En quoi les algorithmes peuvent-ils contribuer à une ville durable et intelligente sinon augmentée ? Éléments de réponse avec cet entretien avec Dominique Barth, le directeur du laboratoire DAVID de l’Université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines, par ailleurs responsable de Versailles Sciences Lab et directeur de la Fédération de Recherche en Sciences Informatiques, Humaines et Sociales (SIHS) de Versailles Saint-Quentin/CNRS.
– Si vous deviez pour commencer par présenter le laboratoire DAVID ?
Il s’agit d’un jeune laboratoire en informatique, constitué en 2016, à partir d’équipes d’un ancien laboratoire, avec deux objectifs principaux. Le premier : croiser les recherches en données et en algorithmes – ce qui peut paraître aller de soi, surtout aujourd’hui où l’IA s’est imposée comme un enjeu majeur, mais les chercheurs de ces deux domaines ont longtemps constitué des communautés différentes, qui n’échangeaient pas autant qu’on pouvait le penser. Le second objectif : inscrire les travaux de recherche dans un projet scientifique autour d’un enjeu concret, la ville intelligente et durable, donc. De là l’acronyme du laboratoire : DAVID, qui signifie « Données algorithmiques pour la ville intelligente et durable ». Je m’empresse de préciser que parler de ville intelligente ne veut pas dire qu’elle le deviendrait moyennant un usage de données numériques et d’algorithmes. On devrait d’ailleurs plutôt parler de ville numérique sans lui attribuer le monopole de l’intelligence urbaine…
– Ville numérique ? Cela aurait donné un tout autre acronyme…
Effectivement. En l’occurrence, DONALD (pour DONnées et ALgorithmes pour une ville Durable)… Quelle que soit la dénomination, notre volonté reste la même : appréhender la ville dans toutes ses dimensions, y compris sociétale. De là la référence à la durabilité qui renvoie bien sûr au développement durable – soit une ville répondant à des enjeux tout à la fois environnementaux, économiques et sociaux. Concrètement, nous souhaitions réfléchir à l’exploitation technique des données et des algorithmes, mais aussi à leur impact sur l’environnement et la qualité de vie des habitants.
– Quelles approches disciplinaires privilégiez-vous ?
Le laboratoire DAVID s’inscrit dans une approche résolument interdisciplinaire, élargie aux sciences humaines et sociales. Il fait d’ailleurs partie de la Fédération de Recherche en Sciences Informatiques Humaines et Sociales (SIHS ) créée en janvier 2017 par le CNRS et que je dirige. Cette interaction avec les SHS est essentielle dès lors qu’on s’intéresse aux problématiques de la ville car, encore une fois, celle-ci ne saurait être saisie dans sa dimension purement technologique, quand bien même y entrerait-on par le prisme du numérique. Le risque serait de faire une ville de technologues pour des technologues. Notre volonté d’ouverture ne se limite pas aux disciplines scientifiques. Le laboratoire DAVID se veut aussi ancré dans les problématiques concrètes. D’où une collaboration étroite avec les collectivités locales et les autres acteurs impliqués dans la fabrique de la ville : aménageurs, associations, entreprises… Tout chercheur qu’on soit, on ne saurait appréhender la ville sans ses divers acteurs sociaux, économiques, politiques…
– Privilégiez-vous des thématiques ?
Oui. Nos équipes se répartissent autour de trois thématiques principales. La première concerne la « privacy », autrement dit la protection des données personnelles – une de nos équipes s’intéresse tout particulièrement au statut juridique des données et de leurs conditions de stockage, et collabore pour cela avec des juristes. La deuxième thématique porte sur l’exploitation des données relatives à l’environnement – deux équipes sont impliquées, l’une sur les enjeux de la pollution atmosphérique, l’autre sur les questions de cultures et de patrimoines, des composantes importantes s’il en est de la ville. Enfin, 3e thématique : la modélisation des données et les algorithmes relatifs au pilotage d’infrastructures urbaines ; une équipe travaille en particulier sur les enjeux de la maintenance prédictive et de sûreté d’infrastructures de transport. A quoi s’ajoutent trois axes définis en lien avec la fédération que j’évoquais : les mobilités urbaines ; les données au regard du droit (en vue de parvenir à une jurisprudence prédictive) ; enfin, l’énergie et l’environnement dans la ville durable : il s’agit d’évaluer l’impact de l’ensemble de la chaîne, de la production aux usages en passant par la distribution, sur l’évolution de la ville.
