteurs des deux voies que vous évoquiez…

Sandra Domenek : En effet ! Mais le besoin de la créer est venue d’un autre constat que j’ai pu faire : il y avait beaucoup d’innovation dans les laboratoires, des solutions existaient, mais on ne les retrouvait pas sur le marché. D’une façon étonnante, ce constat vaut aussi pour le monde dynamique des start-up, dont beaucoup proposent des aliments innovants, écoconçus, mais en continuant à utiliser des emballages classiques. Leur volume de production est insuffisant pour convaincre l’industrie de l’emballage de changer ses pratiques. Résultat : quand ils veulent revoir leur manière de faire, les entrepreneurs innovants ne trouvent pas les fournisseurs ; en sens inverse, ceux-ci ne trouvent pas de clients d’une taille suffisante pour parvenir à un seuil de rentabilité. En bref, l’offre et la demande en emballage écologique ne parviennent pas à se rencontrer. De là l’idée de trouver un moyen de massifier la demande de manière à intéresser les gros producteurs d’emballage. Chemin faisant, j’en suis venue à m’intéresser aux principes de l’économie circulaire quitte à devoir constater que si, dans les faits, elle est séduisante, « dans la vraie vie », les choses se révèlent plus compliquées. On en est encore dans le « Y’a qu’à, faut qu’on »…
L’économie circulaire ne se heurte pas à un seul et même problème, clairement identifiable, mais à un tas de grains de sable, qui empêchent à l’économie d’être plus dans la circularité que dans la linéarité. Il manque un lieu où les acteurs peuvent échanger, confronter leurs problématiques et trouver ensemble une solution.

Ejsi Hasanbelliu : De là l’intérêt d’un cadre partenarial comme notre chaire qui constitue une première interface entre le monde de la recherche et les acteurs publics ou privés de la filière de l’emballage, à même de les faire travailler davantage ensemble, de favoriser leur collaboration dans un jeu gagnant/gagnant pour les industriels comme pour les chercheurs, les académiques. Car si la recherche parvient à produire des résultats intéressants, ceux-ci ne trouvent pas forcément d’applications, faute d’être connus des acteurs économiques.

- Une « interface » dites-vous. Seulement, le monde industriel se révèle aussi divers dans ses approches de l’emballage. Vos partenaires économiques sont d’ailleurs variés. Avez-vous aussi vocation à les fédérer, à être aussi une interface entre eux ?

Sandra Domenek : Notre ambition est de faire en sorte que nos partenaires se parlent, effectivement. Bien sûr, beaucoup ne nous ont pas attendues pour le faire, mais le plus souvent, ils le font au sein de leurs fédérations professionnelles respectives : les recycleurs au sein de la fédération du recyclage, les distributeurs au sein de la fédération de la distribution, et ainsi de suite. D’une fédération à l’autre, le dialogue est peu développé.

Ejsi Hasanbelliu : L’enjeu est donc que nos partenaires s’engagent à faire évoluer ensemble le système et, donc à échanger en dehors de leurs filières respectives. De là l’importance de la collaboration avec le monde académique, qui peut y aider, de par la rigueur qui caractérise la démarche scientifique.

- Ce qui suppose que ces académiques parlent eux-mêmes la « langue » des acteurs économiques, prennent en compte leur exigence de viabilité économique… D’ailleurs, qu’est-ce qui vous a prédisposée à être aussi sensible à cette dimension ?

Sandra Domenek : La question peut effectivement se poser : de formation, je suis physico-chimiste, pas économiste. J’estime donc que la chercheuse que je suis a aussi à apprendre. D’ailleurs, la création de la chaire a été précédée d’une année et demie de consultations auprès de partenaires potentiels, qui ont été pour moi l’occasion de prendre la mesure de l’emballage dans toutes ses dimensions : technologique, industrielle, mais aussi économique, sociale… De prendre aussi la mesure des différents problèmes rencontrés par nos interlocuteurs. C’est ainsi que j’ai compris la nécessité de partir des problématiques telles qu’elles se posent à eux : des problématiques économiques, donc, mais aussi celles touchant à l’ergonomie du travail, à la sécurité des personnels, aux nuisances. Car l’enjeu est également de garantir, dans cette filière, le bien-être des salariés.

