Tout ce que vous vouliez savoir sur le fonctionnement d’une salle obscure à travers notamment le témoignage de Claire Leluc-Derouin, qui en a géré trois en Région francilienne, avec la complicité de son mari, Didier, et de leur équipe. Dont le fameux Central de Gif-sur-Yvette. Séquence plaisir garantie : fourmillant d’anecdotes et enrichi d’autres témoignages, l’ouvrage est servi par la plume de Martine Debiesse, dont on avait déjà beaucoup apprécié le précédent opus, Terres précieuses.
Un cinéma ? Une salle obscure équipée de quoi projeter des films (en bobine de 35 mm ou désormais en format numérique). C’est ce que pense a priori le spectateur confortablement installé dans son fauteuil, les yeux rivés sur l’écran. En réalité, ce peut être bien plus que cela : un lieu de rencontre et de diffusion de la connaissance et pas seulement cinématographique, pour peu qu’il soit animé par des gens passionnés. Suffisamment en tout cas pour endurer tout ce qu’il en coûte par ailleurs en termes de gestion, d’investissement et d’entretien au quotidien (un cinéma, c’est aussi divers espaces ouverts au public, qu’il faut bien nettoyer régulièrement !). C’est ce dont on prend la mesure à la lecture de ce livre qui nous fait vivre les coulisses de trois cinémas de la Région francilienne, tous animés par un couple (et ses équipes), qu’on imagine tout droit sorti d’un… film : Claire Leluc-Derouin et Didier Derouin.
De l’éducation spécialisée au VIIe art
Leur mérite est d’autant plus grand que c’est par hasard qu’ils sont devenus exploitants de salles, en ayant tout appris du métier sur le tas : Claire était éducatrice spécialisée avant qu’un certain Patrick Chaperon ne lui propose d’en exploiter un premier ; Didier était, lui, contremaître à la RATP, en charge de la maintenance de bâtiments. Il apprendra le métier de projectionniste, en tirant profit de ses dons de bricoleur (et dieu sait s’il en faut, comme on le découvre au fil des pages), avant même de suivre une formation puis de devenir à son tour formateur. Avec quelques autres, les trois seront propriétaires d’une société dont le nom vaut le détour : elle est dénommée V.I.I. pour Vrais Instants de l’Image, mais aussi comme 7e (art)…
Leur mérite est encore plus grand quand on sait que les trois cinémas (qui ont respectivement pour nom le Vox, le Normandy et le Central) sont situés dans trois départements différents : les Yvelines (à Rambouillet), l’Essonne (Gif-sur-Yvette) et les Hauts-de-Seine (Vaucresson). Même si on comprend très vite que leur destin est lié, c’est au 2e qu’on prêtera le plus d’attention. Et pour cause, il est au cœur de l’écosystème Paris-Saclay avec lequel il a su d’ailleurs tisser des liens étroits.
Un lieu de rencontres
Le couple s’y est tellement investi avec son équipe, qu’on pourrait penser qu’ils en ont été aux origines. En fait, c’est en 1991 (soit trois années à peine après leur reprise du Vox), et de manière là encore fortuite, qu’ils en deviennent les exploitants, en succédant à un autre couple, Noëlla et Maurice Delavault. Non sans avoir dû se faire adopter par les habitués… Mais, comme au Vox, Claire y manifeste la même envie d’en faire bien plus qu’une salle de projection : un lieu de rencontres. Avec des acteurs et des réalisateurs de cinéma, bien sûr, mais aussi des écrivains, des chercheurs, des scientifiques, des danseurs ou encore des professionnels de la santé, de l’éducation, de l’agriculture (Cristiana Vandame, agricultrice à Villiers-le-Bâcle, par exemple).
Il est vrai que Gif-sur-Yvette et ses environs ont pour eux d’abriter des « gens de l’art », mais aussi des chercheurs et scientifiques, qui font donc facilement le déplacement pour échanger autour d’un film ou d’un documentaire.
De 7 à 77 ans…
Mais l’environnement favorable n’explique pas tout. Quand il s’agit de susciter l’échange, la rencontre, Claire ne recule devant presque aucune audace, quoi qu’elle lui en coûte en termes de temps et d’argent. Comme ces cours de cuisine organisés pour des enfants, dans la salle même…
Au Central, il y en a ainsi pour tous les âges, de 7 (VII ?) à 77 (LXXVII ?) ans. Les plus jeunes ont droit au Kid-écran, les CM1-CM2, aux classes spectateurs (en complément des dispositifs prévus dans le cadre des programmes nationaux d’éducation à l’image). Où on découvre au passage combien ce genre d’initiative est propice à faire davantage parler les jeunes qu’ils ne le feraient (ou auraient le droit de le faire) en classe… Quant aux ados plus âgés, ils ont droit à leur Nuit du cinéma. Les « aînés » y compris en EHPAD, ne sont pas oubliés : avec le concours de services sociaux et d’associations, Claire fait en sorte qu’ils puissent accéder à leur cinéma.