– Au vu de vos thématiques et axes de recherche, on imagine des liens avec le tout nouveau Institut de Convergence DATAIA…
Oui, effectivement et ce, depuis le début du processus ayant conduit à sa création. Plusieurs de nos chercheurs participent à sa gouvernance ou sont impliqués dans des projets labellisés par ses soins.
– Au final, à quoi ressemblera la ville intelligente et durable traitée au prisme des données et des algorithmes ?
C’est une ville qui sera capable de comprendre ses citoyens et usagers, sans avoir besoin de les solliciter ni modifier leurs comportements, en tout cas sans leur consentement ou, pour le dire autrement, qui saura les anticiper et ainsi s’adapter de manière dynamique. Bref, ce sera une ville tout sauf coercitive, qui chercherait à orienter les choix des gens.
– Pouvez-vous en donner une illustration concrète ?
Prenons les mobilités urbaines. Il ne s’agirait pas de décider de manière coercitive comment les gens doivent se déplacer ni où ils doivent vivre, travailler ni à quels horaires, etc., au prétexte que ce serait plus optimal au plan énergétique. Il ne s’agit pas non plus d’augmenter simplement les capacités de transports car cela ne résoudrait pas les problèmes de congestion ni n’améliorerait la qualité de vie des habitants. Entre mobilité choisie et mobilité subie, la ville intelligente et durable, du moins telle que nous l’imaginons, fait bien évidemment le choix de la première en jouant la carte de l’adaptation en concertation avec les usagers. Cette adaptation pouvant passer par une modulation concertée des horaires d’ouverture et de fermeture des entreprises, des établissements publics, des commerces, pour éviter les phénomènes de congestion, ou la création de tiers-lieux qui limitent les déplacements domicile-travail ou permettent d’accéder à des activités sans avoir à se déplacer trop loin. Soit bel et bien une ville qui « comprend » les usages et s’adapte en conséquence.
– Une ville qui « optimise » sans contraindre ?
Optimiser ? Pour l’algorithmicien que je suis, ce n’est pas nécessairement le premier terme que je convoquerais. L’optimisation des coûts – puisque c’est de cela qu’il s’agit – ne va pas forcément de pair avec une amélioration de la qualité de vie, qui doit pourtant être la finalité première d’une ville intelligente et durable. Non que je récuse le principe d’optimisation. Mais que veut-on optimiser au juste ? S’il s’agit d’optimiser les coûts de transport, je crains que ce ne soit au détriment des usagers – l’optimisation, qui signifierait en réalité minimisation, sera pour eux productrice de davantage de stress et d’autres effets négatifs induits : un moindre état de santé et, donc, plus de dépenses dans ce domaine, une perte de productivité… Il importe donc d’avoir une vision globale. L’optimisation des systèmes de mobilité n’a, dans la perspective d’une ville intelligente et durable, de sens que si elle améliore la qualité de vie de ses habitants et usagers.
– Tenez-vous le même raisonnement avec l’énergie, un autre de vos axes de recherche ?
Oui. On ne peut optimiser la consommation d’énergie sans se préoccuper de l’impact sur le bien être des gens. Bien plus, on ne peut s’en tenir qu’à un aspect du problème. A l’évidence, l’énergie devient un enjeu transverse, qui ne doit plus être pensé secteur par secteur, besoin par besoin, selon une vision en silo. D’autant moins que le consommateur tend à devenir possiblement un producteur, au travers des EnR.
