Entretien avec Marie-Alix Molinié-Andlauer, géographe à Télécom Paris
C’est tout l’intérêt de l’écosystème Paris-Saclay : on y rencontre notamment des chercheurs de différents horizons disciplinaires. Ainsi de Marie-Alix Molinié-Andlauer, géographe à Télécom Paris, rencontrée au VivAgriLab, qui se tenait le 16 janvier dernier, à AgroParisTech. Elle a bien voulu nous en dire plus sur ses thématiques de recherche, ses rapports avec le plateau de Saclay. Avec une surprise à la clé…
- Je vous ai rencontrée lors d’un atelier du VivAgriLab. Qu’est-ce qui vous a motivée à y participer ?
Marie-Alix Molinié-Andlauer : J’ai été recrutée en mai 2024 à Télécom Paris pour les besoins d’un projet de recherche qui porte sur le plateau de Saclay. Intitulé SPACIOUS, pour Sciences des Utilisateurs et Participation dans la Conception Urbaine, il vise à étudier l’intérêt d’introduire des données scientifiques dans le cadre d’ateliers participatifs avec des habitants et des usagers. Nous souhaitons voir comment ceux-ci s’en saisissent pour les besoins d’un projet visant en l’occurrence l’amélioration de la signalétique du plateau de Saclay. Au plan scientifique, il s’agit d’évaluer la valeur ajoutée de l’apport de données sur la qualité du débat : concourent-elles à l’enrichir ? À l’apaiser ?
Pour le savoir, il nous faut commencer par récolter des données relatives au territoire. J’ai donc entrepris de me rapprocher de ses acteurs, notamment de Terre & Cité, en m’inscrivant sur la liste de diffusion de sa lettre d’information. C’est comme cela que j’ai eu connaissance de VivAgriLab et que je m’y suis inscrite : à l’évidence, c’était un événement qui permettait de croiser une diversité d’acteurs du plateau de Saclay : des chercheurs, des agriculteurs, des innovateurs, des élus, des habitants, sans oublier des représentants de l’EPA Paris-Saclay. C’était aussi l’occasion de mettre des visages sur des noms de personnes avec qui je n’avais échangé jusqu’alors que par email ou par téléphone.
Et puis, pour la géographe que je suis, il y avait un intérêt pour le thème de cette édition, l’eau sur le plateau de Saclay. Comme cela a été rappelé au cours d’une table ronde de la matinée, ce dernier a nécessité de par la nature argileuse de son sol un important travail de drainage en plus d’avoir été le lieu d’aménagement d’un vaste système de rigoles et d’étangs pour alimenter les fontaines du parc du château de Versailles. Une illustration au passage du fait que le plateau de Saclay est de longue date une terre d’innovation.
Aujourd’hui, dans le contexte de changement climatique, l’eau y représente un enjeu d’une grande acuité avec, comme on le voit déjà, des risques accrus d’inondation et une pluviométrie plus intense. Dans la perspective du projet mené à Télécom Paris, il était intéressant de pouvoir entendre une grande diversité d’acteurs se prononcer sur cette problématique : des agriculteurs, des élus – les acteurs les plus directement impactés -, des chercheurs et des entrepreneurs innovants.
- Des acteurs très divers qui parviennent en outre à débattre d’enjeux aussi sensibles, dans un réel dialogue, malgré les conflits d’usages autour de l’eau…
M.-A. M.-A. : Effectivement, et ce fut d’ailleurs une agréable surprise. Je trouve encourageant de voir que de nos jours, il soit encore possible de discuter dans une écoute réciproque malgré ces conflits d’usage que vous évoquez et dont l’actualité internationale se fait aussi l’écho.
J’ai été aussi agréablement surprise par le public venu nombreux assister aux tables rondes du matin. Les ateliers proposés dans l’après-midi ont été eux aussi très suivis.
- Avant d’en revenir à votre projet, un mot encore sur le fait que vous ayez rejoint Télécom Paris en tant que géographe. On ne s’attend pas à en rencontrer au sein d’une telle école !
M.-A. M.-A. : Précisons que j’y ai été recrutée sur la base d’un contrat de deux ans, financé par la Région Île-de-France à travers la Chaire de recherche Sciences Humaines et Sociales, portée par Pavros Mavros, Maître de Conférences en Ergonomie, Design et Numérique. Notre équipe comprend aussi un psychologue ergonome en la personne de Stéphane Safin. L’un et l’autre étaient intéressés par mon profil de géographe, car ils souhaitaient quelqu’un à même de faire du qualitatif, par un travail de terrain.