- Qu’est-ce qui vous a motivée à aller au bout de la démarche en créant la chaire CoPack ?

Sandra Domenek : Le sentiment qu’il y avait un vide à combler, qu’il fallait, comme je l’ai dit, créer un lieu où les acteurs publics et privés pourraient échanger, par-delà leurs fédérations professionnelles. Cela étant dit, je ne connaissais pas le principe de la chaire partenariale. Quand des collègues m’ont encouragée à en créer une, j’ai dû répondre quelque chose du genre : « kézako ? » (rire). Si les chaires partenariales, à base de mécénat, sont courantes dans le domaine médical ou patrimonial, en revanche, il en existait encore peu voire pas du tout dans le domaine de l’emballage. Qui dit emballage ne pense pas spontanément au mécénat… Associé les deux pouvaient encore paraître incongru (rire). Mais très vite, j’ai perçu qu’une telle chaire avait le mérite d’être un véhicule malléable. Restait à convaincre des partenaires à travailler ensemble…

- Est-ce que le fait d’avoir recruté une personne en charge de la « coordination », Ejsi Hasanbelliu, en l’occurrence, est une manière d’attester que cela ne se fait pas naturellement… (À Ejsi Hasanbelliu). Comment vous êtes-vous retrouvée dans cette aventure ? Qu’est-ce qui vous a intéressée dans ce poste de coordinatrice ?

Ejsi Hasanbelliu : Personnellement, j’ai toujours eu envie de contribuer au développement durable en réponse aux défis du changement climatique, des pollutions (de l’eau, des océans…), aux atteintes à la biodiversité… Mais je n’avais jamais pensé à quel point l’emballage était au cœur de ces problématiques. La première fois que j’ai entendu parler de la Chaire CoPack – c’était à l’occasion de l’offre d’emploi qu’elle avait émise avec la Fondation AgroParisTech, et à laquelle j’ai répondu. Une fois passé l’effet de surprise, je me suis dit « Mais oui, c’est bien sûr ! ». L’emballage est directement concerné par cette économie circulaire dont on parle de plus en plus. Par ailleurs, la chaire était de création récente (elle a été créée en novembre 2021), ce qui m’a plu aussi car j’ai la conviction que c’est dans des organisations où tout reste encore à faire qu’on peut prendre des initiatives, davantage que dans une organisation, même privée, déjà établie de longue date. Le fait que cette chaire se trouve dans un milieu académique comme le campus AgroParisTech Paris-Saclay a été aussi un plus pour moi qui sortait de mes études.

- Justement, quel est votre cursus ?

Ejsi Hasanbelliu : J’ai fait des études en relations internationales.

Sandra Domenek : Ejsi a également fait des études en journalisme et en droit, ce qui m’a aussi intéressé. Nous n’avions pas d’expertise en matière juridique. Or, c’est un domaine essentiel, y compris dans le domaine de l’emballage. Quant à sa formation au journalisme, j’y ai vu la capacité de parler à des interlocuteurs très différents.

Ejsi Hasanbelliu : Cela étant dit, moi qui viens des sciences sociales, j’avais tout à découvrir de cet univers où dominent les sciences exactes et de l’ingénierie. Je n’ai aucune compétence dans les Sciences des matériaux ou l’Analyse du Cycle de Vie (ACV). Mais, avec le recul dont je commence à disposer, je vois l’intérêt de mon parcours au regard de ce travail de coordination entre nos partenaires. Un travail on ne peut plus complexe…

Sandra Domenek : Complexe, c’est le mot. Ça l’est au point de nous donner, à Ejsi comme à moi, le sentiment de danser sur un volcan… Il faut être vraiment passionnée pour s’engager dans un dispositif aussi incongru, en apparence, qu’une chaire comme la nôtre. Cela tombe bien : passionnées, nous le sommes, Ejsi et moi, comme d’ailleurs le reste de l’équipe et nos partenaires…

- Un mot sur le reste de l’équipe, justement ?