– Au final, n’est-ce pas une autre manière d’envisager le projet urbain qu’induit la ville intelligente et durable ?
Si. La ville intelligente et durable rompt avec la manière classique d’envisager la ville et son évolution. Un projet urbain n’a de chance de réussir que si on prend soin de traiter ensemble des enjeux que l’on avait tendance à aborder séparément. Quand on construit des bâtiments, il s’agit de se préoccuper de la manière dont on y accède, dont on les alimente en énergie, dont ils peuvent être aussi producteurs d’électricité. Une complexité que les données et les algorithmes permettent de traiter en donnant les moyens d’appréhender les choses le plus en amont possible et d’une manière globale en considérant tout à la fois le bâti et les matériaux de construction, les infrastructures de transport, les systèmes de production et de consommation, sans oublier les usages.
– A vous entendre, on comprend qu’avant d’être affaire de technologies, la ville intelligente et durable est une question de méthode… C’est dire si Descartes, le nom du bâtiment qui abrite DAVID, prend tout son sens…
Il importe effectivement d’être méthodique dans son approche d’un projet urbain, en l’appréhendant le plus en amont possible, de manière transverse et multisectorielle, encore une fois. Cela étant dit, la technologie peut nous y aider. J’en veux pour preuve le BIM [pour Building Information Modeling], ce protocole de modélisation 3D destiné à permettre aux architectes et tout autre professionnel en ingénierie et construction de concevoir plus efficacement des bâtiments, en partageant l’information avec les autres parties prenantes et, ainsi, de mieux anticiper sur sa maintenance. J’ajoute que l’interopérabilité des BIM permet de mieux travailler sur les possibilités de mutualisation entre les différents bâtiments tant au plan énergétique que de la gestion de leurs espaces.
– Est-ce à dire que la ville intelligente et durable est une ville prévisible, dépourvue d’incertitude ?
Non, bien évidemment. La capacité de simuler et de prédire, que ce soit en matière d’énergie ou de mobilité, est un challenge qui est loin d’être relevé, si tant est que ce soit la finalité d’une ville intelligente et durable. Si on sait faire de la maintenance prédictive dans un secteur donné, cela devient plus complexe quand on s’inscrit dans une vision plus transversale et globale, faute de pouvoir anticiper tous les effets induits. Prenez le télétravail : d’un côté, il permet de réduire des déplacements contraints ; de l’autre, il expose à des risques psycho-sociaux voire à des problèmes de santé : le télétravailleur ayant moins d’interactions avec ses collègues, il risque de s’ilsoler ; moins incité à se déplacer, il peut prendre du poids. C’est dire s’il faut appréhender la question de manière globale et si, par conséquent, l’exercice prédictif devient difficile. De là l’intérêt de disposer d’observatoires permettant d’intégrer des données de différentes sources, pour comprendre les phénomènes dans toute leur complexité.
– C’est dire aussi l’intérêt de l’approche interdisciplinaire que vous affichiez. Sauf que celle-ci reste souvent de l’ordre de l’incantation à en croire des chercheurs qui témoignent sur le sujet. On devine que ce doit l’être a fortiori entre informaticiens et chercheurs en SHS. Comment parvenez-vous à la mettre en œuvre malgré tout ? La ville intelligente et durable et ses enjeux y inclineraient-ils plus facilement ?