De prime abord, eux sont plutôt enclins à privilégier des données objectivées, quantitatives ou statistiques. Pour ma part, j’accorde plus d’importance aux données contextuelles, soit des données relatives à la réalité géographique, paysagère, sensible du territoire – le plateau de Saclay, en l’occurrence -, des données relatives à la population et sa répartition, au patrimoine, à des lieux emblématiques, à des itinéraires de randonnée et de promenade, etc.
- Comment recueillez-vous ces données ? En arpentant le territoire ?
M.-A. M.-A. : Oui, bien sûr. D’ailleurs, c’est la première chose que j’ai faite quand je suis arrivée à Télécom Paris. Je connaissais le plateau de Saclay pour avoir donné des cours à l’ENS Paris-Saclay en 2023. On m’avait alors expliqué comment m’y rendre en RER puis en bus. Cela me paraissait un monde pour arriver jusqu’à cette école ! Cela étant dit, au moment de me rendre à Télécom Paris, je savais au moins comment m’y prendre, même si l’école se trouve dans un autre quartier, celui de l’École polytechnique, de l’autre côté de la N118. Dès lors, j’ai été confortée dans l’idée d’éprouver le territoire : si je voulais le comprendre, il me fallait utiliser les moyens de transport, mais aussi, une fois sur place, m’y déplacer à pied. Force est de constater que c’est encore un territoire en construction. Au risque de vous surprendre, je ferai un parallèle avec un tout autre terrain, celui des Émirats Arabes Unis : il y a six ans, en 2018, je me suis rendue sur l’île Saadiyat, où j’ai passé beaucoup de temps à marcher, de sorte que les gens me regardaient un peu bizarrement – ils sont habitués à se déplacer en voiture même sur de courtes distances. La pratique de la marche n’est guère répandue, quoique les habitudes tendent à évoluer à mesure que la ville se transforme. Toujours est-il qu’une fois arrivée sur le plateau de Saclay, j’ai eu l’impression de me retrouver six ans en arrière, à marcher dans un environnement pas toujours propice à la marche du fait de l’ampleur des chantiers en cours. Cela étant dit, le fait de s’y déplacer en marchant aide à en saisir le potentiel. Certes, on peut être pour ou contre ce projet, mais le plateau de Saclay ne s’en impose pas moins comme un laboratoire proprement fascinant à étudier de près.
- Je me retrouve d’autant plus dans vos propos qu’il se trouve que moi-même je parcours ce territoire par la marche, y compris pour aller à la rencontre des personnes que j’interviewe. Il se trouve aussi que je lis actuellement un livre de l’historien Gilles Montègre, Voyager au temps des Lumières [Tallandier, 2024], qui consacre un chapitre à l’importance que les voyageurs du XVIIIe siècle accordaient à la marche, lui préférant le déplacement en « voiture » à cheval : c’est en marchant, considéraient-ils, qu’on peut saisir des réalités d’un territoire qu’on ne percevrait pas sinon. Je vous vois opiner du chef…
M.-A. M.-A. : C’est tout à fait juste. J’ajouterai que la marche aide à mettre ses idées au clair. Personnellement, je ne peux entreprendre la rédaction d’un texte si je n’ai préalablement marché pendant trois-quarts d’heure – une heure. Et sans écouteur ni autre distraction. Beaucoup de personnes marchent, mais en faisant autre chose : pour elles, la marche n’est rien d’autre que de la mobilité pratico-pratique ; elle n’a guère à voir avec la flânerie et tout ce que cela suggère en termes de connexion avec son environnement.
- À vous entendre, vous prenez le temps d’observer. D’ailleurs, les voyageurs dépeints par Gilles Montègre insistent beaucoup sur l’importance de l’art de bien observer… Mais comment cet art de l’observation est-il conciliable avec la flânerie ?
M.-A. M.-A. : Vous faites bien de poser la question. Si j’aime évoquer la flânerie, je reconnais être aussi de plus en plus critique ou réservée par rapport à cette notion, car rien n’est en réalité plus difficile que de flâner, que ce soit dans nos villes denses ou même en périphérie, dans des zones périurbaines. Notre attention est en permanence sollicitée ne serait-ce que pour des raisons de sécurité liées à la circulation de véhicules motorisés ou ces chantiers que j’évoquais. Difficile donc de parcourir un territoire en flânant pour s’en imprégner.