Sandra Domenek : Outre Ejsi, elle se compose de Gwenola Yannou-Le Bris, Professeure en Gestion de l’innovation durable ; Felipe Buendia, chercheur à INRAE ; Emmanuelle Gastaldi, Maître de conférences à l’Université de Montpellier, « la » spécialiste de la biodégradation des polymères ; Violette Ducruet, ex-chercheuse à INRAE et aujourd’hui experte indépendante ; Juliana Serna-Rodas, autre chercheuse à l’INRAE. Nous comptons également un ingénieur d’étude français et un ingénieur de recherche malien ; trois thésards – Christian Ottini, Mirantsoa Andriamahefa et, arrivé tout récemmment, Juan Sebastien Rodriguez – ainsi que des stagiaires. Soit une douzaine de personnes au total.

- Et vos partenaires ?

Sandra Domenek : Sachez que tous sont plus passionnés et passionnants les uns que les autres, en plus d’avoir une réelle expertise dans leur domaine. C’est notre chance. Ils s’engagent en étant force de propositions, désireux de porter des projets. Tous ne demandent qu’à prendre le lead ! C’est en cela que le travail de coordination d’Ejsi est précieux. Il lui faut coordonner l’action au sein d’un groupe qui n’est composé que de leaders potentiels !

Ejsi Hasanbelliu
: Si je devais ajouter un mot, pour caractériser notre démarche, ce serait celui de « consensus ». Tous nos partenaires témoignent d’une volonté de changer, d’explorer d’autres voies, chacun ayant son approche et ses problématiques. Il faut donc trouver un consensus pour les embarquer ensemble…

- « Consensus » dites-vous. N’y a-t-il pas alors le risque de niveler l’ambition par le bas ? Ne faut-il pas au contraire assumer une certaine conflictualité entre les intérêts en présence?

Sandra Domenek : C’est là qu’il nous faut ruser ! (Rire). Notre volonté est justement de ne rien niveler par le bas !

Ejsi Hasanbelliu : Encore moins de reproduire des rapports hiérarchiques entre un donneur d’ordre et un fournisseur, ou entre les projets.

Sandra Domenek : De là, l’idée imaginée par une précédente collaboratrice de nommer les groupes de travail par des couleurs, et les projets par des mots qui parlent à tous : Lichen, Minéral, Océan et Ocre.

- Arrêtons-nous sur un projet au choix pour illustrer l’esprit de votre démarche - nous renverrons à votre site pour une présentation exhaustive.

Sandra Domenek : Prenons le projet Océan, qui vise à concevoir des alternatives aux emballages non recyclables en partant des problématiques posées par les emballages alimentaires unidoses. Des emballages dont le recyclage est rendu compliqué en raison de leurs compositions multicouches complexes et de leur petite taille, ce qui les rend inadaptés au tri dans les installations automatiques.
Le problème se pose particulièrement dans les pays en voie de développement où ce type d’emballage est particulièrement utilisé. L’explication de cet apparent paradoxe est la suivante : les populations vulnérables en sont réduites à acheter leur nourriture au jour le jour, en fonction de leurs ressources monétaires et faute de pouvoir stocker. Elles achètent donc par sachets, lesquels finissent, faute de filière de traitement des déchets, dans l’espace public ou des décharges sauvages situées le plus souvent à proximité des zones d’habitat – ce qui ajoute aux risques sanitaires et de pollution environnementale.
En collaboration avec une organisation non gouvernementale de solidarité internationale, nous avons lancé une première étude à Madagascar. Elle vise à concevoir un nouvel emballage pour les besoins d’un produit phare : un aliment de farine fortifiée pour les enfants de 6 à 24 mois. À l’emballage primaire au contact du produit, minimaliste et biodégradable, s’ajoute un emballage secondaire réemployable pour en assurer la sécurité et faciliter l’utilisation dans le circuit de distribution.
En plus d’un travail préliminaire au sein d’un laboratoire reproduisant les conditions climatiques et de distribution du produit à Madagascar, l’équipe de recherche a mené une étude sur le terrain pour collecter des données environnementales, technologiques et sociales nécessaires à l’Analyse du Cycle de Vie (ACV), puis concevoir un prototype.