Oui, même si dans ce domaine, cela reste difficile. Il faut du temps pour que les chercheurs apprennent à travailler ensemble, dissipent les malentendus liés à l’usage de mêmes termes, mais qui désignent des réalités différentes dans leurs disciplines respectives. Il importe aussi que chacun puisse participer à des sujets de recherche, qui soient reconnus dans son propre domaine disciplinaire. Il ne s’agirait pas non plus que certains n’aient qu’un rôle de prestataires. Je pense en particulier aux informaticiens qui, faut-il le rappeler, ne sont pas là que pour apporter un service informatique aux autres disciplines, mais bien pour participer comme chercheurs, au même titre que les autres. Cela étant dit, force est de constater que chaque fois qu’on se saisit d’un enjeu relatif à la ville, que ce soit l’énergie, les mobilités,… il appelle instantanément un regard croisé de chercheurs de différentes disciplines ; le dialogue s’instaure très vite, y compris entre chercheurs en sciences exactes et chercheurs en SHS. A fortiori quand les expérimentations sont menées sur des territoires. Vous ne pouvez pas ne pas prendre en considération, au-delà des aspects purement techniques, les particularités sociales, historiques, etc. de celui dans lequel vous intervenez et, donc, vous inscrire dans une démarche aussi interdisciplinaire que possible. Faute de quoi, vous avez de fortes chances d’échouer à optimiser quoi que ce soit. On ne compte plus les exemples de moyens de transports, qui ont été ajoutés, mais sans rencontrer leur public, faute d’une connaissance préalable des attentes réelles de la population.
– Ce qui suppose de travailler avec des professionnels, à commencer par les opérateurs (de l’énergie, des transports,…), qui disposent justement d’une expertise sur les habitants et leurs usages…
Oui, parfaitement, et j’allais y venir, en ajoutant également le milieu associatif et les services des diverses collectivités territoriales ou de l’Etat. C’est précisément pourquoi le laboratoire DAVID s’emploie, comme je l’indiquais, à collaborer avec les diverses parties prenantes de la fabrique de la ville, à partir de cas d’usage.
– Comment cela se passe-t-il ?
Il est clair que la pluralité d’acteurs ne rend que plus complexe la gouvernance des données relatives à un territoire et sa population. Il arrive parfois que nous arrivions au terme d’un projet en ayant eu juste le temps de mettre autour de la table les acteurs détenant les données pertinentes. Certes, le législateur fait obligation aux collectivités d’une certaine taille et aux opérateurs de mettre à disposition des données. Mais il n’est pas encore toujours possible de disposer de données sur un territoire donné. Au sein de la région francilienne, Île-de-France Mobilités est un partenaire majeur. Mais, en l’état actuel de sa gouvernance des données, il n’est pas possible de disposer de celles relatives à un territoire avec lequel on souhaiterait travailler plus spécifiquement.
– Revenons à la ville intelligente et durable et ce à quoi elle ressemblera. Sera-ce encore une ville, qui laissera une part aux rencontres et expériences fortuites ou, pour le dire autrement, à la sérendipité ? Je résiste d’autant moins à vous poser la question que cette notion a fait l’objet d’un ouvrage, dont l’auteur n’est autre qu’une de vos collègues, Sylvie Catellin, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication [pour en savoir plus, accéder à l’entretien qu’elle nous a accordé – pour y accéder, cliquer ici – ou à la chronique que nous avons faite de cet ouvrage – cliquer ici]…
La ville numérique ne saurait être une ville programmatique ! Il ne s’agit pas de faire en sorte que tout y soit programmé et programmable, mais comme indiqué, qu’elle s’adapte à ses habitants et ses usagers, à ce qui survient et qui n’a pas été prévu : une catastrophe, un incident, etc. Je n’ose parler de ville résiliente tant cette notion est devenue à la mode, mais le fait est, il y a aussi quelque chose de cet ordre-là. Nous ne nous inscrivons pas dans cette approche consistant à prétendre anticiper les aléas. Selon nous, le déploiement d’applications numériques dictant aux usagers comment ils doivent se comporter pour optimiser leur efficacité va à rebours de ce qu’il conviendrait de faire. C’est au smartphone de répondre à nos réels besoins et non à nous de nous conformer à lui pour en optimiser les fonctionnalités. De même, la ville n’a pas à se conformer à des notifications d’algorithmes. Notez au passage combien ce terme de « notification » (emprunté au droit), en dit long sur la logique sous-tendue par les algorithmes conçus pour les besoins de réseaux sociaux…
– Reste que les plateformes numériques des GAFA se sont positionnées comme des acteurs de la ville intelligente, que ce soit au travers de réseaux sociaux, du e-commerce ou des mobilités. D’ailleurs, la désignation de votre laboratoire DAVID entend-elle suggérer que nous serions face à des Goliath ?