Pas question pour autant de segmenter les publics. Claire veille à favoriser les échanges intergénérationnels. Pas facile quand les plus jeunes s’adonnent à d’autres mœurs (comme la consommation intempestive de pop-corn…), mais, au Central, on y arrive. Pour être labellisé Art et Essai, ce cinéma n’en assume pas moins des projections grand public ou des fictions que Claire qualifie elle-même de « farfelues ».
Créer du lien
La rationalité économique (qui inclinerait à démultiplier les initiatives pour attirer toujours plus de monde) n’est à l’évidence pas la clé d’explication à tant d’esprit d’ouverture. D’autant que ces manifestations et animations, engendrent un surcoût. Claire a tout simplement le goût de la relation et de la rencontre chevillée au corps et c’est ce qui ressort clairement au fil des pages. En réponse à ceux qui s’étonnent devant la joie de vivre qu’elle dégage, elle dit : « J’ai la chance d’avoir un métier qui permet de créer du lien, qui favorise les rencontres. Je ne me sens absolument pas capable de parler de tous les sujets, je ne suis pas compétente pour cela. Mon travail est de favoriser les conditions pour qu’aient lieu de véritables échanges. Et bien souvent, ceux-ci sont tellement forts que oui, je suis heureuse d’avoir contribué à les faire naître. » La même se définit d’ailleurs comme « médiatrice culturelle ». De fait, elle sut se faire l’intermédiaire entre des artistes, leurs œuvres et le public.
Dans l’ère du temps, le Central sut l’être en se faisant la caisse de résonance d’évolutions sociétales. On comprend que s’il a survécu, c’est aussi grâce à l’aptitude de Claire à percevoir les nouveaux goûts, attentes des spectateurs au plan cinématographique, mais aussi au regard des enjeux environnementaux. En témoigne la programmation de documentaires sur les effets de la mondialisation, les enjeux écologiques (cf la projection de Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau ; de Demain, de Mélanie Laurent et Cyril Dion, etc.), et divers autres autour de nouvelles pratiques agricoles et alimentaires. Il n’est pas jusqu’aux animaux qui ont eu droit de cité, à l’occasion de documentaires ou de films traitant de leur cause.
Littérature, poésie, peinture…
Des initiatives qui sont autant d’opportunités de partenariats avec divers acteurs – écoles, associations,… Mais si le Central initie des animations, il sait aussi se rendre utile à moult manifestations : dont le Festival VoVf, « le monde en livres », qui est l’occasion de faire intervenir sur la scène du Central, des écrivains (l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, Maylis de Kerengal,…) et d’instaurer un dialogue cinéma/littérature.
Au fil des pages, on ne peut donc qu’être impressionné par cette ouverture d’esprit, à l’égard des moindres sciences et expressions artistiques… De la poésie à la peinture, en passant par la danse, classique et contemporaine, l’opéra (au travers de retransmissions en direct de grandes salles françaises ou internationales), le Central se sera gardé de se borner au 7e art.
7 jours sur 7
A découvrir l’ordinaire d’une semaine de travail, du lundi (jour de « la prog » – c’est-à-dire de l’organisation des horaires des séances et du personnel, de ‘impression des affiches, etc.) au dimanche (« la plus grosse journée de fréquentation avec le samedi ») en passant par le mardi (la réception des premières copies, la tournée de l’affichage), le mercredi (le « vrai début de la semaine cinématographique ») ; le jeudi (« le jour le plus calme en termes de fréquentation », mais pas en diverses tâches – c’est au demeurant ce jour que sont programmés les « Instants à part »-) et le vendredi (dédié au fastidieux travail administratif et le semaine,…), on sourit à l’idée que Claire et Didier aient eu peine à convaincre certains interlocuteurs, que c’est bien un métier qu’ils exerçaient et pas seulement un loisir au prétexte qu’ils auraient la possibilité de voir tous les films à l’œil… On devine aussi qu’on ne consacre pas plus d’un quart de siècle siècle de son existence à un tel métier sans y cumuler les anecdotes croustillantes et émouvantes et, de fait, ce livre n’en manque pas.
Un modèle économique fragile
Tout dédié qu’il soit à l’art et à la culture, un cinéma n’en reste pas moins une petite entreprise avec tout ce qui s’en suit : une comptabilité, des actionnaires (au demeurant très engagés et solidaires au point de n’avoir jamais réclamé le moindre dividende). Si le Central a survécu, c’est donc aussi que Claire, Didier et leurs associés ont su se comporter en vrais professionnels sinon artisans (au point d’ailleurs qu’on ne peut s’empêcher de se demander, tout comme Claire, s’ils n’appartiennent pas déjà à un autre temps…), avec tout ce que cela peut signifier en termes de travail bien fait, de souci du détail (Claire est intarissable sur le moindre aspect de gestion d’un tel lieu).