- Une illustration, au passage, de l’ambition de prendre en considération toutes les dimensions de l’emballage : techniques, mais aussi socio-économiques, culturelles…

Sandra Domenek : En effet. Il importe de ne pas rester focalisé sur l’emballage, mais de prendre en considération les réalités du terrain, les usages. Pour autant, je ne désespère pas que, ce faisant, nous imagions des solutions alternatives qui pourraient trouver leur place y compris dans les pays du Nord. Que le Sud puisse ainsi démontrer sa capacité à innover et à nous faire profiter de ses innovations, me réjouit. Il existe des savoir-faire vivants, que nous avons perdus et gagnerions à ré-adopter. Des pays du Sud peuvent nous y aider. Je pense que ce concept en particulier peut s’appliquer aux unidoses utilisées dans nos propres pays comme, par exemple, les tubes Ketchup. Les « Ketchup pousse-pousse », qu’on trouve dans des restaurants sont a priori une bonne idée, mais le problème, c’est que l’usage étant à volonté, les consommateurs en utilisent plus que nécessaire, une partie finissant donc à la poubelle. Quant au vrac, il ne s’applique pas aux plats à emporter : il faut nécessairement un récipient. Pourquoi pas, mais alors il importe d’en limiter l’impact environnemental.
Pour en revenir à l’étude menée dans le cadre d’Océan, je ne peux l’évoquer sans rendre hommage en particulier à Mirantsoa Andriamahefa, une jeune ingénieure originaire de l’île, particulièrement engagée. Enfant, déjà, elle se disait horrifiée par l’ampleur des décharges sauvages et les pollutions qu’elles provoquaient. Depuis, elle n’a cessé d’essayer de trouver une solution. Aujourd’hui, elle s’y emploie grâce à la Chaire CoPack. C’est dire si je suis particulièrement fière de ce projet qui présente une autre originalité : il implique fortement les femmes, avec l’ambition d’en renforcer l’empowerment. Non seulement l’aliment de farine fortifié est fabriqué par une entreprise sociale, qui emploie principalement des femmes, mais encore il est commercialisé dans la rue par d’autres femmes. Des micro-crèches ont été créées en parallèle pour leur permettre de se consacrer à leur activité économique. Une initiative partie d’un autre constat : plus les femmes vivent dans la pauvreté, plus le taux de natalité peut être haut, ce qui les éloigne toujours un peu plus du marché de l’emploi. Or, une femme qui gagne sa vie saura bien utiliser son salaire, dans l’intérêt de ses enfants…

- Vous associez-vous à des chercheurs en sciences humaines et sociales pour parvenir à cette connaissance fine du terrain, des usages et des pratiques ?