De fait, nous sommes confrontés à des acteurs majeurs, qui voient dans la ville intelligente (la smart city, dans leur jargon), la perspective de nouveaux marchés et d’une massification des données (Big Data). L’intelligence artificielle est elle-même devenue à la mode à partir du moment où ces mêmes GAFAM (j’ajoute un M en référence à Microsolft), se sont convaincus de la possibilité de combiner cette massification avec les nouvelles puissances de calcul pour proposer de nouveaux services urbains. Baptiser notre laboratoire DAVID était donc bien une manière de souligner que, face à eux, nous disposons a priori de peu de moyens – notre laboratoire reste de taille modeste… – mais que nous n’en avons pas moins la possibilité, si nous le voulons, d’opposer une autre vision de la ville intelligente et durable que celle qu’ils peuvent promouvoir.
Malheureusement, des villes se sont laissé convaincre et se disent même fières de pouvoir annoncer les contrats conclus avec des plateformes numériques privées pour la gestion de leur système d’énergie, de transport ou dans d’autres secteurs. En réalité, les logiciels qui sont utilisés tendent à déterminer ni plus ni moins la gouvernance selon des modalités dont on peut s’interroger quant à leur caractère démocratique. Non que ces contrats soient à condamner a priori, mais, avant de contractualiser avec de tels acteurs, il importerait de s’assurer de ne pas se soumettre aux exigences algorithmiques de leurs plateformes et d’obtenir qu’elles s’adaptent au mieux aux besoins et intérêts de la population et à la gouvernance du territoire.
– Des collectivités ne donnent-elles pas l’exemple en se positionnant en tiers de confiance entre les grands opérateurs du numérique et leur écosystème local ? Nous pensons en particulier au Grand Lyon…
Si, effectivement. De manière générale, l’acteur public nous paraît le plus à même d’assurer la gouvernance des plateformes numériques conçues à l’échelle des territoires. D’ailleurs, nous participons avec plusieurs acteurs de l’écosystème de Paris-Saclay à divers programmes dont Move In Saclay, destiné, je le rappelle, à mettre en place une plateforme de mobilités dont la gouvernance serait assurée par les trois communautés d’agglomération de l’écosystème – Paris-Saclay, Versailles Grand Parc et Saint-Quentin-en-Yvelines – sans que cela n’empêche le développement d’applications et de services marchands.
– C’est une perspective plutôt réconfortante : même à l’heure des GAFAM, l’acteur public aurait donc encore un rôle à jouer dans la gouvernance de plateformes numérique et, au-delà, la manière de faire la ville intelligente et durable ?
Encore faut-il que les collectivités en aient conscience et n’abandonnent pas ces plateformes et leur développement aux GAFAM. Certes, le déploiement du numérique a un coût, souvent bien supérieur à ce que ces collectivités imaginent – ce qui explique d’ailleurs qu’elles soient tentées de répondre favorablement aux sollicitations des GAFAM, mais ce surcoût est la contrepartie à la possibilité de garder la main et de faire la ville intelligente et durable avec les autres acteurs de leur propre écosystème. Quand bien même les collectivités de plus de 50 000 habitants sont tenues d’ouvrir leurs données, elles font l’apprentissage des enjeux du numérique tout en gardant la main sur le choix du format.
– Faut-il voir dans cet exemple de Move In Saclay une illustration de la manière dont vous envisagez l’écosystème, à savoir comme un laboratoire à ciel ouvert ?