Leur mérite – on y revient – est d’autant plus grand que l’activité repose sur un modèle économique des plus fragiles. Parmi les multiples informations qui jalonnent l’ouvrage à ce sujet, on apprend que, sur le prix d’un ticket de 8 euros, seuls 3, 30 reviennent aux exploitants, pour couvrir l’ensemble des dépensées liées à l’exploitation du cinéma : les loyers (le couple n’est pas propriétaire des murs), les salaires, l’électricité, le chauffage, l’entretien, la communication. Pour un bénéfice final de 0,20 à 0,32 euro…
Certes, ils disposent de subventions diverses, à commencer par celles allouées au titre de ce label Art et Essai, déjà évoqué, et qui permettent de rembourser tous les frais dépensés la saison précédente pour l’organisation des « séances à part ». Mais que le dossier à constituer pour les obtenir est fastidieux en plus de devoir l’être chaque année ! C’est ce qu’on découvre encore à la lecture du chapitre qui lui est consacré.
Du 35mm au numérique
A travers l’histoire du Central, c’est celle de l’évolution des salles de cinéma indépendants, que l’ouvrage donne aussi à découvrir. Avec pour principal défi l’entrée dans l’ère du numérique et la fin programmée de la projection en bobines 35 mm. Si le format numérique présente de nombreux avantages, il expose à de nouveaux problèmes. A commencer par la nécessité d’investir dans de nouveaux équipements onéreux (une cabine coûte jusqu’à 100 000 euros), et de revoir le métier même de projectionniste. En réalité, le numérique est très facile d’usage… quand cela marche.
Didier résume bien la révolution silencieuse (du moins, aux oreilles du spectateur, qui ne se doutait pas du « drame » qui se jouait dans la cabine de projection) : « Pour se rendre compte de l’évolution, il faut comprendre qu’on avait un système “35 mm analogique”, qui fonctionnait depuis plus de 100 ans, et on est passé brusquement au numérique. C’est en quelque sorte comme si nous avions basculé de la machine à vapeur au TGV, sans rien au milieu, sans aucune transition. » Si lui a pu s’en sortir, c’est parce qu’il avait un esprit « informatique » en plus de ses talents de bricoleur.
Chez les Derouin, on ne se plaint pas pour autant, malgré les charges quotidiennes et les défis (outre la « transition » numérique, l’extension des multiplexes, synonyme de concurrence et de pression accrue des distributeurs). On préfère mettre en avant l’engagement des équipes constituées au fil du temps. Et c’est l’autre intérêt de ce livre que de recueillir les témoignages de proches ayant participé à l’aventure : Simon (l’un des deux fils), Gaël (qui, d’ouvreur, devint projectionniste),…
Finalement, il aura fallu un drame (on n’en saura pas plus), mais aussi la charge financière et psychologique d’un projet qui a peiné à se concrétiser (l’extension du Vox) pour décider Claire et Didier à passer le relais. Car, et c’est la bonne nouvelle sur fond de nostalgie que délivre le dernier chapitre, en forme de « clap de fin » : le Central, comme les autres, continueront à vivre, sous la houlette cette fois du groupe C2L (devenue majoritaire). A lire ce que Claire dit de sa Pdg, Marie-Laure Couderc, nous ne devrions pas nous inquiéter outre mesure quant à l’avenir du cinéma giffois et à son rayonnement.
En attendant d’assister à votre prochaine séance, nous espérons vous avoir convaincu de vous plonger dans la lecture de cet ouvrage richement illustré et très agréable à lire même quand il aborde les aspects, de notre point de vue, les plus fastidieux (la comptabilité, l’entretien… ). Il est vrai qu’il est servi par le style de Martine Debiesse, qu’on a pu apprécier en d’autres occasions (dont Terres précieuses, que nous avons chroniqué – pour accéder à la chronique, cliquer ici). Bref, s’il se feuillette comme un album, Derrière le rideau rouge se lit aussi comme un roman. De ceux qu’on verrait bien adapté au cinéma. Amis scénaristes en mal d’inspiration, à bon entendeur…
Derrière le rideau rouge, Martine Debiesse et Claire Leluc-Derouin, auto-édition, 2017.
Pour se le procurer :
– à Chevreuse : à la librairie Les racines du vent ;
– à Gif-sur-Yvette : au cinéma le Central, à la librairie LiraGif et dans les trois Maisons de la Presse du Centre, de Chevry et de Courcelle ;
– à Saint-Rémy-lès-Chevreuse : à la Ferme de Coubertin ;
– aux Ulis : à la Maison de la Presse Les Jardins de Thierry ;
– et en ligne sur le site : www.vraisinstants.com/le-trouver-1/
Journaliste
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