Cela étant dit, quand je marche, je veille toujours à le faire en sollicitant tous les sens : la vue, bien sûr, mais aussi l’odorat – le plateau de Saclay, pour en rester à lui, compte des zones naturelles, agricoles et forestières – ou encore l’ouïe. Pour le meilleur comme pour le pire. J’encadre actuellement une étudiante de master de l’ENS Paris-Saclay qui travaille actuellement sur les pollutions sonores…
Cela étant dit, ce que je voulais dire en évoquant cette approche multisensorielle, c’est que la connaissance du territoire ne saurait reposer seulement sur des cartes et des photos. Sans quoi on passe à côté de sa dimension sensible. Il ne saurait non plus se réduire à un projet au sens où il est déjà habité par des gens qui le font évoluer aussi, chacun à leur façon. Un territoire est en cela une réalité vivante. Ce qu’on a tendance à oublier, y compris nous autres géographes qui sommes enclins à l’appréhender au moyen de cartes, en surplomb. Certes, ce type d’outil est utile pour éclairer les décideurs, mais il ne faut pas oublier que leurs décisions portent sur une réalité vivante préexistante, qu’elles peuvent donc induire des effets difficiles à anticiper. Pour m’en tenir au plateau de Saclay, on voit la différence selon qu’on l’appréhende au prisme de cartes ou en y marchant : dans ce second cas, on éprouve physiquement ce que signifient les courbes de niveau !
- Mais alors, quelle est, dans votre démarche, la part qui repose sur l’approche méthodique qu’on attend d’une géographe, et la part de sérendipité, autrement dit le fait de vous laisser surprendre par des choses que vous n’aviez pas cherché a priori ?
M.-A. M.-A. : Je pars du principe qu’un chercheur, ça cherche ! Qu’il ne peut donc prétendre savoir par avance ce qu’il va trouver, dire ce qui est objectivement digne d’intérêt et ce qu’il ne l’est pas. Autrement dit, il ne peut prétendre à une objectivité absolue. En revanche, il peut émettre des hypothèses. Il peut aussi mobiliser plusieurs méthodes des plus modélisatrices, formelles, aux plus empiriques. C’est en tout cas ce que j’aime faire. Mes échanges avec des sociologues m’ont permis d’apprendre à maîtriser des approches plus quantitatives, à partir de bases de données, comme l’analyse des réseaux socio-numériques. Mais je les mobilise dans une approche que je veux aussi compréhensive que possible, en procédant à des travaux de terrain : mon carnet à la main, je note tout ce que j’observe, je dessine, je fais des croquis. Cela peut apparaître une manière de faire un peu datée, je vous l’accorde, mais cela reste encore une bonne façon de découvrir un territoire, de le lire. En règle générale, je procède aussi à partir de cartes mentales – des représentations spontanées que les habitants ou usagers se font d’un territoire – une ville, un quartier,… Un exercice que je n’ai pas encore fait dans le cadre de mon projet actuel, faute de temps, mais qui est en réalité au cœur de mes réflexions depuis une dizaine d’années, sur le thème représentation versus appropriation d’un territoire – les manières dont on se le représente et on se l’approprie. Y a-t-il une différence entre ces deux rapports ? Si oui, comment l’expliquer ? C’est le genre de questions que je me pose et auxquelles il serait illusoire de trouver une réponse en soumettant un simple questionnaire aux intéressés. Il me faut d’abord identifier des points d’accroche significatifs du territoire, ce qui en suppose une bonne connaissance, d’en identifier les acteurs,… Ce n’est que par cette approche à la fois quantitative et qualitative, ou sensible si vous voulez, qu’on peut avoir une vision compréhensive du territoire.
- Sous quelle forme sont présentées les données mobilisées dans vos ateliers participatifs ? Sous un format numérique ?
M.-A. M.-A. : C’est l’enjeu d’une autre question que nous nous posons avec mes collègues. Faut-il privilégier ce genre de données ou les mixer avec des documents tangibles, en l’occurrence une carte du plateau, des photos ? Nous sommes en phase de test. Il est donc encore trop tôt pour répondre. A priori, nous mettrons à disposition des données accessibles sur une plateforme à laquelle les acteurs du plateau auront accès. Elles seront aussi disponibles sous forme de cartes avec lesquelles les participants pourront jouer. Une manière de rendre les données plus matérielles, d’aider à leur appropriation.
- Avant d’en venir à l’approche patrimoniale qui caractérise votre démarche, je voulais savoir si en vous attachant à étudier la représentation que les habitants ou usagers se font d’un territoire, vous aviez croisé la notion de solastalgie, un néologisme forgé par le philosophe australien Glenn Albrecht [1), pour désigner la souffrance psychologique qu’éprouvent des personnes devant le spectacle d’une transformation profonde des paysages de leur enfance sous l’effet de causes (l’extractivisme dans le cas évoqué par cet auteur), sur lesquelles elles n’ont aucune prise. Cette notion fait-elle sens pour vous ?