Oui, bien sûr, étant entendu qu’il recouvre des territoires ayant de fortes spécificités : le Plateau de Saclay est appelé à drainer de nouveaux habitants, étudiants et enseignants chercheurs. ; l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines vit encore sur le modèle de la ville conçue pour la voiture ; quant à Versailles Grand Parc, elle s’est, elle, développée à partir d’une ville historique et non des moindres, avec d’autres spécificités au plan des mobilités. En marge des territoires les plus urbanisés, il faut aussi composer avec des zones périurbaines et d’autres encore, plus agricoles sinon rurales. Tout cela pour souligner que l’ensemble du territoire de Paris-Saclay ne connaît pas un développement homogène, qu’on assiste au contraire à de nouvelles fractures au regard de l’accessibilité et de l’offre de mobilité. Des villages du sud de l’Essonne, autrefois intégrés dans la trame urbaine, se retrouvent désormais isolés : il est plus difficile de s’y rendre ou, pour leurs habitants, d’accéder à une ville-centre. Si, donc, Paris-Saclay est un territoire d’expérimentation, c’est aussi un territoire d’observation de différents cas de figure au plan de la mobilité. Il s’agit non seulement d’imaginer la ville de demain et les nouvelles formes de gouvernance qu’elle requiert, mais d’ores et déjà de trouver des solutions à des problématiques d’ordre plus social. Et c’est en cela que c’est passionnant. D’autant que nous disposons de toutes les compétences requises. L’écosystème de Paris-Saclay a, pour lui, en plus de l’Université de Paris-Saclay, de concentrer des acteurs dans les domaines concernés par la ville : les transports, l’énergie, le numérique, les télécommunications. Naturellement, travailler dans cet écosystème permet d’imaginer des solutions pour bien d’autres territoires, moyennant une adaptation à leurs besoins spécifiques.
– Puisque vous soulignez les enjeux sociaux des questions de mobilité, je ne résiste pas à l’envie de savoir comment vous réagissez au report de la construction de la ligne 18 du Grand Paris Express… A vous entendre, faut-il comprendre que l’écosystème dispose de moyens de concevoir des solutions alternatives sinon complémentaires ?
Que la ligne 18 soit indispensable à terme, la réponse est bien évidemment oui. Résoudra-t-elle pour autant tous les problèmes de congestion, de mobilité sur le territoire qui vont se poser dans les années qui viennent ? La réponse est cette fois bien évidemment non. Il est illusoire de croire qu’une ligne de métro supplémentaire suffise par elle-même. Certes, le report de sa construction complique les choses, mais pour bien appréhender les problèmes de mobilité, il faut se replacer dans une perspective historique de plus longue durée. On découvre ainsi que le territoire a, dès le XVIIIe siècle, accueilli du côté de la vallée de Chevreuse et de ce qui allait devenir plus tard le campus d’Orsay, des savants et des activités scientifiques (en astronomie notamment). Cela a bien été établi par un historien comme Grégory Quénet. Et s’il en a été ainsi, c’est parce que ce territoire était suffisamment proche de Paris, pour qu’on puis s’y rendre dans la journée, et suffisamment éloigné pour qu’on puisse s’y livrer à des expérimentations en toute tranquillité. C’est la même logique qui a présidé à l’implantation de sites de recherche comme celui du CEA, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Seulement, depuis, la ville a rattrapé ce territoire qui n’y était pas préparé. Une illustration au passage du fait qu’on ne peut penser le territoire, la ville de demain, sans penser le territoire d’hier. A fortiori quand on est dans une ville comme Versailles. Rappelons qu’elle a été conçue d’abord, au travers de sa voirie, en fonction des impératifs liés à l’approvisionnement en eau du château, de son parc et de ses fontaines. Ce dont les grandes avenues portaient témoignage. Jusqu’à ce que le système viaire ait été bousculé par l’urbanisation intervenue plus tard. De là des problèmes dont on ne peut prendre la mesure et prétendre résoudre qu’en repensant à ce qu’avait été la vocation première de la ville. De là cette fois les réaménagements actuels qui visent à réintroduire un urbanisme aussi fluide que ce qu’il avait été deux-trois siècles plus tôt.
– Dans quelle mesure la ville numérique et le Big Data, que l’on convoque d’ordinaire pour la ville de demain pourrait aussi aider à mieux appréhender la ville du passée comme celle du présent ?