Sandra Domenek : Oui. C’est le parti que nous avons pris pour un autre projet, Lichen, consacré au réemploi d’emballages. Il implique Gwenola Yannou-Le Bris, chercheuse en sciences de l’innovation. Avec une entreprise spécialisée dans la logistique et le transport, elle s’engage dans une démarche de co-construction de nouvelles solutions avec des acteurs locaux – des salariés travaillant dans les entrepôts -, de façon à faciliter leur appropriation des solutions.
En matière de réemploi, nous partons de loin. En France, dans les supermarchés, 70% des décisions d’achat se prennent dans les rayons, en temps réel. Ce qui signifie que les consommateurs viennent les mains dans les poches, sans même plus de liste de commissions. Une fois chez eux, ils déballent les produits et jettent les emballages sans se poser la question de ce qu’il advient d’eux. Il est vrai que le système de réemploi de l’emballage est plus compliqué ; il implique bien plus d’effort au plan de la gestion aussi bien pour un particulier que pour un professionnel de la restauration. Ce qui n’incite pas à y recourir.

Ejsi Hasanbelliu
: D’où la nécessité de travailler aussi au plan des mentalités, des habitudes, de l’acceptabilité sociale des mesures qu’on met en place, chez les consommateurs…

- Et les acteurs de la filière, qui, face à la complexité des défis, se doivent d’apprendre à travailler autrement et avec d’autres, en prenant mieux la mesure du rôle de certains d’entre eux, pas forcément assez visibilisés…

Sandra Domenek et Ejsi Hasanbelliu en chœur : Absolument !

Sandra Domenek : Trop souvent, des acteurs se découragent devant la « montagne » des changements à opérer. Mais ils ne sont pas seuls, et c’est aussi le rôle de notre chaire que de montrer qu’il existe des partenaires potentiels, y compris parmi leurs concurrents. Cela étant dit, CoPack ne peut couvrir toutes les problématiques. C’est pourquoi nous avons privilégié le réemploi dans le B to B. C’est déjà suffisamment compliqué pour ne pas affronter d’emblée les problématiques du point de vue du consommateur.

- Qu’est-ce qui a présidé aux choix de vos quatre projets ?

Sandra Domenek : Autant le reconnaître, je me laisse guider par mon expertise et mon intuition, après avoir pris le temps d’écouter attentivement nos mécènes. Chaque projet a ses objectifs propres, qui ont été définis en fonction des forces en présence. Chacun permet de structurer un groupe de façon à éviter, comme on l’a dit, que les rapports hiérarchiques, de subordination – entre un donneur d’ordre et un fournisseur, par exemple – ne pèsent sur les échanges. Au bout de nos deux premières années d’activité, le résultat est là : nos partenaires/mécènes ont manifestement plaisir à se voir et à travailler ensemble, dans le cadre de workshops. Jusqu’alors, nous intervenions pour impulser une dynamique d’échange. Ce n’est plus nécessaire désormais. Nos partenaires prennent la mesure de ce que peut leur apporter leur groupe de travail, mais aussi le projet d’un autre. En ce sens, nous sommes bien dans la logique d’une chaire de recherche partenariale.

Ejsi Hasanbelliu
: Pour chaque projet, nos partenaires peuvent proposer des études. Un spécialiste des emballages secondaires veut appliquer ses solutions de réemploi dans l’emballage du verre ? Nous ne demandons qu’à l’accompagner en identifiant les partenaires susceptibles d’être intéressés.

Sandra Domenek
: Dans la mesure des financements dont nous disposons (rire) ! Toutes les études débouchant sur un travail de terrain, elles requièrent des ressources, financières et humaines, ce qui nous oblige à prioriser.

Ejsi Hasanbelliu : Le principe est de travailler avec d’autres industriels, même présents sur les mêmes créneaux que lui et, donc, potentiellement concurrents. L’enjeu est bien de les faire réfléchir ensemble à des solutions profitables à l’ensemble de la filière.

- Mais n’est-ce pas d’ailleurs la vocation d’une chaire, un dispositif méconnu du grand public comme d’ailleurs d’académiques qui y voient d’abord un risque de « privatiser la recherche » ? En réalité, c’est un moyen de faire de la recherche autrement, y compris pour les industriels au regard de la R&D. Elle permet aux uns comme aux autres de prendre le risque d’explorer des voies nouvelles dans une démarche partenariale… Mais est-ce ainsi que vous envisagez votre propre chaire ?