M.-A. M.-A. : Je ne la connaissais pas, mais m’empresse de la noter car, effectivement, au cours d’enquêtes auprès d’habitants, on peut observer ce genre de phénomène. Je pense à celle effectuée par des étudiants en master de design de l’ENS Paris-Saclay, auprès d’habitants du quartier Camille Claudel. Parmi eux, certains disent avoir connu le territoire avant la construction de ce quartier et exprime un attachement au paysage d’alors. Quelque chose de classique, qu’on peut observer ailleurs, notamment dans les territoires confrontés à l’installation de parcs éoliens. Du point de vue de la géographe que je suis, cela illustre le possible décalage de perception selon l’échelle où on se place. À celle d’un habitant, on ne perçoit pas forcément l’intérêt d’un projet d’aménagement pour le territoire ; c’est le plus souvent à une autre échelle, supérieure, celle d’une agglomération voire d’une région que cet intérêt peut apparaître.
- Le fait d’être extérieur au territoire qu’il étudie ne permet-il pas au chercheur de prendre plus de recul ?
M.-A. M.-A. : Extérieur au territoire ? Ce n’est pas tout à fait le cas en ce qui me concerne. Il se trouve que ma famille a été durant un siècle propriétaire du château de Corbeville…
- Incroyable ?!
M.-A. M.-A. : Avant d’être le siège d’un centre de R&D de Thomson-CSF, il avait appartenu à Jean-François Henri Destors, auquel on doit l’aménagement du Canal de l’Ourcq, puis à son gendre Alexis Vavin, qui ne sont autres que mes aïeuls. Ma famille a conservé d’importantes archives et plusieurs tableaux du château. Aussi, quand je suis arrivée la première fois sur le plateau de Saclay, c’est avec tout l’imaginaire lié à ce rapport familial au château. Un imaginaire bien éloigné de ce que je devais découvrir sur place… C’est dire si cette solastalgie dont vous parlez, j’ai pu l’éprouver à un titre personnel…
- Est-ce de cette histoire familiale que vous avez hérité un intérêt pour la question du patrimoine – un intérêt qui vous a d’ailleurs valu d’être sollicitée pour des débats autour du Louvre – pas plus tard que la veille de cet entretien, vous interveniez sur le sujet sur France Culture….
M.-A. M.-A. : Oui, on peut le dire : cet intérêt pour le patrimoine vient probablement de la place qu’il a pu occuper dans la mémoire familiale à travers notamment le souvenir du château de Corbeville. Dès 2014-15, j’avais consacré un mémoire au pont Alexandre III, à Paris, en m’intéressant particulièrement à la dimension symbolique que peut revêtir un tel monument. En l’occurrence, ce pont a été construit pour symboliser l’amitié entre la France républicaine et la Russie tsariste. Il possède d’ailleurs un jumeau à Saint-Pétersbourg, qui y enjambe la Neva.
- Quel rapport faites-vous entre les éléments patrimoniaux du plateau de Saclay et le projet d’aménagement en cours, a priori tourné vers l’avenir ?
M.-A. M.-A. : Les deux ne s’opposent pas. D’ailleurs, des projets d’aménagement de territoire mobilisent des éléments de patrimoine anciens, dans une démarche de réhabilitation et/ou de restructuration. En France, la réglementation y veille tout particulièrement.
Cela étant dit, force est de constater que dans le cas du projet de Paris-Saclay, hormis le patrimoine naturel qui a été mis en exergue, ne serait-ce qu’à travers la ZPNAF, les autres éléments du patrimoine, ceux liés au bâti notamment, sont encore escamotés. Pourtant, ce patrimoine est d’une grande richesse : qu’on songe aux vestiges de la ligne de fortification construite dans les années 1870 avec leurs batteries dont celle de la Pointe. Sans compter ces maisons en meulière, les corps de ferme… Autant d’éléments patrimoniaux qui font le plateau de Saclay et qu’on gagnerait à valoriser davantage sans risquer de passer pour des esprits passéistes ou conservateurs. Un patrimoine n’a pas vocation à rester figé. Au contraire, il est appelé à se transformer au fil du temps, en fonction des évolutions de la société elle-même. On aurait d’autant plus tort de s’en détourner qu’il pourrait faire davantage consensus que la préservation du patrimoine naturel qui, lui, touche à des sujets sensibles comme, par exemple, la question de savoir quelle agriculture on veut promouvoir, ou encore les conflits d’usage liés à l’eau, évoqués au début de notre entretien.
Note
(1) Pour en savoir plus : Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, de Glenn Albrecht, Les liens qui libèrent, 2020.
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