Des données historiques permettent déjà de reconstituer tout ou partie de la ville du passé, et de mieux saisir les évolutions et ruptures intervenues au cours de son histoire, sur la longue durée, quitte à devoir focaliser sur l’un ou l’autre de ses éléments (son système viaire, son approvisionnement en eau, etc.). Dès lors qu’on dispose d’assez de données et qu’on peut les mettre en relation et les corriger, on peut faire de la simulation. L’exercice est d’autant plus intéressant qu’il incite à sortir de la logique de silo qui a pu dominer l’urbanisme ou l’aménagement du territoire, en même temps qu’à plus d’interdisciplinarité. Il reste que la tendance naturelle est de ne privilégier que les données disponibles sous un format et de délaisser les autres. Le résultat, c’est une vision qui est loin de restituer la réalité dans toute sa complexité.
– La définition de la ville intelligente ne pourrait-elle pas être une ville qui se transforme en connaissance de cause de ses évolutions et ruptures passées ? Ou, pour le dire autrement, une ville tournée vers l’avenir, mais qui n’en oublie pas pour autant son passé…
Oui, en effet. Ce qui, concrètement, devrait militer en faveur du principe d’un jumeau numérique de la ville : une représentation virtuelle et tridimensionnelle de ses infrastructures, de son bâti, ainsi que de ses usages, d’hier et d’aujourd’hui. Accessible à tous, elle permettrait ainsi d’appréhender la ville actuelle dans plusieurs dimensions (ses flux énergétiques, son système de mobilité…), de procéder à des allers et retours entre les situations présentes, passées et futures, en ayant la possibilité de changer un élément pour évaluer l’impact qui pourrait en résulter sur les autres. Naturellement, la réalisation d’un tel jumeau numérique requiert une masse de données. Mais rien n’empêche de commencer en privilégiant des domaines, comme les infrastructures de transport, le bâti, etc., pour lesquels on dispose d’assez de données.
– A ce stade de l’entretien, je ne sais plus à qui j’ai affaire : à un algorithmicien, un historien, un sociologue, un juriste,… ?
(Sourire) Je ne prétends pas être tout cela ! Je viens d’un domaine de l’informatique réputé plutôt théorique, puisqu’il s’agit de l’algorithmique de graphes. Rien ne me prédisposait donc à diriger un laboratoire interdisciplinaire dédié à la ville intelligente et durable, fût-ce au prisme des données algorithmiques. Toujours est-il que ce projet scientifique autour d’une telle ville, pas plus que moi que les autres chercheurs, nous ne le considérons pas comme un simple domaine d’application que nous explorerions comme on pourrait le faire avec un autre, pour peu qu’il y soit question de données et d’algorithmes. Non, c’est un domaine, qui implique un certain engagement du chercheur : outre des collègues de différents horizons disciplinaires, il vous amène à côtoyer une diversité d’acteurs : des élus et autres représentants de collectivités, des associations de citoyens, en prise avec des réalités sociales – les fractures territoriales que j’évoquais. Autant d’acteurs qui attendent de vos travaux qu’ils contribuent à la résolution de problèmes concrets. Si, donc, je fais de l’algorithmique, c’est au service d’une ville intelligente et durable répondant aux défis d’un territoire donné.
– On devine que votre implication tient aussi au fait que vous soyez citadin sinon urbain et, donc, concerné par les enjeux de cette ville…
De fait, je ne suis pas indifférent à ces enjeux. Et c’est ce qui fait d’ailleurs tout l’intérêt d’un programme comme Move In Saclay, qui fait de nous autant des chercheurs que des cobayes ! D’ailleurs, j’observe que, quand il s’est agi de définir les cas d’usages avec les autres parties prenantes – industriels, collectivités, etc. – nous avons tous finis par y réfléchir au prisme de nos propres expériences !
En illustration de cet article, une vue aérienne du Plateau de Saclay, lieu d’expérimentations et de démonstrations de « briques » de la ville intelligente et durable.
Journaliste
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