Sandra Domenek : Oui ! J’ajouterai que les problèmes dont on traite se situent à un stade précompétitif, en dehors des sentiers battus des appels d’offres classiques, qui le plus souvent affichent une thématique pour orienter a priori la recherche dans une direction. La chaire n’a pas vocation à produire de la recherche appliquée. C’est un véhicule, dont les partenaires peuvent faire ce dont ils veulent, et toute la difficulté est justement de s’accorder sur ce qu’ils en attendent. Il ne suffit donc pas de créer une chaire, encore faut-il la faire vivre en y impliquant les mécènes et partenaires. Le chemin n’est pas défini à l’avance ; il nous faut le tracer. Une situation forcément déstabilisante, mais c’est aussi en cela que c’est intéressant. Nous ne sommes pas dans une logique de R&D, dictée par les objectifs fixés par le marketing, ni de la recherche publique tournée vers la résolution de problèmes identifiés préalablement par des appels d’offres.
Une chaire permet aux entreprises de dessiner avec des académiques un autre futur, à travers la conception de nouveaux produits ou services, indépendamment de la logique du marché. Ce faisant, elle permet, on l’a dit, de mieux visibiliser des acteurs parfois oubliés ou méconnus qui, sinon, subissent les effets de l’innovation. Les emballages sont encore pensés indépendamment des incidences sur les filières en charge de les traiter, sauf à être conçus dans une logique d’économie circulaire. La chaire est un espace idéal pour permettre à des acteurs concernés de se faire entendre et même d’être force de proposition pour repenser jusqu’à la manière de concevoir les emballages.

Ejsi Hasanbelliu : Précisons encore que les résultats et les outils que nous développons sont en open source. Une autre spécificité de notre chaire par rapport à la recherche privée. La moindre solution conçue en collaboration avec un de nos partenaires pourra être exploitée par d’autres acteurs de la filière, qu’ils soient partenaires ou non de notre chaire.

- On est donc bien aussi dans une logique de mécénat au sens où vos partenaires ne peuvent prétendre attendre un retour sur investissement (à la différence des opérations de sponsoring). Qu’en est-il du profil des participants à vos workshops : sont-ils homologues au regard des fonctions qu’ils exercent au sein de leurs organisations respectives ? Où sont-ce des profils différents selon le type d’entreprises ?

Sandra Domenek : Ce sont des profils différents avec néanmoins une capacité de leadership au sein de leur organisation – ils sont DG, directeurs techniques, ingénieurs, etc. Tous sont réunis au sein des comités organisés par la Chaire. Étant entendu que la mise en l’œuvre concrète, au jour le jour, des projets est assurée par des techniciens détachés par nos partenaires. Ce qui nous obligent, Ejsi et moi, à parler plusieurs langues…

- Celles des partenaires, aussi bien industriels que chercheurs, des techniciens, etc. Et, donc, d’être en quelque sorte des… « moutons à cinq pattes », si je puis user de cette métaphore ?

Sandra Domenek et Ejsi Hasanbelliu en chœur : Vous pouvez ! Nous nous retrouvons dans cette métaphore.

Sandra Domenek
: Il faut dire que nous n’avons pas d’autre choix que celui d’être des moutons à cinq pattes ! Nous avons appris à adapter nos discours en évitant d’user d’un vocabulaire trop jargonneux.

- Je ne résiste pas à l’envie de relever que vous avez toutes deux des accents évocateurs d’autres parties du monde : l’Autriche pour ce qui vous concerne, Sandra. Et vous Ejsi ?

Ejsi Hasanbelliu : Je suis Albanaise.

Sandra Domenek : Nous sommes donc toutes les deux des moutons à cinq pattes, au sens où vous l’entendez – nous pratiquons différentes langues disciplinaires et professionnelles –, mais nous pratiquons aussi des langues étrangères ! Même chose pour plusieurs des membres de notre équipe, plusieurs étant d’autres nationalités que française. Nous comptons par ailleurs des partenaires étrangers comme cette ONG impliquée dans l’étude du projet Océan. Bref, de par tous ces profils, notre chaire s’est retrouvée d’emblée projetée à l’international.

Ejsi Hasanbelliu
: Ce qui rend particulièrement sensible aux disparités des territoires au regard de la problématique des déchets. Je viens d’un pays qui en souffre particulièrement. De ce point de vue, la situation est catastrophique et les premiers à en pâtir sont les populations défavorisées.

Sandra Domenek : Heureusement, des pays montrent qu’il est possible de remédier à la situation. C’est le cas du mien, l’Autriche. L’Université de Graz a très tôt adopté un plan d’action de type Facteur 4. Quand je suis arrivée en France, je me suis aperçue que j’étais la seule parmi les étudiants à être familière de l’Analyse du Cycle de Vie…

- Quels rapports entretenez-vous avec les start-up ?

Sandra Domenek : Plusieurs d’entre elles ont investi la filière de l’emballage. Mais, comme je l’ai dit, elles ne sont pas encore en mesure de peser sur le système, faute d’être de taille suffisante pour bousculer les multinationales.

- N’empêche, vous me donnez l’impression de fonctionner avec un esprit start-up…

Sandra Domenek : (Rire). Peut-être sommes-nous des startuppeuses sans le savoir. Une chose est sûre : nous avons l’esprit résolument tourné vers l’innovation.

- Le fait est, vous avez une démarche itérative, agile, et vous savez parler à différentes catégories d’interlocuteurs…

Ejsi Hasanbelliu : Sauf que nous sommes adossées à une fondation ; nous ne défendons pas des intérêts privés, mais l’intérêt général…

Sandra Domenek : À la différence d’un startupper, je ne mets pas en jeu mon emploi – j’ai un statut de fonctionnaire. Cela étant dit, le fait d’être rémunérée par l’État français engage ma responsabilité : je me dois d’utiliser ma force de travail autant que faire ce peut dans l’intérêt du bien public.

- Nous faisons l’entretien sur le campus AgroParisTech de Paris-Saclay. Même si j’ai bien compris que vous vous projetiez dans différents contextes, y compris de pays du Sud, je pose la question : dans quelle mesure votre inscription dans l’écosystème Paris-Saclay sert les ambitions de votre chaire ?

Sandra Domenek : Le fait d’être installé ici est un plus par rapport à la précédente localisation, sur l’ancien site AgroParisTech de Massy. Une grande partie de la recherche est désormais concentrée sur le campus Paris-Saclay et cela s’en ressent. Personnellement, je n’hésite pas à solliciter le concours d’un collègue lorsqu’un problème dépasse mes compétences, d’autant moins qu’ici, on est assuré de trouver toutes les compétences et disciplines dont on a besoin. Tous les chercheurs que je côtoie sont manifestement disposés à ce que cela fonctionne, ce qui concourt à faciliter aussi les choses. Ils sont spontanément ouverts à la discussion.
Le rayonnement de l’Université Paris-Saclay est tel que j’ai l’impression que les partenaires industriels, économiques, nous font plus facilement confiance. Ils comprennent que c’est désormais ici que cela se passe et, donc, ici qu’il faut être. C’est dire si être chercheur sur le campus AgroParisTech donne du relief à votre carte de visite !

- Est-ce à dire que le travail de coordination se fait d’autant plus facilement ?

Ejsi Hasanbelliu : (Rire). Oui, à condition d’être quand même un peu multi-tâche : mon travail comprend la communication, l’élaboration du budget, la prospection, les relations partenariales… Bref, c’est un engagement de tous les instants dans un environnement, il est vrai,
propice à de la coopération spontanée.

Sandra Domenek
: Il faut dire aussi que ce n’est pas les idées de projets qui manquent. Heureusement qu’Ejsi est assez réactive pour suivre le rythme.

- Reste la question de l’accessibilité du plateau de Saclay. Que dites-vous à ceux qui s’impatientent de voir arriver la ligne 18 du Grand Paris Express ?

Sandra Domenek : C’est effectivement une question qui se pose, du moins à ceux qui ne connaissent pas encore l’écosystème ou ne sont pas assez familiarisés avec les conditions de transport en Île-de-France. Si je suis prête à admettre que, de ce point de vue, la situation est enquiquinante, je rappellerai qu’elle est transitoire. Au vu de l’amélioration à attendre avec l’arrivée de la Ligne 18, je me dis que cela vaut la peine de faire preuve encore d’un peu de patience. Et puis, je considère que prendre les transports en commun – aujourd’hui, le RER B et les bus – est un mal pour un bien : cela nous plonge dans la mixité sociale et a un moindre impact sur l’environnement que la voiture.

Ejsi Hasanbelliu : Pour ce qui me concerne, je passe une heure trente dans les transports pour me rendre ici et autant pour rentrer chez moi, soit trois heures au quotidien. Mais je ne m’en plains pas au vu de l’environnement de travail. Ici, l’ambiance est des plus stimulantes et conviviales.

- [À Sandra Domenek]. Espérons donc qu’il s’agit bien d’une situation transitoire qui au demeurant ne vous a pas empêchée de constituer une équipe, ni de recruter au-delà de l’écosystème Paris-Saclay…

Sandra Domenek : Les problématiques matérielles ne doivent pas nous détourner de l’ambition qui est le nôtre : faire de la recherche partenariale d’excellence et utile à la société qui nous rémunère. Nous sommes au cœur des problématiques qui touchent à l’avenir de la planète. Ce dont les étudiants ont pleinement conscience comme en témoignent les « bifurqueurs »…

- Expliquez-vous…

Sandra Domenek : Je veux parler de ces étudiants d’AgroParisTech, de Polytechnique et de bien d’autres grandes écoles du plateau de Saclay, qui ont exprimé leur refus de s’engager dans des entreprises qui ne prendraient pas la mesure du changement climatique et de ses effets. C’est bien la preuve que ce campus est connecté à l’actualité : les idées y circulent, on n’y reste pas passifs, au contraire, on en débat, on essaie d’agir. Quelque chose que je n’avais pas vécu auparavant, pas même à l’Université de Graz, pourtant pionnière dans le développement durable. L’avenir, j’en suis convaincue, appartient aux sciences du vivant. C’est dire si AgroParisTech a un rôle à jouer et si elle doit prendre part aux débats. Ce que nos étudiants ont bien compris et même mieux que nous, leurs aînés. Ils en débattent avec nous, entre eux, et avec les étudiants d’autres établissements d’enseignement supérieur de Paris-Saclay ou d’ailleurs. Nous ne pouvons que nous en réjouir.

Pour en savoir plus sur la Chaire CoPack, cliquer ici.

Publié dans :

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

En savoir plus
Un réseau qui ne fait pas ni chaud ni froid
Transitions

Un réseau qui ne fait pas ni chaud ni froid

Entretien avec Nicolas Eyraud, chargé du projet Réseau de chaleur et de froid, à l’EPA Paris-Saclay

Publié le 16 septembre 2024
L’EPA Paris-Saclay lauréat du programme « Démonstrateurs de la ville durable » !
Tout le campus urbain

L’EPA Paris-Saclay lauréat du programme « Démonstrateurs de la ville durable » !

5,4 M€ pour faire la ville post-carbone et résiliente

Publié le 29 août 2024
Ecoconception des quartiers : la gestion des eaux pluviales
Quartier de l'École polytechnique

Ecoconception des quartiers : la gestion des eaux pluviales

Publié le 24 juin 2024
Afficher plus de contenus